Aller au contenu principal
Editos

La guerre sans fin

Par Zyad Limam - Publié en novembre 2023
Share
Un bombardement israélien sur la bande de Gaza, le 29 octobre dernier, vu depuis Sdérot, ville proche de la frontière. FADEL SENNA/AFP
Un bombardement israélien sur la bande de Gaza, le 29 octobre dernier, vu depuis Sdérot, ville proche de la frontière. FADEL SENNA/AFP

Le 7 octobre est une tragédie et un massacre. Un traumatisme immense pour Israël et pour le monde juif. Des centaines de victimes, civils, soldats, policiers. Des otages. Une attaque menée par le Hamas, stupéfiante, inimaginable, au-delà des murs de Gaza, au-delà des murs du blocus. Une rupture stratégique, profonde, un changement du cours de l’histoire. Une faillite stratégique, sécuritaire et militaire pour l’État hébreu et son système imprenable de défense. Des vies brisées, des jeunesses volées. Et rien ne sera plus comme avant.

La réponse d’Israël, la nouvelle guerre de Gaza, est une tragédie et un massacre. De grande ampleur. Le blocus total de l’enclave. Des bombardements massifs incessants, d’une violence inouïe. Une ville rasée. Des gens qui meurent de tout. Des missiles, de la faim, de maladies, d’amputations sans anesthésie. Avec des milliers de victimes, dont des milliers d’enfants. Des images insoutenables, pires que celles que l’on a vues tant de fois dans le passé. Le chaos qui guette. La stratégie du Hamas a ouvert la porte de l’enfer. Des vies brisées, des jeunesses volées. Et rien ne sera plus comme avant.

On peut parfaitement comprendre le droit d’Israël à se défendre. Mais la défense implique une stratégie, et pour tout État qui se dit démocratique le respect de principes minimaux. S’il faut « détruire » le Hamas, faut-il faire la guerre de cette manière, en brûlant tout sur son passage, en décimant les civils, hommes, femmes, enfants, en envoyant ses avions pilonner les vivants, en coupant l’eau, l’électricité, le téléphone, en tuant aussi les journalistes et leurs familles ? Où est la stratégie, s’il y en a une ? Où sont les buts raisonnables de guerre, s’ils existent? La vengeance d’un État surpuissant, soutenu par des pays surpuissants, sur une population sous blocus, sans défense, est-elle légitime ? « Moralement » acceptable ?

Oui, le Hamas et sa branche armée utilisent des méthodes terroristes, comme l’ont montré les attaques du 7 octobre. Mais le Hamas, c’est aussi une idéologie, un référent religieux puissant, une organisation disséminée aux quatre coins du monde, des réseaux. Le Hamas est l’une des incarnations du nationalisme palestinien, et en tant que tel, il sera difficile de tout simplement l’éradiquer. Mais le Hamas, ce n’est pas toute la Palestine, ce n’est pas toute son histoire.

Ne pas prendre en compte la tragédie de ce peuple, ne pas prendre en compte plus de sept décennies d’ordre colonial et de dépossession, ne pas prendre en compte le refus avéré d’un État viable et indépendant, refuser toute discussion sur le statut de Jérusalem, accepter le non-droit, le quasi-apartheid, le vol des terres et des maisons, la justice et l’ordre militaire, ne jamais prendre en compte la réalité du problème des réfugiés (depuis 1948, et qui sont aujourd’hui près de 6 millions...), c’est passer volontairement et rationnellement à côté de l’essence même du conflit. L’idée de Palestine existe. Elle s’impose.

Et d’ailleurs, pendant que l’armée israélienne bombarde Gaza sans relâche, les colons de Cisjordanie, soutenus implicitement ou directement par la police et l’armée, et dans le silence assourdissant des grandes puissances amies et alliées, mènent une politique de harcèlement des populations, d’appropriation des terres et des maisons, avec des crimes avérés sur des civils sans défense. L’armée est entrée dans les camps de Jénine, haut lieu de la résistance en Cisjordanie.

Aujourd’hui, Israël existe. C’est une nation puissante, développée, riche, une puissance scientifique, technologique, militaire et nucléaire, un pays enviable à plus d’un titre, reconnu par le monde entier ou presque, y compris par de nombreux pays musulmans et arabes.

Aujourd’hui, la Palestine n’existe pas. Le concept est en miettes. Une nouvelle génération de Palestiniens arrive, la troisième ou la quatrième depuis 1948, elle sera nourrie par le deuil, l’occupation, la violence. On se rappelle ce que Gandhi disait: «An eye for an eye makes the whole world blind» («Œil pour œil, et le monde finira aveugle»)...

Aujourd’hui, nous voilà avec un Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahou, devenu l’emblème du monde libre, un responsable pourtant visé par de multiples enquêtes judiciaires pour corruption, leader d’un gouvernement d’extrême droite décidé à mener une politique coloniale et d’éviction, décidé à saper les fondements constitutionnels de l’État de droit de son pays, chef d’un gouvernement et d’un appareil militaire responsables par aveuglement de la débâcle sécuritaire du 7 octobre. Et qui appelle à la vengeance, parsème ses discours messianiques d’auto-prophéties apocalyptiques et bibliques. Voilà un homme dont toute la carrière politique aura été de rendre impossible la création d’un État palestinien, un leader dont l’objectif aura été d’éteindre toutes les voix palestiniennes raisonnables, celles du compromis historique. En allant jusqu’à soutenir indirectement le Hamas, manière la plus efficace d’empêcher la création d’un État palestinien... Ses déclarations sur le sujet sont quasiment publiques.

