Aller au contenu principal
Balufu Bakupa-Kanyinda

« La RDC, précaire même pour ses dirigeants »

Par Sabine.CESSOU - Publié en novembre 2016
Share

Cinéaste de 58 ans, il dirige une société de production qui emploie une quinzaine de personnes à Kinshasa. Après des études d’histoire, de sociologie, de philosophie et de cinéma, il s’est fait connaître avec le documentaire « Thomas Sankara » (1992), puis un premier film remarqué sur le pouvoir en Afrique centrale, « Le Damier, Papa national Oyé ! » (1996), un an avant la chute de Mobutu. Il a ensuite réalisé les documentaires « Bongo libre » (1999) sur le président gabonais Omar Bongo, « Afro@digital » (2002) sur les promesses du numérique en Afrique, ainsi que les fictions « Juju Factory » (2007) et « Nous aussi avons marché sur la Lune » (2009), métaphore sur les Indépendances. Son prochain film sera une adaptation du roman Le bel immonde, du célèbre auteur et universitaire congolais Valentin Mudimbe. Balufu Bakupa-Kanyinda a témoigné pour Afrique Magazine (n° 363) sur la situation dans son pays. Voici la version intégrale de l’entretien qu’il nous a accordé. 

Un soulèvement est-il possible en RDC, comme on l’a vu au Burkina en 2014 ?

Ce n’est pas le même peuple, le même territoire, la même histoire ni le même degré de conscience politique. Les Burkinabè disposent d’un héritage énorme et très présent avec Thomas Sankara. Je ne sais pas si un soulèvement est possible en RDC, mais il est souhaitable !
 
Pourquoi ?
C’est une façon pour le peuple dire non à des politiciens médiocres, à la trahison de la Constitution et à la misère. Ainsi va la marche du monde, au Congo comme ailleurs. Les peuples se font dans la douleur. L’Afrique a une histoire : elle a encore un pied dans quatre siècles d’esclavage et de colonisation. Tout est précaire en RDC – même le pouvoir ! Les dirigeants ont un problème avec leurs perspectives d’avenir…
 
Notre classe politique présente une pathologie profonde : elle est à la poursuite de ses intérêts comme partout, mais dans un cadre précaire où les idéologies ne sont pas fixées. Nous avons affaire à ce qu’on appelle en anglais des « non educated people », déjà morts sur le plan intellectuel. 
 
La lutte pour le pouvoir se fait sans aucune vision du développement. On passe des années au pouvoir sans rien faire, comme si c’était normal. Le tout, sans envisager un quelconque avenir pour soi-même ! Nous sommes des pays de colonisés où les gens dépouillés s’accrochent au pouvoir pour ne pas finir à la rue. 
 
Que pensez-vous des évènements des 19 et 20 septembre ? 
 
Je suis en colère, car on pouvait arriver à une solution sans que la police tire sur la population. La marche était autorisée, d’ailleurs. Où est la faille ? Le gouverneur de la ville a-t-il été consulté par les chefs de la police ? On assiste aux mêmes contradictions qu’à la fin du régime de Mobutu, avec des gouvernants qui ne se concertent plus. 
 
Les journées des 19 et 20 septembre ont fait une centaine de morts. Les arrestations, tortures et tueries continuent probablement. Et lorsque le Président français, comme d’autres dirigeants du monde, s’en émeut, un ministre congolais s’empresse de lui répondre que la « République démocratique du Congo n’est pas un département d’Outre-mer français ». Alors, Jean-Baptiste Placca, journaliste, lui fait remarquer avec intelligence : « L’on s’en serait douté. Car en France, tout chef d’Etat qui entre en fonctions sait, à un dimanche près, à quelle date se tiendra l’élection pour sa succession, et ne peut donc, à l’approche de l’échéance, se mettre à ruser pour proroger sa présence à la tête de l’Etat…»
 
La relation entre le peuple souverain et les élus est régie par la Constitution. Si le lien est trahi, c’est au peuple de prendre ses responsabilités, de reprendre son pouvoir.
 
