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Yasmina Khadra

« La fi ction me préserve de l’affl iction du réel »

Par - Publié en octobre 2015
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Par Loraine Adam 

Yasmina Khadra, Mohammed Moulessehoul pour l’état civil, est bédouin, ex-officier et grand rêveur. Sa plume fertile, aussi rare que singulière, est à la fois classique dans son style et moderne dans le choix de ses thématiques. L’auteur des Hirondelles de Kaboul (2002) et de Ce que le jour doit à la nuit (2008) est un poète de la prose, capable d’écrire un roman en trois semaines, comme cela a été le cas pour son nouvel opus, La Dernière Nuit du Raïs (éd. Julliard). Cet ouvrage, qui a fait l’objet d’une sortie mondiale dans dix pays, sera très prochainement publié dans le monde arabe.

 
Militaire de carrière, ce Parisien d’adoption né dans le Sahara algérien, à Kenadsa, d’un père infirmier puis officier de l’Armée de libération nationale (ALN) et d’une mère nomade, a pris sa retraite en 2000
avec le grade de commandant après trente-six années de service. Dès 1984, il écrit des romans sous son vrai nom, avant que la censure militaire ne l’oblige à opter pour la clandestinité pendant onze ans. En 1997, Morituri, paru en France, le révèle au grand public sous le pseudonyme de Yasmina Khadra, composé avec les deux prénoms de son épouse. « Tu m’as donné ton nom pour la vie, je te donne le mien pour la postérité », lui dira-t-elle.
 
Aujourd’hui, à 60 ans, son oeuvre prolifique et bouillonnante est composée de 23 ou 25 livres (il ne sait pas exactement) vendus à des millions d’exemplaires. Écrite en langue française, elle est traduite dans 45 pays et adaptée au cinéma, au théâtre, en bande dessinée, en chorégraphie… Il rédige aussi de nombreux scénarios pour la télévision et le cinéma, mais garde le secret sur ses futurs projets dans un sourire malicieux.

AM : Quelle est la force de votre écriture ?
Yasmina Khadra : Écrire est une façon de participer à l’effort commun, une utilité d’ordre publique, une belle manie, celle de dépoussiérer les passerelles qui existent entre les peuples, les cultures et les mentalités. Si mon écriture disposait d’une force, cette dernière ne pourrait résider que dans la nécessité de donner le meilleur de moimême. J’aime écrire, c’est-à-dire partir vers les autres, partager avec eux une part de mes rêves et un peu de mon plaisir, et participer ainsi à l’effort commun.
 
Vous avez réalisé votre dernier roman en trois semaines, quelle était l’urgence ? 
J’écris très vite et beaucoup de choses différentes en même temps, mais il n’y a pas d’urgence quand je le fais et il n’y en a jamais eu. Le roman était conçu dans ma tête depuis deux ans. Son écriture n’a
fait que mettre sur papier ce que j’avais déjà imaginé et structuré. Je veux construire une oeuvre et mériter mon lectorat. J’ai cette chance d’avoir une audience encourageante et j’essaie de mettre à la disposition de ceux qui me lisent ce que je crois savoir et ma façon de voir le monde. Notre époque m’interpelle, je tente de la comprendre, d’apporter un minimum d’éclairage sur les angles morts
du paysage politico-culturel qui chahutent les rapports humains. J’ai une double culture, occidentale et araboberbère, une certaine expérience sur le terrain aussi. Je tente d’aider les uns à mieux comprendre les autres. Je peux aborder n’importe quel sujet, n’importe quel univers – sauf celui de la science-fiction – et l’investir avec beaucoup de sérénité. La littérature est ma patrie, mon refuge, mon
ascèse. La fiction me préserve de l’affliction du réel, protège mes espoirs et mon amour pour les gens.
 
La Dernière Nuit du Raïs raconte à la première personne les dernières heures de Kadhafi. Vous n’êtes jamais allé en Libye et n’avez croisé l’ex-dictateur qu’une seule fois, lors d’une visite officielle en Algérie. Pourtant tout semble vrai…
Flaubert disait : « Tout ce que nous inventons est vrai. »
C’est la magie de l’écrivain. J’avais peut-être une légitimité quelque part à m’emparer du Guide libyen. Je suis d’origine bédouine, né au sein d’une tribu dans le désert, et je suis Maghrébin, arabo-berbère et musulman, comme lui. Kadhafi ne m’était pas totalement étranger. Par ailleurs, il correspondait au personnage littéraire qui m’importait. Je voulais écrire une tragédie et il s’y prêtait parfaitement.
Rien n’a vraiment changé depuis Sophocle. Les mêmes drames et les mêmes absurdités nous racontent, comme si chaque génération réclamait sa part de tragédie. Rien ne nous instruit, tous les
cataclysmes qui nous ont bouleversés au fil des âges n’arrivent pas à nous éveiller à nousmêmes. Pour moi, Kadhafi est l’enfant du roi Lear, d’OEdipe, d’Antigone. J’ai d’ailleurs construit mon texte sur le
principe de la règle des trois unités : lieu, action et temps. J’ai voulu, avant tout, que ce soit une oeuvre littéraire avec sa langue, ses envolées, ses fulgurances et son inventivité. Il existait un intérêt
véritable pour ce personnage. Il est mort sans qu’on l’entende s’expliquer sur son règne et sur ses crimes. Le roman tente de combler cette lacune.
 
