L’équation Bazoum
C’est une contrée dure, aux prises avec des menaces constantes. Mais qui ne manque pas d’opportunités. Dirigée par un chef de l’État qui sort définitivement des cadres traditionnels.
Le voyage au Niger est un moment kaléidoscopique, de contrastes saisissants. Le pays est immense, 1 267 000 km2, deux fois et demie la France. Et largement désertique, avec des paysages de sable et de pierres d’une beauté à couper le souffle. Avec une mosaïque de peuples dont l’histoire est intimement liée à celle du désert, mais aussi à celle de ce fleuve immense, le Niger, le troisième du continent par la longueur, après le Nil et le Congo. Le nouvel aéroport de Niamey (inauguré en juin 2019) est une porte d’entrée fonctionnelle et élégante vers un pays où la vie reste difficile. Mais où les ambitions sont bien affirmées. Niamey s’est imposée comme le carrefour du Sahel. C’est ici que l’on croise « ceux » qui comptent, les Français en pleine réorganisation de leur dispositif militaire, les Américains (et leur impressionnante ambassade), les Chinois, les Algériens, les Turcs aussi qui construisent et investissent à tour de bras. Le Niger, c’est également ce grand voisin du Nigeria, plus particulièrement des États fédéraux du nord, un cousinage renforcé par la présence des deux côtés de la frontière de la culture haoussa. Niamey joue crânement son jeu comme centre de rencontres, de sommets, de forums, favorisant la création d’un réseau d’amitié aux quatre coins de la planète. Les nouveaux hôtels (le Radisson, le Noom, le Bravia, en attendant une éventuelle et largement attendue rénovation de l’historique Gaweye) sont fréquemment surbookés. Le centre international de conférences Mahatma Gandhi tourne quasiment à plein régime.
Malgré cette énergie, et plus d’une décennie de croissance, le Niger demeure pourtant l’un des pays les plus pauvres du monde, avec un revenu par habitant de 600 dollars par an. Et des indices de développement humain qui restent désespérément bas. À cette brutalité des chiffres s’ajoute une menace sécuritaire permanente. Avec l’importation des violences djihadistes venues de pays voisins et la tristement célèbre zone des trois frontières (avec le Mali et le Burkina Faso à 200 kilomètres de Niamey). Malgré l’immensité et la faiblesse des ressources, le pays tient bon, les forces de sécurité sont au front. Et surtout, le dialogue des communautés renforce l’idée d’appartenance à la nation. Dans ce contexte de menaces permanentes, le Niger reste enfin l’une des dernières démocraties de la zone, entouré par des régimes kaki tentés par la fuite en avant, le souveraino-populisme et les alliances avec la milice Wagner.
C’est ce pays sur le fil que dirige depuis deux ans Mohamed Bazoum. Le 2 avril 2021, le président entamait son mandat marquant la première transition démocratique et civile dans l’histoire du Niger contemporain. La première fois qu’un dirigeant sortant, Mahamadou Issoufou, au terme de ses deux mandats constitutionnels, transmettait les clés du palais au nouvel entrant. Un moment historique qui aurait pu… ne pas se passer. Dans la nuit du 31 mars, à deux jours de l’investiture, des coups de feu ont éclaté à Niamey. Une tentative de coup d’État – une de plus pourrait-on dire, dans une nation où les militaires sont constamment intervenus dans la vie politique. La garde présidentielle va repousser l’attaque, les institutions vont tenir. Et la cérémonie d’investiture aura bien lieu, comme si une page de l’histoire était enfin tournée.
Mohamed Bazoum et Mahamadou Issoufou se connaissent bien, ils sont proches. Compagnons de lutte depuis près de trente ans, ils ont gravi les échelons du pouvoir ensemble. Mohamed Bazoum est l’un des membres fondateurs du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS-Tarayya), créé en décembre 1990. Et dès l’élection d’Issoufou en 2011, il devient l’homme clé du dispositif : ministre des Affaires étrangères, puis ministre d’État à la présidence, et enfin ministre d’État, ministre de l’Intérieur, de la Sécurité publique, de la Décentralisation, des Affaires coutumières et religieuses.
UNE RUPTURE SYMBOLIQUE
Le président a peut-être été adoubé par son prédécesseur, mais c’est aussi un homme politique par lui-même. Avec une légitimité personnelle et particulière. C’est un pur produit de la méritocratie nigérienne. Il est né le jour de l’an 1960, à Bilabrine, dans la région de Diffa, près du lac Tchad. Fils d’une famille très modeste, enfant du désert et du Niger indépendant, il a eu la chance, réellement à cette époque, d’aller à l’école à Tesker, puis au lycée de Zinder, avant de finir ses études supérieures à Dakar, où il a obtenu un DEA en logique et épistémologie.
