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La cité des bâtisseurs

Par Elodie Vermeil - Publié en octobre 2021
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NABIL ZORKOT
NABIL ZORKOT

L'urbanisme d'Abidjan reflète les différentes phases de son histoire. Poussée par le boom économique et l'essor démographique inédit qu'elle connaît, « Babi » doit tirer les leçons du passé si elle veut préparer un avenir possible.

Point d’expansion originel de la ville et vitrine emblématique du miracle ivoirien, la commune du Plateau se distingue par sa cohérence architecturale, fruit d’une planification moderniste et fonctionnelle. Coeur névralgique d’une cité blanche ségrégationniste pour l’édification de laquelle plusieurs villages furent déplacés, le Plateau devint par la suite celui de la Côte d’Ivoire indépendante, qui le délesta d’une partie de son bâti colonial, remplacé par d’ambitieuses constructions traduisant l’idéal d’une société moderne capable de soutenir la comparaison avec l’Occident. Dans l’euphorie des « Vingt glorieuses » portées par le binôme café-cacao, rien ne semblait trop beau pour la « Perle des lagunes », et Félix Houphouët-Boigny, président- bâtisseur, s’adjoignit les services de nombreux talents qui contribuèrent à créer ce « Manhattan des Tropiques » au profil si caractéristique. Henri Chomette (Hôtel de Ville, pont Général de Gaulle, complexe Alpha 2000, immeuble de la Société générale…), Pierre Dufau (palais présidentiel), Rinaldo Olivieri et Raymond Aka-Adjo (Pyramide), Bernard Nivet et Robert Boy (immeuble Caistab), Louis Renard et Jean Semichon (Cité administrative, stade Géo André, rebaptisé Félix Houphouët-Boigny en 1964), ou encore Goly Kouassi (immeuble de la BCEAO) furent à l’origine de bâtiments audacieux conférant à la ville des allures de mégalopole futuriste. Béton brut, verre fumé, mursrideaux en aluminium anodisé, faïence, marbre et, partout, une véritable course au ciel, dans lequel la skyline du Plateau semblait inscrire la devise de la capitale conquérante : « Mari semper altior » (« Toujours plus haut que la mer »). « Félix Houphouët-Boigny a toujours projeté le pouvoir comme quelque chose de grand et de sacré, analyse le sociologue Rodrigue Koné. Et l’architecture de l’époque traduit très bien cette vision, notamment le palais présidentiel, en forme de siège royal akan, qui fut érigé en lieu et place de l’ancien palais du gouverneur. Le Plateau concentre un moment de gloire économique du pays et symbolise cette notion de grandeur du pouvoir qui rencontrait les défis de la construction d’une Côte d’Ivoire moderne, au lendemain de l’indépendance. »

FOLIE DES GRANDEURS ET ÉTAT-PROVIDENCE

C’est sans doute depuis l’hôtel Ivoire, à Cocody, que l’on bénéficie de la plus belle vue sur le Plateau, lequel acquit son identité visuelle définitive au début des années 1980 avec l’édification de la tour Postel 2001 (oeuvre de l’architecte libano-ivoirien Pierre Fakhoury, auquel on doit également la basilique de Yamoussoukro) et de l’étonnante cathédrale Saint-Paul de l’Italien Aldo Spirito. De l’autre côté de la lagune, donc, se dresse la seule tour de Cocody (100 mètres), livrée en 1969 par l’architecte roumano- israélien Moshe Mayer. Maître d’oeuvre de plusieurs hôtels de luxe sur le continent africain, il est notamment à l’origine du Ducor Intercontinental de Monrovia, qui avait fait forte impression à Houphouët-Boigny lors de sa visite au Libéria peu après l’indépendance. Avec le bâtiment central (1963), puis le casino, la patinoire et le Palais des congrès, l’hôtel Ivoire compose l’un des plus prestigieux édifices modernes du continent. Symbole des contrastes qui caractérisent le tissu urbain abidjanais, ce « colosse aux pieds d’argile » domine la petite enclave de Blockhaus, un village ébrié qui avait su résister à l’urbanisation quand les paysans qui cultivaient le café et le cacao en bord de lagune étaient expropriés pour dégager le terrain destiné à accueillir le futur complexe hôtelier, à la base du plus ambitieux projet d’aménagement urbain jamais entrepris sur le continent, la « Riviera africaine » : 4 000 hectares, de l’est de Cocody à Bingerville, dévolus à l’édification d’un vaste complexe touristique et commercial, dont la tour Ivoire devait marquer le point de départ. Face aux pressions immobilières de l’époque, le projet finit par être abandonné, ne prenant que partiellement corps dans quelques luxueux complexes, comme le Golf Hôtel et l’Ivoire Golf Club.

