La France au temps
du «rassemblement»
Au moment où ces lignes sont écrites, nous n’avons pas encore les résultats du second tour des élections législatives anticipées (7 juillet), provoquées par la dissolution de l’Assemblée, elle-même successive à la Bérézina des élections européennes pour la majorité présidentielle. On ne cherchera plus à comprendre quel calcul alambiqué a pu pousser Emmanuel Macron à dissoudre, dans la foulée d’une lourde défaite, sans préparer ni mobiliser ses troupes, au début des vacances d’été, et à quelques semaines des Jeux olympiques…
Quoi qu’il en soit, le calcul a mal tourné… L’extrême droite est aux portes du pouvoir. Et l’affaire aura abouti à la quasi-dissolution d’Emmanuel Macron lui-même. Comme le disent les Américains, il devient un «lame duck », un canard boiteux, inéligible et condamné à d’incessantes manœuvres pour exister dans une forme ou une autre de cohabitation. Ses amis et alliés préparant activement sa succession…
Grâce aux désistements républicains, la victoire du Rassemblement national sera peut-être relative en nombre des sièges. Mais ce sera probablement le premier parti de France. Marine Le Pen est une vraie femme politique. Elle a acquis de l’expérience, engageant avec habileté l’opération respectabilité. Elle tient à elle toute seule un parti pauvre en ressources humaines. Ses chances de devenir présidente sont réelles.
Le Rassemblement national n’est pas un parti comme les autres. C’est un parti d’extrême droite. Ses racines remontent à l’affaire Dreyfus, aux ligues nationalistes des années 1930, au régime de Vichy, aux théoriciens de la collaboration. Un parti né de Jean-Marie Le Pen et de ses outrances. Un parti aux fondements identitaires et antisémites qui a fait des immigrés, des étrangers, des Arabes et des Noirs surtout, les boucs émissaires de toutes les crises, qui acte la différence entre Français «de souche» et Français «de papier». Un parti qui assume son antiparlementarisme, son autoritarisme, son mépris des limites constitutionnelles. Un parti masculiniste, anti-avortement, anti-minorités sexuelles, pro-famille au sens conservateur du terme. C’est consternant, mais une partie non négligeable de Français s’y retrouvent, obsédés par les questions sécuritaires, par la peur de l’Autre (en particulier musulman) et du déclassement social.
La France, pourtant, reste le pays occidental où l’adaptation sociale du libéralisme est allée le plus loin, avec une redistribution massive des richesses par l’impôt et par un système unique de Sécurité sociale. C’est le pays de l’Union européenne qui a le mieux négocié sa sortie de la pandémie du Covid, et donc l’économie se modernise plus rapidement qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni. La «victoire» du Rassemblement national souligne l’échec retentissant de ce modèle, perçu comme une machine élitiste, destructrice d’identité.
Sans contre-offre crédible, le coût pour la France sera très lourd. Les boucs émissaires ne régleront pas la question de la sécurité ni celle de l’immigration. Les plans fumeux de redressement économique ne permettront pas de désendetter la France. Les marchés financiers vont jouer l’échec du pays. Les universités et la recherche vont souffrir de la fermeture de l’accès aux étrangers. Des pans entiers de l’économie (le tourisme, le bâtiment, le commerce, etc.) ne pourront plus compter sur ces petites mains venues d’ailleurs qui font tourner la machine (on l’a vu lors de la pandémie du Covid). La construction européenne, si précieuse, va entrer en crise. La question des accointances avec la Russie va dominer l’agenda. Il n’y aura plus véritablement de politique crédible vis-à-vis des Suds globaux, du Maghreb, de l’Afrique.
La bataille n’est pas forcément perdue. Près de sept Français sur dix n’ont pas voté Rassemblement. Les millions de binationaux expriment leur attachement à la République. La France, c’est aussi un pays réactif par son histoire, sa complexité ethnique, culturelle, religieuse. C’est le pays de l’universalisme, du siècle des Lumières, de la pensée révolutionnaire, de la résistance face à l’occupation et à la collaboration, de la thématique «liberté, égalité, fraternité». Il y aura des contre-feux, avec des radicalités à gauche. Mais aussi via les syndicats, les collectifs, une partie de la presse, de la justice, des jeunes, le monde de la culture. La main du RN ne sera pas facile.
En tout état de cause, la France va basculer dans un cycle long de crise politique, avec en ligne de mire la mère de toutes les batailles: l’élection présidentielle de 2027. Dans… trois ans! Ça va être très long. Mais la bataille en vaut la peine.