Joseph Kabila reproduit-il les travers de Mobutu ?
Kabila est un Congolais, presque le seul de la bande ! Le seul qui n’ait pas été imprégné par la culture du Zaïre de Mobutu. On aurait pu en espérer mieux… Il vit entouré de Zaïrois, ceux qui étaient là à glorifier Mobutu jusqu’au bout. On entend le même discours, le même mesonge et on a l’impression de voir un film dont on connaît la fin… 
 
Sa personnalité pose-t-elle problème ?
Joseph Kabila n’est pas seul. Un conglomérat de gens sans imagination créative est en cause, qui n’ont pas le courage d’affronter l’avenir en RDC sans Kabila au pouvoir. Les 32 ans de dictature bête et méchante de Mobutu ont fait de nous une chaîne de « dictatorions » où le plus fort mange le plus faible. Le pays n’est pas gouverné. L’arrière-pays est à l’abandon. La lutte pour le pouvoir se fait sans vision du développement social. 
 
On se demande parfois si le gouvernant a un autre objectif que de prendre dans la caisse ! Quand on a été au pouvoir et incapable d’organiser même les élections, un cerveau normal aurait un peu honte ! Kabila a fait sa part. D’autres Congolais ont une autre vision, ils peuvent aussi faire leur part. 
 
Le pays est-il pénalisé par sa position en Afrique centrale où les dirigeants le sont à vie ?
Un Congo faible et mal dirigé arrange tout le monde, afin de faire du commerce et se servir comme on veut. Ce qui n’empêche pas les Congolais de poser des questions essentielles sur le respect de la Constitution. Avec des gens un peu plus intelligents, on pouvait arriver à une solution sans verser de sang. 
 
Le problème de la succession va également se poser au Cameroun et en Angola ! Comme disait Sony Labou Tansi, dans la forêt il n’y a pas de ligne droite ! Nous avons peut-être gardé la forêt dans nos têtes. Et nous continuons à nous cogner aux arbres. 
 
Quant à l’histoire nationale, elle relève de la rumeur, et non d’une matière enseignée à l’école comme base de la citoyenneté et consolidation de la nation. Si l’on ne partage pas la même vision du passé, comment voulez-vous envisager un destin commun ? 
 
Le Congo est l’un des rares pays où il n’y pas de ministère de l’Education nationale, mais des ministères de l’Enseignement. Nos gouvernants n’ont donc pas de projet d’éducation de la nation.
 
Que voulez-vous dire ?
 
La fragilité du Congo consiste à avancer sans interroger le vivre-ensemble. On sort de la colonisation, Lumumba arrive et Lumumba meurt. On veut tout effacer pour créer une entité bidon qui s’appelle « Zaïre ». L’histoire de Mobutu devient celle de la nation, sans transition. 
 
C’est comme en physique quantique : nous avons des troubles moléculaires car nous sommes passés d’une phase à l’autre de l’histoire, de l’abacost au costume, du Zaïre au retour du Congo démocratique sous Laurent-Désiré Kabila, sans que rien ne soit jamais expliqué à personne, sans transition transparente, assumée. 
 
La RDC n’est-elle pas l’un des rares pays d’Afrique, malgré ses 400 ethnies différentes, qui soit doté d’un fort sentiment national ?
 
Il n’y a pas 400 tribus au Congo, mais quatre grandes aires culturelles : kongo, swahili, tshiluba et lingala (celle-ci englobe la capitale, Kinshasa). Il n’y a que très peu de différences entre le Kasaï et le Katanga ou entre le Bandundu et Bakongo. L’idiome change, l’accent change quand on traverse le pays, comme lorsqu’on va de Paris à Marseille. 
 
Les Africains, parce qu’ils ont intégré le récit colonial de l’ethnie, finissent par se haïr, à considérer le voisin, le cousin, « l’enfant de la 4ème femme du grand-père » comme un étranger. Le sentiment national existe au Congo sous la forme d’une douleur commune. C’est une union de victimes qui sont « de la même misère », comme dirait Aimé Césaire. 
 
Pourquoi un ressentiment anti-rwandais persiste-t-il ?
 
Depuis 1959, lors de toutes les tueries au Rwanda ou au Burundi, le Congo a été la terre d’asile des persécutés, Tutsis ou Hutus. Puis il y a eu la lutte historique, les deux guerres du Congo et le sentiment d’avoir été « envahi » par le Rwanda, qui soutenait en 1997 l’Alliance des forces démocratiques de libération (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila, avant de se retourner contre la RDC et d’y exporter les massacres de « style rwandais », la tuerie à la machette et le viol comme arme de guerre. 
 
