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L’identité dans la lutte

Par Alexandra Fisch - Publié en février 2017
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Comment naît l’idée « nationale » alors que plus de soixante peuples vivent côte à côte ? L’épisode colonial a ici, comme souvent en Afrique, toute son importance.

Avant d’être une nation, cette terre a été un carrefour auquel se sont retrouvés différents peuples, venus de l’ouest, de l’est et du nord. Ce sont des voisins. D’autres hommes sont arrivés de l’océan, des navigateurs. Dès le XVe siècle, les Portugais débarquent près de Sassandra. Viennent ensuite les Hollandais en 1595, puis les Français en 1637 et enfin les Anglais en 1700. Les Européens arrivent par vagues mais ils ne se fondent pas avec la population. Ils sont là pour commercer, à la recherche de matières précieuses, l’or et l’ivoire. Dans un premier temps ils se limitent aux côtes. Les Français y installent des comptoirs fortifiés : Assinie (ou Fort-Joinville), Grand- Bassam (ou Fort-Nemours), Dabou. Très vite, ils entravent les activités commerciales des royaumes du littoral et provoquent la colère des populations. Les Ébrié attaquent le comptoir de Grand-Bassam en 1843. Au vu de la résistance locale et à cause des mauvaises conditions sanitaires, les Français ferment les comptoirs en 1871.

Cela ne les empêche pas de s’approprier la terre lors de la conférence de Berlin de 1884-1885, pendant laquelle les grandes puissances européennes se « partagent » l’Afrique. La terre inconnue est en effet devenue un enjeu au XIXe siècle, une réserve de matières premières nécessaires à l’incroyable révolution industrielle qui a lieu en Europe. Des expéditions sont lancées pour explorer l’arrière-pays après la conférence. Les Français Marcel Treich-Laplène et Louis-Gustave Binger signent des traités dits « d’amitié » avec les chefs locaux. Ils posent les bornes des futures frontières. Et lorsque les Français proclament la création de la colonie française de Côte d’Ivoire en 1893, c’est un territoire artificiel qu’ils s’attribuent, se partageant l’espace avec les Anglais et les Libériens (la République du Liberia est indépendante depuis 1847). Ils prennent les contraintes du relief comme délimitation : le fleuve Cavally au sudouest, la Volta Noire et la Léraba au nord-est, les monts Nimba au nord-ouest…

En 1893, les Français se disent « maîtres » d’un territoire pourtant insoumis, occupé d’une multitude de peuples.

 

INFINITÉ DE GROUPES, RÉSISTANCES MULTIPLIÉES
 
Cette multitude, c’est à la fois la faiblesse mais aussi la force des futurs Ivoiriens. Comme le reconnaît le gouverneur Gabriel Angoulvant dans ses mémoires, La Pacification de la Côte d’Ivoire. Quand il est missionné pour pacifier et organiser le territoire, il doit se livrer à une véritable conquête. Car les résistances sont puissantes et innombrables. Il le dit dès les premières pages, c’est un « pays morcelé en une infinité de peuplades sans cohésion, et même sans liens entre elles, qu’il s’agissait de conquérir les unes après les autres, sans qu’on peut, hélas ! que le coup frappé sur l’une amènerait la soumission de la voisine ». Entre la fin du XIXe siècle et 1920, presque toutes les régions, tous les villages s’opposent à cette invasion. Les difficultés des Français à coloniser sont réelles : « À dater de la constitution de la colonie vinrent s’ajouter, aux explorations, les premières tentatives d’établissement de notre autorité dans l’intérieur. Celles-ci provoquèrent immédiatement des résistances violentes et opiniâtres », rapporte encore Gabriel Angoulvant.
 