DE LA PLANIFICATION AU RETOUR DE L'INFORMEL

Si le faste caractérise l’aménagement urbain des décennies 1960-1970, l’État mène dans le même temps une politique de construction volontariste portée par des organismes comme la Société ivoirienne de construction et de gestion immobilière (SICOGI) et la Société de gestion financière de l’habitat (SOGEFIHA), et le pays est alors à la pointe en matière de logement social. La Société d'exploitation des terrains urbains (SETU) crée des lotissements selon des modèles multilocatifs, et les nouveaux programmes qui sortent de terre, comme l’ensemble des 220 logements d’Adjamé et la Cité des arts de Cocody, font encore référence aujourd’hui. La réponse architecturale cohérente que proposent ces grands ensembles est à l’image de la façon dont est pensée la ville entre 1960 et le milieu des années 1980. À cette époque, la politique d’urbanisation de l’État est essentiellement fondée sur la modernisation et repose sur trois axes : infrastructures, habitat et constructions de prestige. Mais elle s’appuie sur l’hypothèse d’une conjoncture économique favorable…

Aux côtés du Sofitel Hôtel Ivoire se dresse désormais l'ITC, un ensemble de bureaux conçu par PFO Immobilier. PFO AFRICA
Aux côtés du Sofitel Hôtel Ivoire se dresse désormais l'ITC, un ensemble de bureaux conçu par PFO Immobilier. PFO AFRICA

Avec la récession mondiale du début des années 1980, la cité, déjà fortement congestionnée, adopte un nouveau visage. Alors que chacune de ses communes avait une fonction bien définie, Abidjan se voit agréger de nouveaux foyers de peuplement caractérisés par une urbanisation informelle. Au tournant des années 1990, Abobo incarne cette face de la ville qui échappe à toute planification, un « Abidjan populaire édifié avec une architecture par le bas, dont l’État peine de plus en plus à contrôler les espaces et les acteurs, qui imposent progressivement leur manière d’organiser la ville », comme l’explique Rodrigue Koné.

Ce phénomène, aggravé par la crise politico-militaire et l’affluence de nombreux migrants vers la capitale économique, se matérialise par la multiplication de quartiers précaires et de zones d’habitat spontané dans les friches et en périphérie de la ville. On en dénombrait 72 en 1992, contre plus de 130 aujourd’hui, où s’entasserait en tout un cinquième de la population abidjanaise.

Autre conséquence de la crise : le désengagement progressif de l’État de la production urbaine, dans la seconde moitié des années 1990. Si l’initiative de créer des lotissements revient toujours aux autorités, ce sont désormais des opérateurs privés qui exécutent les travaux d’aménagement et assurent l’exploitation des infrastructures publiques. Le programme des « 12 travaux de l’éléphant d’Afrique » (dans lequel figurait le troisième pont d'Abidjan), lancé par le président Henri Konan Bédié en 1995, est représentatif de cette tendance.

Selon Abdoulaye Dieng, président du Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA), « par rapport à tout ce qui s’est construit sur le territoire, les architectes ivoiriens n’ont été impliqués que dans 20 % de marchés ». Ses prédécesseurs à la tête du CNOA, Guillaume Koffi (cabinet Koffi & Diabaté) et Yolande Doukouré (DSY Architectes), estiment « qu'à peine 5 % des constructions érigées dans les villes de Côte d’Ivoire sont l’oeuvre d’architectes locaux ». Une situation en partie liée à la faible proportion de professionnels de ce secteur (moins de 200 pour plus de 28 millions d’habitants, dont 6,5 millions se concentrent dans le seul district d’Abidjan). Le succès croissant d’événements comme le salon Archibat, ou l’ouverture fin 2014 de l’École d’architecture d’Abidjan, permettent d’espérer que les choses s’amélioreront dans les prochaines années.

Pour l’heure, beaucoup de réalisations qui confèrent son cachet à Abidjan sont des commandes de l’État. Signe des temps et d’un certain « façadisme » caractéristique de la Perle des lagunes, on décompte également de nombreux projets privés, comme des sièges de banques (Ecobank, Bridge Bank, Versus Bank), des grandes entreprises ou institutions (Patronat, port autonome d’Abidjan, Conseil national de l’ordre des architectes…), des centres commerciaux (PlaYce), des programmes de haut standing (complexe immobilier Green, résidences Chocolat) ou encore des hôtels d’affaires (Radisson Blu, Azalaï, Onomo…).