Bazoum est un président de continuité, mais aussi de rupture symbolique. Il est originaire d’une ethnie ultra-minoritaire, les Oulad Souleymane (Arabes originaires du sud-ouest de la Libye). Il n’est pas « noir » de peau, il n’est pas touareg non plus, il n’a pas de fief électoral, ni de troupes régionales. Un cas unique par rapport aux allégeances communautaro-ethniques traditionnelles. Et un pari particulièrement audacieux et moderne. Une personnalité politique « différente » pour cimenter plus encore une nation fragile et composite. L’homme de Bilabrine apparaît comme le point d’équilibre entre toutes les identités du pays, les Haoussas, les Peuls, les Djermas, les Touaregs, les gens des « Nords » et des « Suds »… Évidemment, ce modernisme ne va pas sans controverses nauséabondes. Il n’est pas rare d’entendre ici et là, y compris dans des capitales voisines, que ce président serait trop « clair », libyen, ou encore né « à l’étranger »…
Les choses vont bien au-delà de la symbolique. Mohamed Bazoum connaît la machine de l’État, mais surtout les territoires, les différences, les régionalismes, les groupes, les familles, les liens qui tissent cette immense nation. Il est dans tous ces détails humains et géographiques si cruciaux qui font la spécificité du Sahel. Et qui sont souvent à l’origine des conflits et des irrédentismes. En deux ans, il a imposé un style particulier, assez direct. Le président a le sourire naturel, et parle franchement, sans forcément chercher à arrondir les angles. De la situation économique, des relations avec la France, de celles avec les pays voisins, des questions de sécurité. Il évoque les sujets de société que l’on aimerait plus ou moins enfouir, comme la question de la démographie (le Niger pourrait compter plus de 70 millions d’habitants à l’horizon 2050…) et son corollaire, le triste état de l’Éducation nationale.
Il a pris la mesure du rôle stratégique du Niger, devenu pays incontournable pour la sécurité et la stabilité régionale, du lac Tchad aux rives du golfe de Guinée, jusqu’au Togo et au Bénin. C’est ici que le journaliste français Olivier Dubois et le travailleur humanitaire américain Jeffery Woodke ont été conduits après leur libération – pourtant, le Français avait été enlevé au Mali, en avril 2021. C’est aussi ici que l’on appréhende peut-être le mieux les nuances multiples des populations sahéliennes, les différentes natures du djihadisme moderne, les complexités et rivalités qui animent les groupes armés. Le Mali et le Burkina Faso s’étant auto-isolés, c’est encore ici, à Niamey, que les puissances, la France, l’Union européenne, les États-Unis, redéploient leur dispositif Sahel. Le mot d’ordre global est clair : il faut soutenir le pays, le chef d’État, la République. Il faut que le Niger tienne. Et réussisse.
Les personnalités défilent dans le bureau présidentiel. Comme tout récemment le très francophile secrétaire d’État américain Antony Blinken. Les États-Unis ont une base militaire importante, Air Base 101, en pleine capitale. Et Air Base 201 à Agadez, la plus grande ville du Nord, qui fonctionne comme un centre de surveillance régional équipé d’une flotte de drones, dont les redoutables MQ-9 Reapers.
Mohamed Bazoum et ses proches ne se font pas d’illusions. Le soutien des puissances occidentales est impératif. Mais ce n’est pas Paris ou Washington qui pourront apporter une garantie irréfragable de sécurité et de stabilité au Niger et à sa population. Le pays devra aussi se défendre lui-même. Le président sait que la bataille se joue aussi sur le front du développement et de la gouvernance. Le Niger est pauvre, mais fiable, crédible. Et il a des options. Il bénéficie de la confiance de la Banque mondiale (David Malpass, président sortant de l’institution, était à Niamey fin mars) et des bailleurs de fonds multilatéraux. La production de pétrole s’organise, et l’exploitation d’uranium pourrait connaître une nouvelle vie dans les années à venir. Le Plan de développement économique et social (PDES) 2022-2026 prévoit de porter la croissance annuelle à 9 %. Et de réduire le taux de pauvreté de 43 % à 35 % sur cette période. Lors de la Table ronde des bailleurs, à Paris, début décembre, le Niger a pu mobiliser près de 45 milliards d’euros de la part des partenaires internationaux. Il faudra la capacité de mettre ces exigences et ces ambitions en œuvre. Les cartes sont sur la table.