Êtes-vous un auteur engagé ?
Je ne suis pas un auteur engagé. Seuls ceux qui sont physiquement sur le terrain et qui partagent la misère du monde le sont vraiment. Moi, j’ai déjà ma misère et mes combats. Je suis un romancier qui tente de mériter son lectorat. Certes, je ne suis pas inattentif à ce qui se passe autour de moi. J’écris pour raconter les hommes, leurs miracles et leurs martyrs, leurs joies et leurs peines, leurs rêves et leurs désillusions. Je n’aime pas l’injustice, les humiliations, les manipulations ni les lynchages. Mon écriture se voudrait saine, profondément humaine. Si elle parvient, par endroits, à être utile à quelque chose, cela me rassure et me rend fier.
 
Vous avez eu des mots durs à propos du printemps arabe…
On m’a beaucoup reproché le peu d’optimisme que j’affichais lors du printemps arabe. Bien sûr, j’étais ravi de voir les peuples renverser la tyrannie, mais j’étais préoccupé aussi par cette colère légitime et spontanée en me demandant si elle avait des suites dans les idées. Je savais déjà, non par extralucidité mais en simple connaissance de cause, que cela allait déboucher sur la pagaille et le chaos. C’était même évident. On ne peut pas du jour au lendemain renverser une tyrannie et instaurer la démocratie, sauf si l’on a des personnages assez forts et convaincants pour rassembler tout un peuple autour
d’un idéal salutaire. Or, ce n’était pas le cas, il n’y avait ni feuille de route, ni projet de société probant. Il y avait juste de la colère qui a fini par s’essouffler, laissant place à des opportunistes sans foi ni loi. Les peuples doivent revoir leur copie et imposer leur volonté aux milices et aux aventuriers qui s’adonnent à la dévastation du pays. L’indignation est un aveu de faiblesse.
 
Après l’indignation, quel est le prochain pas ?
Il faut commencer par condamner l’indignation sélective. Nous sommes face à un ennemi commun. La solidarité en devient impérative. Elle ne doit pas s’arrêter à déplorer la perte de nos proches et de nos compatriotes. Toutes les victimes sont égales, et aucun mort n’est plus important qu’un autre. Quand on l’aura compris, on pourra peut-être faire quelque chose. Il faut avoir un idéal humain
commun qui serait la paix dans le monde entier. Tous les peuples n’aspirent qu’à la quiétude. Chaque famille voudrait garder les siens, les voir grandir tranquillement, aller à l’école, au travail, puis à la retraite, gentiment. Or, les amalgames supplantent la raison aujourd’hui. La haine des barbares rejoint celle des « offensés », et la lucidité se laisse supplanter par la peur et le déni de l’autre. 
 
En quoi êtes-vous optimiste ?
Il y a des agitations, des conflits, des frictions, c’est normal. Le monde est imparfait. Ni les prophéties ni les poètes ne sont parvenus à nous assagir. Là où l’on érige des stèles, d’autres échafaudent des gibets. Tel est l’équilibre des choses. Si je demeure optimiste, c’est parce que l’humanité a toujours réussi à surmonter les cataclysmes et les guerres. L’histoire nous prouve que la barbarie
est faite pour être vaincue. Il suffit de ne pas baisser les bras, de prendre son destin en main. Je crois dans la conscience, même si elle est marginalisée, vilipendée, dépréciée. Nous traversons une époque où les apparences triomphent des réalités. L’image prime sur la conviction, la cuistrerie dame le pion à l’érudition. Cependant, rien n’est tout à fait falsifié ou perdu. L’humanité saura survivre à ses
propres défauts et recouvrer dans la foulée ses vertus et les valeurs qui lui ont permis d’accéder à la rédemption. Le bon sens a toujours triomphé, s’il est malmené aujourd’hui, il ne cède pas. C’est dans
sa résistance que résident ses miracles.
 
Vivre en France, est-ce pour vous une forme d’exil ?
Mon plus grand lectorat est en France. Je me sens parmi les miens. Sans lecteurs, l’écrivain n’est que lettre morte. Ce sont mes lecteurs qui me donnent la force de continuer d’aimer et de croire. Bien sûr, l’Algérie reste très chère à mes yeux. Je compte y retourner finir le reste de mes jours. Je suis comme un saumon. Le vertige des océans ne me fait pas oublier la quiétude de ma rivière natale.
 
Pourquoi vous êtes-vous présenté, en 2013, à l’élection présidentielle de votre pays ?
Pour ne pas me contenter d’écrire. Je tenais à aller sur le terrain même de la contestation, dire au régime qu’il est temps de laisser la place à d’autres conceptions de l’avenir. Je n’ai nullement envie de devenir président. Je n’ai fait que pousser à son paroxysme mon devoir citoyen. Je suis très bien en écrivain. Je suis libre et heureux et je ne décide du destin de personne. Les Algériens ont souffert durant des siècles. C’est un peuple magnifique et attachant qui mérite sa part de bonheur. Je suis triste de le voir se fossiliser dans le stoïcisme et le renoncement. Il n’a pas le droit de baisser les bras après tant de morts et de sacrifices.