À quelques exceptions près (cabinet Koffi & Diabaté, groupe PFO Africa…), les architectes locaux sont plus souvent sollicités dans le cadre de commandes privées (logements individuels et villas de luxe), alors que leur expertise pourrait être mise à profit pour mieux penser la ville de demain, à travers des problématiques liées à l’ADN typiquement africain d’une cité qui, bâtie selon des logiques d’organisation de l’espace purement occidentales, semble parfois avoir été conçue pour d’autres que ceux qui l’habitent. Une nécessité d’autant plus impérieuse que, d’après les projections, Abidjan devrait atteindre environ 10 millions d’habitants d’ici 2040, tandis que deux Ivoiriens sur trois vivront dans un centre urbain en 2050.

D’après ONU-Habitat, 80 % des bâtiments qui seront habités en 2050 en Afrique ne sont pas encore construits. Cela laisse donc une chance aux autorités et aux différents opérateurs du cadre bâti de s’approprier les problématiques inhérentes à l’évolution de la cité africaine moderne dans un contexte de plus en plus mondialisé.

Les 12 travaux d’ADO

L’intense politique de construction menée par le président Ouattara au lendemain de la crise postélectorale visait à améliorer l’accès des populations aux infrastructures et services de base, afin d’impulser la relance économique de la Côte d’Ivoire. Symbole de la « mise en chantier » du pays, le troisième pont d'Abidjan a été officiellement inauguré le 16 décembre 2014 : non content de considérablement fluidifier la circulation, le pont Henri Konan Bédié fait aussi office de trait d’union métaphorique entre le Père de la Nation et Alassane Ouattara, qui revendique son héritage de bâtisseur. En un peu moins de dix ans, environ 400 chantiers ont été lancés ou achevés. Une opération de « toilettage national », qui alterne entre restauration du patrimoine, édification de nouveaux bâtiments et grands travaux d’infrastructures, avec la contribution d’opérateurs de tous horizons : PFO Africa (qui a notamment en charge la construction de la tour F de la Cité administrative au Plateau, destinée à être l’une des plus hautes du continent), le groupe togolais Dennis (gare routière d’Adjamé), ou encore l’agence marocaine Marchica (aménagement de la baie de Cocody). La mue sans précédent d’Abidjan, et de plusieurs villes de l’intérieur comme Bouaké et Korhogo, ne doit cependant pas faire oublier les divers enjeux liés au développement. Parmi ceux-ci, la mobilité urbaine, pénalisée par l’accroissement quasi quotidien de la cité et dont « une amélioration de l’ordre de 20 % pourrait accroître la croissance économique du pays d’au moins 1 %, avec des gains proportionnellement plus élevés pour les plus démunis », selon la Banque mondiale. La pauvreté persistante, associée à une pression démographique qu’aucun plan d’urbanisation n’est parvenu à absorber, constitue également un défi de taille. Des solutions existent (politique de décentralisation adéquate, autonomisation des collectivités locales, interconnexion routière, transfert de la capitale à Yamoussoukro…), mais leur mise en oeuvre implique une concertation et une coopération accrues avec les professionnels de la fabrique de la ville, afin de développer une nouvelle méthodologie urbanistique qui permettrait de mieux intégrer l’humain dans l’urbain.

La Pyramide, belle abandonnée…

Bien qu'en piètre état, cette pépite brutaliste pourrait bientôt renaître de ses cendres.

En grande partie vide, état délabré, réhabilitation prévue depuis 2011, avenir incertain. Mise à jour 2020 : la Pyramide est toujours à l’abandon et dans un état de délabrement avancé », peut-on lire sur le site Sos.brutalism.org, qui répertorie les ouvrages d’art issus de ce courant architectural très en vogue dans les années 1950-1970, et qui milite pour leur préservation. De fait, c’est une balade hors du temps qu’offre la Pyramide à ceux qui poussent la curiosité jusqu’à oser quelques pas entre ses murs. Vestige esquinté des glorieuses années du « miracle ivoirien », l’édifice semble avoir été soudainement déserté au détour de quelque cataclysme. Décor digne d’un film postapocalyptique où la nature a progressivement repris ses droits, mini-Pompéi tropicale figée sous des strates de poussière, de verre brisé, de papier, de mousse, de contreplaqué et d’artefacts divers et variés attestant de ses occupations successives et plus ou moins légales, ce bâtiment, autrefois véritable fierté nationale, ne voit plus passer que quelques marginaux dont la plupart ne s’aventurent guère au-delà de son rez-dechaussée. Il fut pourtant un temps où l’on se rendait le coeur en fête dans ce centre commercial qui vous coupait du monde avec ses panneaux en aluminium faisant office de brise-soleil et dont les tout premiers escalators du pays, empruntant la forme de tunnels ouverts, vous plongeaient dans une ambiance de film de science-fiction. Le lieu accueillait des bureaux et habitations, mais aussi des points de restauration, des magasins appréciés du Tout-Abidjan (dont Sun Music, seul commerce où l’on trouvait des instruments de musique et des CD) ou encore l’École française des attachés de presse (EFAP).

