L’ombre du changement climatique
Conjuguer le développement économique et des pratiques agricoles durables s’impose pour préserver les populations, les terres et la biodiversité.
En Côte d’Ivoire, le changement climatique est plus que jamais un enjeu majeur, avec des conséquences concrètes observables au quotidien: périodes de sécheresse prolongées suivies de pluies tardives compromettant les récoltes, température plus élevée que jamais, érosion régulière des sols, montée du niveau de l’eau et biodiversité qui s’efface… Face à cette situation alarmante, en partie causée localement par la déforestation, de nouvelles réglementations voient le jour, visant à protéger les forêts tropicales dans le monde entier, parfois au détriment des populations locales qui vivent de ces cultures. Allier aujourd’hui agriculture durable et développement économique est un équilibre complexe où l’État ivoirien, les agriculteurs, les coopératives, les ONG, les acheteurs professionnels et le consommateur final ont tous un rôle à jouer.
LA LÉGENDAIRE FERTILITÉ DE LA TERRE IVOIRIENNE REMISE EN CAUSE
Les forêts tropicales jouent un rôle crucial à l’échelle de la planète, pour l’ensemble des populations, en agissant comme un puits de carbone, régulant le climat mondial, préservant la biodiversité et fournissant des ressources vitales. Aujourd’hui, leur affaiblissement remet en cause ce rôle, conséquence d’un usage intensif dédié à une agriculture qui répond aux demandes locale et internationale intenses. Depuis 1960, près de 80% de la couverture forestière ivoirienne a disparu, principalement en raison de la déforestation, notamment pour les cultures du cacao, du café, de l’hévéa et de l’huile de palme, qui exigent des surfaces considérables et des sols suffisamment riches pour donner des productions généreuses. Les agriculteurs abandonnent ainsi un sol agricole qui s’épuise, au profit d’une forêt sauvage qui va être rasée pour accéder à son sol riche en nutriments et chargé en carbone, acteurs de la fertilité. Les terres n’étant pas illimitées, le risque est de voir disparaître la forêt et sa fonction vertueuse de réduction des gaz à effet de serre, et d’assister dans le même temps à une baisse des productions agricoles dans un pays qui en dépend économiquement.
En effet, la Côte d’Ivoire a toujours eu un avantage économique considérable en Afrique de l’Ouest, grâce à la fertilité de sa terre. Elle est aujourd’hui remise en cause, et l’avenir économique du pays se jouera très certainement là-dessus. Cet affaiblissement de la fertilité des sols est aussi lié à l’utilisation intensive de phytosanitaires, qui viennent altérer leur qualité et les appauvrissent considérablement.
PRÉSERVER L’ENVIRONNEMENT, PARFOIS AU DÉTRIMENT DELAPOPULATION?
Moderniser les pratiques pourrait permettre aux agriculteurs d’améliorer leurs conditions de travail et le rendement de leurs productions. Il est prouvé aujourd’hui que l’utilisation de pesticides a des conséquences dramatiques sur la santé de celles et ceux qui les utilisent dans les champs, tout en détériorant les sols. Mais pour réduire l’utilisation d’intrants chimiques, il est impératif de passer par des formations à des méthodes plus durables et par l’utilisation d’engrais naturels, innovants. Toutes ces améliorations nécessitent des politiques de proximité et des financements pour accompagner les agriculteurs dans la transition.
Au-delà de la question des pesticides, qui reste encore trop peu abordée– notamment parce que la demande du marché local n’est pas encore sensible aux produits issus d’une agriculture raisonnée, voire biologique–, il reste la question majeure de la déforestation.
Le Ghana et la Côte d’Ivoire ont créé la norme ouest-africaine ARS-1000, qui établit les exigences de bonnes pratiques pour garantir la traçabilité et la durabilité de la filière cacao. Sur le terrain, certaines critiques émergent quant aux processus radicaux de préservation, allant jusqu’au déguerpissement de populations installées aux abords de forêts protégées. L’évidente et légitime volonté de préserver ces zones de la déforestation a parfois des conséquences désastreuses à l’échelle des familles, qui se trouvent chassées sans solution à court terme pour subvenir à leurs besoins primaires.
Ces normes ouest-africaines vont être désormais renforcées par celles de l’Europe, via le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts.
Certains agriculteurs ne pourront plus vendre leur cacao au marché européen, qui interdit à partir du 30 décembre 2024 la mise sur le marché ou l’exportation de produits ayant contribué à la déforestation ou àla dégradation des forêts. Même si les PME auront six mois de plus pour s’y conformer, on peut s’interroger sur la capacité de l’ensemble des acteurs à régulariser leurs pratiques prochainement, pour un cacao importé en Europe qui devra désormais remplir trois critères:
•un cacao «zéro déforestation», c’est-à-dire sans déforestation ou de dégradation après la cut-off date;
•un cacao légal, qui soit en phase avec la législation du pays d’origine;
•un cacao faisant l’objet d’une déclaration de diligence raisonnée.
LE COMPLEXE TISSAGE D’AIDES TECHNIQUES ET FINANCIÈRES DE L’ÉTAT ET DES ONG
L’Union européenne accompagne l’État ivoirien, en travaillant avec le Conseil du café-cacao, à l’élaboration d’un système national de traçabilité. Il semblerait que des avancées aient été réalisées, même si tout ne se fait pas aussi rapidement qu’espéré et bien que certains aspects restent à améliorer. Pour certifier que le cacao acheté ne provient pas d’une zone qui était encore forestière au 31 décembre 2020, la carte qui est développée montrera précisément les zones forestières et les zones déforestées à cette date. Ainsi, grâce aux points GPS, il sera possible d’identifier si un cacao vient d’une parcelle déforestée après le 1er janvier 2021 et, dans ce cas, il ne pourra pas être vendu sur le marché européen. Cette carte a été établie par le BNETD, le bureau national d’études techniques et de développement. Renaud Lapeyre, responsable Côte d’Ivoire de l’ONG Nitidæ [voir interview pages précédentes], estime que la situation est globalement positive: de nombreux planteurs ont été recensés et disposent aujourd’hui de cette carte. Cependant, l’accompagnement doit aussi êtré mené sur le terrain. Il faut davantage de soutiens financier, technique et logistique pour que les ONG ivoiriennes et internationales puissent renforcer la traçabilité et aider les agriculteurs localement.
De nombreuses études s’accordent à dire que les nouvelles réglementations européennes sur la déforestation engendreront des coûts supplémentaires, qui seront majoritairement imputés aux coopératives, qui assureront le suivi de la traçabilité et la lutte contre la déforestation.
Il est donc nécessaire que le secteur privé et les acheteurs de cacao contribuent à ces frais, car les coopératives et les agriculteurs devront s’organiser pour garantir la traçabilité et le respect des nouvelles normes auprès de ces acteurs en particulier.
À terme, c’est aussi une question de société, qui doit interpeller les consommateurs européens. S’ils sont déjà de plus en plus favorables à une consommation locale, ils continuent d’acheter des produits disponibles essentiellement sur les terres d’autres continents, comme le cacao et le café. Une prise de conscience à l’égard de ces produits permettrait d’accepter un prix plus élevé, qui refléterait non seulement la localisation de leur production, mais aussi les conditions équitables pour les agriculteurs. Payer un peu plus pour le chocolat et le café, c’est garantir que ces produits offrent un revenu décent aux agriculteurs et contribuent à la préservation des forêts, bénéfiques à toutes et tous. C’est un engagement pour une économie plus juste et durable, où les bénéfices de nombreuses filières seront mieux partagés.