L’onde de choc des dernières semaines est mondiale. La Palestine est redevenue un sujet central. Dans les pays musulmans, la colère des peuples menace la stabilité des régimes. Dans les Suds globaux, les opinions se fédèrent autour d’un conflit perçu comme essentiellement colonial. Et qui s’inscrit dans cette vague historique de remise en cause de la toute puissance de l’Occident, dont Israël est un membre stratégique. De contestation de cet ordre mondial hérité de la colonisation et de la Seconde Guerre mondiale. L’alternative possible au modèle américain est confuse, mais la Palestine devient le symbole des inégalités, du deux poids, deux mesures, de l’ordre moral variable selon les intérêts du club des puissants. Et il devient facile de comparer le sort de l’Ukraine à celui de la bande de Gaza. « Nos victimes ne valent rien à vos yeux », « Nos morts valent moins que vos morts », crient les manifestants dans les rues et sur les réseaux sociaux, et cet argument est terriblement efficace.

De fait, la solution à deux États est moribonde. Depuis un moment déjà, ce n’est plus qu’un slogan creux, miné par les implantations et la réalité du terrain. La solution à un État, si séduisante intellectuellement, semble irréaliste, encore plus depuis le 7 octobre. Pour une grande partie de la classe politique israélienne, ce qui compte, c’est de protéger et de renforcer l’État juif. C’est dit presque clairement : l’objectif, c’est la marginalisation des communautés palestiniennes, la diminution du nombre, les expulsions. Et le contrôle. Avec la dynamique actuelle, rien n’est exclu. Ni une nouvelle annexion plus ou moins partielle de la Cisjordanie, ni une nouvelle annexion de Gaza vidée en partie de ses habitants, qui seraient « relogés » dans le désert, quelque part dans le Sinaï...

Une seconde «Naqba» («catastrophe»). Et la guerre perpétuelle, religieuse, ethnique. En Israël, au Moyen-Orient, et au-delà. Il y a urgence à sortir de ce cercle infernal et destructeur. De cette «guerre de Cent Ans». Les grilles d’analyse du passé ont sauté. Le nationalisme palestinien était largement laïc, multiconfessionnel et politique. Il est devenu largement religieux, porté par la puissance de l’islam. Le sionisme aussi a profondément changé, le mouvement laïc, socialiste, l’idéal des kibboutzim, est devenu une force dominée par une vision messianique, biblique, portée par la puissance de la prophétie. Il faut mettre au plus vite un terme à cet incendie qui peut tout ravager. À une dynamique qui pourrait plonger la région entière et le monde dans le chaos. Le scénario du pire n’est pas à exclure. Des violences interreligieuses vont se multiplier au-delà des frontières du conflit. Une attaque terroriste d’ampleur est toujours possible. Le discours des États de la région se durcit (au Yémen, en Turquie, en Jordanie...). L’Iran et le Hezbollah libanais sont des acteurs rationnels, soucieux de leur survie, mais on ne peut pas exclure un dysfonctionnement, une fuite en avant. Des puissances tierces, comme la Russie, peuvent alimenter les braises. Et après l’Ukraine et la Palestine, chacun (y compris la Chine) pourrait être tenté de régler ses comptes de voisinage. On peut aussi imaginer les dégâts calamiteux que pro- voquerait le retour d’un Donald Trump déchaîné, au sens propre, aux États-Unis en 2025.

Il faut imposer la paix. Ici et maintenant. Les États-Unis portent une lourde responsabilité. C’est à eux d’agir, de mobiliser. L’attaque du Hamas les ramène au cœur de ce qu’ils considéraient comme une cause perdue et classée. Le « soutien inconditionnel» les isole. La possibilité d’un conflit généralisé les menace. En filigrane, le message de Washing- ton paraît clair: «Détruisez le Hamas, mais il faut préparer la suite. » Sauf que pour « la suite », il faudra sortir des vieux slogans éculés. Remettre les vraies questions sur la table: le territoire, les réfugiés, Jérusalem, les prérogatives, la sécurité... Imposer un plan. Sur le terrain, chaque partie devra faire un immense pas. Israël, État juif, doit accepter le fait palestinien et la nature multi-ethnique et multireligieuse d’un espace commun à définir. Les Palestiniens doivent accepter la présence d’Israël à majorité juive, avec des garanties de sécurité, dans ce même espace. Des options juridiques sont possibles. Un système confédéral novateur peut voir le jour.

Ça peut paraître presque impossible. Mais avons-nous vraiment le choix ? Certains d’entre nous, les moins jeunes, se rappellent avec émotion, et tristesse, les images et les symboles des accords d’Oslo, de ce moment à la Maison-Blanche, avec la poignée de main entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat. De cet espoir insensé qui n’a pas duré. C’était il y a vingt ans, une éternité...

Et pourtant, c’est certainement là où il faut revenir, de là où il faut repartir.