Il faudra que nous, Congolais, fassions tout pour que les générations à venir puissent être traversées par un sentiment de paix. Il ne sert à rien de sarcler et d’envenimer ce terreau, au risque de voir un petit gaillard se lever un jour et partir au Rwanda sauver l’honneur de ses pères. 
 
Tout le monde voudrait que le pays reste faible, pour aller se servir dans ses mines. La RDC n’a pas de pays ami autour de lui. 
 
Du temps de Mobutu, le Zaïre était la puissante base de la CIA en Afrique. Or, la nature a horreur du vide: quand Mobutu est parti, les voisins se sont engouffrés dans la brèche. Tout le monde est concerné. Que ferait le Rwanda avec le coltan du Kivu si les industriels occidentaux refusaient d’acheter ce “minerai de sang”? 
 
Lumumba, dans sa célèbre lettre à sa femme écrite quelques jour savant son assassinat en 1961, dit « C'est le Congo, c'est notre pauvre peuple dont on a transformé l'indépendance en une cage d'où l'on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. » Nous y sommes ! Que Kabila soit faible et dirige un gouvernement de papier arrange tout le monde, même les Occidentaux. 
 
Les Congolais parlent souvent « des grandes mains » qui influent sur la situation du pays… 
 
Les grandes mains… Ce n’est pas qu’un fantasme congolais, mais un cauchemar meurtrier qui sévit au Congo, en Afrique ! Un terrible fantôme colonialiste, qui veille à ce qu’un très grand nombre d’Africains, surtout les politiciens, demeurent indécolonisables ! Ces grandes mains, c’est la communauté internationale. Où se trouve son bureau ? Son siège ? Cette Communauté internationale est une mafia qui n’a jamais résolu un seul problème en Afrique. 
 
La face officielle de cette mafia est l’ONU. N’oublions pas que l’ONU est présente au Congo depuis 1960. Patrice Lumumba et Joseph Kasavubu l’avaient appelée à la rescousse face au coup d’Etat du 14 septembre 1960, mais elle avait pris fait et cause pour la sécession du Katanga. 
 
Que fait-elle au Congo ? Quel est son bilan ? En vérité, un Congo mal géré arrange tout le monde. 
 
Quelle est la solution ?
 
Le dialogue est nécessaire, mais il doit être sincère. On ne peut pas entrer dans un dialogue avec des préalables que l’on ne respecte pas ou avec des fusils braqués sur le peuple et des arrestations dans les rues. Et on se contente de réunir un conglomérat des politiciens avides, dans une salle ou sous un chapiteau, en leur donnant des milliers de dollars pour leur participation et des promesses de position autour de la mangeoire nationale, et on nomme cela « dialogue » ! 
 
Les blocages actuels sont dus au fait que la partie au pouvoir joue à l’arrogance des ignorants et des méchants, ceux qui ont l’argent et le fusil, avec un déni pathétique de la vérité des faits, de leur échec à développer le pays, de le gouverner y compris d’y organiser des élections selon les prescrits de la Constitution, d’avoir une parole d’honneur et, aussi, de l’incapacité de Monsieur Edem Kodjo d’être intègre et à la hauteur des enjeux comme « modérateur ».
 
Le dialogue n’est pas seulement une discussion de politiciens pour partager un gâteau. Il faut que nous marchions ensemble. Dans quel état se trouvent les hôpitaux ? Dans quel état naissent les enfants ou enterre-t-on les gens au Congo ? Les demandes du peuple doivent être prises en compte. Dialoguer, c’est mettre le peuple congolais au centre du projet politique national. Sans le peuple, c’est juste une palabre de plus pour se partager la « chose ».
 
Dans mon film Le Damier, Papa national Oyé ! (1996), le pouvoir affronte le peuple dans un jeu de dames nocturne. Papa national, le dictateur, et le Champion des cités jouent selon les « règles du jeu ». A la fin, quand la politique reprend ses droits, Papa national, défait, tente de corrompre le peuple, mais le Champion des cités se rebelle et lui balance à la figure : « Ata ndele… Ata ndele mokili ekobaluka ». Ce qui signifie « tôt ou tard, le monde changera… » Aujourd’hui, est-ce le dernier soupir funeste de Papa national qui souffle à nouveau sur mon pays, la RDC ? Ata ndele, dit le peuple congolais.