Dans les années 1970, le surprenant bâtiment était un lieu très couru. DR
Dans les années 1970, le surprenant bâtiment était un lieu très couru. DR

GRANDEUR ET DÉCADENCE

Conçue par l’architecte italien Rinaldo Olivieri avec le concours de son homologue ivoirien Raymond Aka-Adjo et construite entre 1968 et 1973, la Pyramide, qui propose une version brutaliste d’une halle de marché africain, se distingue comme l’un des premiers édifices de grande hauteur du Plateau (15 étages pour environ 60 mètres de hauteur). Indissociable de l’identité du quartier administratif, cette impressionnante structure de béton brut, qui dénote aujourd’hui encore par son avant-gardisme, se voulait en son temps le reflet d’une certaine vision : celle d’un État développementaliste soucieux de s’affirmer dans le concert des nations, au lendemain des indépendances. Elle traduit également la conception typiquement houphouëtienne de grandeur rattachée au pouvoir et à ses manifestations, que l’architecture ostentatoire de l’époque retranscrit avec éloquence dans les deux capitales ivoiriennes, Abidjan et Yamoussoukro. Il n’est d’ailleurs pas anodin que sa réhabilitation ait été annoncée en 2011 peu après l’accession au pouvoir d’Alassane Ouattara, qui revendique l’héritage de bâtisseur du « Vieux ». Progressivement désertée à partir des années 1990 en raison de son inadaptation au contexte local (des surfaces locatives trop petites, une importante consommation d’énergie et des frais de maintenance intenables ayant rapidement entraîné la dégradation des locaux) et du développement d’autres zones commerciales plus attractives (comme celles de la Zone 4), la Pyramide, à l’image d’un Plateau vieillissant, a commencé à décliner en même temps que le pays sombrait dans le cycle des crises à répétition, se repliant peu à peu sur ses mystères et ses secrets. Tour de Babel emblématique, elle a alimenté, et continue d’alimenter, bien des fantasmes : nid de bandits – elle aurait notamment servi de point de repli aux membres de la galaxie patriotique délogés de la Sorbonne –, zone sinistrée infestée d’amiante et bardée de branchements anarchiques, réceptacle officieux des archives du ministère de la Justice, haut lieu de fêtes clandestines et autres réunions interlopes…

Entre légendes urbaines et réalité prosaïque, l’immeuble s'efface lentement dans l’imaginaire collectif des habitants de la ville, qui n’y prêtent plus qu’une attention distraite. Symbole d’un temps révolu, elle n’évoque désormais qu’un vieux bâtiment déglingué et sans intérêt aux jeunes générations, alors que celles qui les précèdent sont depuis longtemps passées à autre chose, même si les amoureux d’urbanisme et d’architecture l’assimilent à une petite Tour Eiffel. En 2010, les services de l’Office national de la protection civile concluent qu’elle constitue un danger pour les populations et la Société de gestion du patrimoine immobilier de l’État (SOGEPIE) ordonne l'évacuation de ses occupants. En juin 2015, un incendie se déclare dans les étages supérieurs et le bâtiment est officiellement déclaré insalubre. Il est même un temps question de le raser, mais contre toute attente, la décision de sa rénovation est officiellement entérinée en conseil des ministres quelques mois plus tard, peu avant la réélection d’Alassane Ouattara. Parmi la dizaine de projets composant la feuille de route du ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme, sa réhabilitation et son exploitation sont censées « contribuer à la modernisation et au développement cohérent de la commune du Plateau ».

Néanmoins, ce chantier, qui « consiste à réhabiliter tous corps d’état du bâtiment dans le cadre d’un partenariat publicprivé » et dont la mise en oeuvre a d’abord été estimée à 18 milliards de francs CFA, puis à 30 milliards, semble davantage tenir de la noble intention que d’une réelle priorité pour les autorités, et la tour F de la Cité administrative sortira sans doute de terre avant que la relique délaissée ne renaisse de ses cendres. Les possibilités d’aménagement et de mise en valeur, favorisées par l’emplacement idéal du bâtiment, sont pourtant nombreuses (on pourrait tout à fait y installer un centre de promotion, un office du tourisme, des galeries d’art, un musée dédié à l’histoire du Plateau, de nouveaux commerces, un hôtel…), et l’on a vite fait de rêver d’une Pyramide réinventée. Mais pour l’heure, et malgré sa valeur patrimoniale unique, cet immeuble livré à luimême est devenu un simple point de repère pour s’orienter dans le quartier des affaires.