L’inspiration et les douleurs
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Avant même d’être en retard, Nneka commence à envoyer des SMS pour s’excuser. Quand elle arrive, cheveux en bataille et sourire gêné aux lèvres, elle affiche la mine effarouchée de la collégienne qui a peur de se faire gronder par le proviseur. Alors que son léger retard n’étonne personne : à Lagos, mégapole de 22 millions d’habitants, c’est celui qui arrive à l’heure qui surprend. D’autant plus, qu’une fois encore, la ville est paralysée par une pénurie d’essence.
Nneka, 33 ans, cherche timidement ses mots, en français. Pourtant elle est en terrain conquis au Jazz Hole, la salle où elle s’est produite la veille. « C’est ici que j’ai donné mes premiers concerts au Nigeria », se rappelle la chanteuse qui croise et décroise ses mains pour apprivoiser sa nervosité. Comme ses textes l’indiquent, notamment la chanson « Lucifer », Nneka appartient à la catégorie « artiste torturée ». Selon elle, le démon lui tend régulièrement des pièges : il lui faut beaucoup de vigilance pour échapper aux traquenards de l’ange déchu. « Je me sens toujours coupable. Si je croise quelqu’un qui a faim ou qui mendie dans la rue, je me crois responsable. Quand je fais des tournées internationales, je me sens aussi coupable car, en voyageant en avion, je contribue à la pollution de la planète » affirme la jolie métisse qui ajoute : « Je me sentais même coupable de faire payer mes concerts. Après tout, le message que je donne m’est transmis par Dieu. Est-ce vraiment acceptable de facturer un message inspiré par le Seigneur ? »
Nneka ne se sépare jamais de sa Bible. Elle l’aide à se tenir à bonne distance de Lucifer. « Lors de mes tournées, je n’ai pas besoin de drogue ni d’alcool pour tenir le rythme. Quand l’on devient célèbre, on voit beaucoup de choses hors normes. Ces pratiques qui vous permettent de se dépasser peuvent aussi vous tuer. Alors moi j’ai pris mes distances », précise celle qui s’est même éloignée de la scène musicale pendant de longs mois. « Je voulais me retrouver, échapper au milieu. J’ai passé du temps à Paris. Seule. Je me suis enfermée dans un appartement de la capitale française à Noël. Je n’avais plus aucun contact… comme une retraite mystique », souligne la chanteuse, qui n’a jamais caché son mal-être existentiel.
Le mot « love » revient de façon obsessionnelle dans ses chansons, et aussi dans son discours. Elle avoue qu’elle a le plus grand mal à le rencontrer, cet amour. « Il faut trouver la bonne distance pour ne pas sombrer dans la folie… J’y arrive progressivement. Je gagne sans doute en maturité », explique la trentenaire, qui ne sait pas vraiment d’où elle est. Bien sûr, elle a grandi à Warri dans le delta du Niger. Une partie de ses racines demeurent là-bas. Mais aussi en Allemagne, le pays d’origine de sa mère, où Nneka a étudié l’ethnologie.
Lorsque son père, un architecte nigérian, se remarie, Nneka est confiée à sa belle-mère qui la force à vendre des oranges dans la rue. Élevée à la dure, elle est fréquemment « corrigée » par sa belle-famille. Loin de sa mère qui a quitté le Nigeria, Nneka se sent mal-aimée. Pour soigner son « spleen », elle prend l’habitude d’écrire des chansons. Ses sources d’inspiration, elle les trouve dans le reggae, l’afrobeat, la soul et le blues. Ses idoles d’hier sont restées celles d’aujourd’hui : Bob Marley, Fela Kuti et Tracy Chapman.
Sa musique se nourrit toujours des styles ayant bercé ses premiers accords de guitare. « C’est encore moi qui écris mes textes », explique la jeune femme qui a elle-même produit son dernier album, My Fairy Tales, sorti fin février en Europe. « Comme ça, c’était plus expérimental. J’ai pu créer mon univers », confesse Nneka qui souhaite se lancer dans une nouvelle expérience. Un album en français. « J’ai passé quelques mois à Paris pour apprendre cette langue. C’est aussi une façon pour moi de communier avec l’Afrique francophone. Je rêve de faire des concerts à Cotonou ou Dakar ». Quand elle ne compose pas, la chanteuse se penche sur le sort des plus démunis. Elle a créé ROPE, une ONG destinée à défendre les enfants et les femmes victimes de mauvais traitements en Afrique. Et s’investit particulièrement dans cette cause en Sierra Leone et au Nigeria.
Chaque jour, à Lagos, l’artiste revenue vivre au Nigeria est confrontée à la difficulté de la vie quotidienne. « Nous avons toujours des problèmes d’électricité. Lorsque j’ai enregistré un album ici il y a quelques années, le groupe électrogène faisait plus de bruit que les instruments. Aujourd’hui encore, c’est pareil », déclare-t-elle. Elle a suivi de près la récente élection présidentielle qui a porté Muhammadu Buhari au pouvoir. « La plupart des Ibos, l’ethnie de ma famille, étaient catastrophés par ce résultat. Mais moi je ne le suis pas. Je pense que le nouveau président peut faire avancer le Nigeria », confie Nneka. La plus grande ville d’Afrique, située au cœur du pays qui possède le plus important PIB du continent, réglera-t-elle cet imbroglio autour de l’électricité ? La chanteuse engagée considère que les espoirs doivent rester… mesurés : « On ne doit pas compter sur le gouvernement. C’est à nous de faire les efforts nécessaires. Dès que j’aurai les moyens de le faire, j’achèterai un panneau solaire », affirme-t-elle. Sa sensibilité écologiste est exacerbée par les ravages observés dans sa région d’origine. Le delta où la lagune empeste le pétrole et où les poissons agonisent dans des flaques huileuses.
Nneka s’engage aussi contre Boko Haram. Une chanson de son nouvel album est consacrée à la secte. « Je n’ai pas peur des représailles. Je dis ce que je pense. Je l’ai toujours fait. Je n’ai pas de raison de changer d’attitude aujourd’hui. » Alors qu’elle passe la moitié de l’année en tournée, en Europe ou en Amérique du Nord, Nneka, un prénom ibo qui signifie « mère nourricière », reste attachée à son pays d’origine. Même si elle est « invivable » ou peut-être parce qu’elle est « invivable », Lagos inspire toujours Nneka la tourmentée, qui cherche des solutions écologiques aux tracas quotidiens.
En ce lendemain de concert, la ville est devenue impraticable en voiture, elle préfère donc se rendre à pied à son prochain rendez-vous. Là elle retrouve son ami Keziah Jones. Un autre Afropolitain décidé, lui aussi, à revenir dans son pays d’origine après avoir vécu en France. Avec lui et d’autres artistes nigérians comme Ade Bantu, Nneka peut communier autour des seules choses qui la rendent vraiment heureuse : la musique et la scène. Cette part d’elle qu’elle essaie toujours de fuir, mais vers laquelle Nneka finit toujours par revenir. Au fond, c’est là qu’elle trouve ce supplément d’âme qu’elle cherche si activement de Lagos à Paris. C’est dans ce refuge musical et uniquement là que Nneka peut faire semblant de croire que sa vie tient encore et toujours du « conte de fées ».