Quelques exemples : l’assassinat de l’administrateur Paul-Marie Poullé en 1893 venu coloniser l’Indénié, les Abouré conduits par leur chef Amangoua attaquant les soldats du colonel Monteil en novembre 1894, la bataille de Thiassalé en 1893 entre les guerriers baoulé et les armées du capitaine Marchand. Dans le Nord, c’est le chef de guerre Samory Touré qui massacre la colonne du capitaine Ménard en 1892 avant d’être vaincu en 1898. Il y a aussi les Abbey qui se mobilisent en attaquant le chemin de fer en 1910. C’est le début d’une guérilla qui va mettre trois mois à être éteinte, décrite ainsi par Angoulvant : « les Abbey insurgés ont détruit, en une vingtaine de points, la voie ferrée, massacré les indigènes étrangers et les voyageurs d’un train descendant ; Agboville est assiégé. » Combien de héros, morts dans des combats acharnés pour protéger leur terre, restent inconnus encore aujourd’hui ? C’est une histoire en fragments, à l’image de ces résistances qui ont laissé peu de traces dans le « roman national ».
 
S’UNIR DANS L’ADVERSITÉ ?
 
Toutes ces forces vives n’ont pourtant pas réussi à repousser l’envahisseur. En 1920, les Français contrôlent tout le territoire ivoirien. Les peuples se retrouvent sous une seule identité : les autochtones. L’ennemi n’est plus le voisin. Cet ensemble est organisé, régi par des lois, des impôts, une structure administrative et judiciaire. Il y a aussi une unité face aux mauvais traitements et au travail forcé. Des infrastructures sont construites, de nouvelles cultures sont imposées : le caféier et le cacaoyer. Le café et le cacao vont jouer un rôle, une « arme » pour acquérir des droits.
 
L’histoire des plantations de caféiers et de cacaoyers est douloureuse. Ces cultures sont implantées fin du XIXe siècle, début XXe. Le café devient rentable vers 1930, quand la variété robusta est introduite. Cela entraîne d’autres migrations internes. Les populations du Nord et du Centre gagnent la zone forestière pour servir de main-d’oeuvre. Le cacao est introduit d’abord dans l’Indénié puis dans l’Agnéby. Sous l’administrateur Angoulvant, il est même imposé par les armes. Les paysans sont battus s’ils ne s’exécutent pas. Dans leur souci de développer ces cultures, de « mettre en valeur » la terre, les Français encouragent les Ivoiriens à posséder leurs propres plantations. Elles créent de la richesse, une élite sociale apparaît, des intérêts commerciaux convergent.
 
Cette élite (ces « évolués » ) se remarque à l’église le dimanche. Dans les cafés, les intellectuels se retrouvent pour échanger autour d’un verre, comme dans le dancing l’Étoile du Sud de Treichville. C’est une élite éduquée dans les écoles de missionnaires, elle possède les « codes » des colons. Et ces intellectuels ne tardent pas à s’organiser en associations et en unions, comme l’Union fraternelle des originaires de Côte d’Ivoire (UFOCI). C’est d’abord l’expression d’une identité nationale construite contre les planteurs étrangers togolais et dahoméens. Ces hommes amenés par les colons pour servir de « cadres » dans l’administration coloniale, et qui considéraient les Ivoiriens comme des Bushmen.
 
La dimension anti-colonialiste apparaît davantage quand est créée en 1934 l’Association de défense des intérêts des autochtones de Côte d’Ivoire (ADIACI). Toujours dans le but de défendre leurs intérêts commerciaux, les planteurs se rassemblent pour créer en 1944 le Syndicat agricole africain (SAA). À sa tête se trouve un jeune planteur également médecin, Félix Houphouët- Boigny. Il devient à l’Indépendance le premier président. La nation naît officiellement. Et pourtant, le sentiment nationaliste était déjà présent, il s’est construit face aux colons sans pour autant être en opposition. Pendant ses trois décennies au pouvoir, Houphouët-Boigny va insister sur la paix, sur l’unité du pays. C’est d’ailleurs l’un des termes choisis pour la devise nationale. Mais peu de figures nationales émergent de l’histoire, comme s’il ne fallait pas faire de l’ombre au « père de la nation » ou froisser les anciens colonisateurs.