La réforme permanente
Le pays a besoin d’investir, de générer de nouvelles richesses, de la CROISSANCE ÉCONOMIQUE. Pour entrer dans le club restreint des nations émergentes. Et surtout pour augmenter le niveau de vie des populations. C’est la clé de la stabilité à long terme.
Petit à petit, les choses semblent retrouver leur sens. Abidjan renoue avec son énergie particulière, cité à la fois ambitieuse, débridée, élitiste et populaire. Et la Côte d’Ivoire se réengage dans l’avenir après une séquence particulièrement difficile. Un moment d’histoire tragique, unique, marqué par la perte successive de deux Premiers ministres, des personnalités fortes qui auront marqué les trente dernières années. Il y a d’abord eu la disparation d’Amadou Gon Coulibaly, fils spirituel, engagé, successeur désigné, le 8 juillet dernier. Puis celle, brutale, d’Hamed Bakayoko, le 10 mars, fauché à 56 ans par un cancer foudroyant, un homme qui voyait loin et haut, tout en prenant son temps. Des personnalités très proches du président Alassane Ouattara, avec des liens anciens, parfois complexes, mais construit sur le loyalisme, la fidélité et la transparence. Des qualités rares dans le monde souvent cruel et versatile de la politique. ADO aura été intimement blessé par cet adieu à deux compagnons de toujours. Il aura été heurté aussi par les attaques sur son fameux troisième mandat, alors qu’il souhaitait lui-même partir, et qu’il se sent si différent de cette image caricaturale d’autocrate que certains voudraient lui coller dans le dos. Heurté par cette campagne électorale présidentielle parfois violente, dans les mots utilisés par certains, dans les faits sur le terrain, avec des victimes innocentes. ADO a souffert, mais ADO aura tenu. Le président est président. Il a repris la main au palais du Plateau. Des élections législatives ouvertes et disputées ont eu lieu le 6 mars dernier. Un nouveau gouvernement est en place, dirigé par Patrick Achi [voir encadré plus loin]. Le dialogue avec l’opposition est renoué, même s’il est difficile. Et ADO a ouvert un chemin au retour de Laurent Gbagbo, ce qui va bien au-delà du simple symbole. La réconciliation est au centre des enjeux politiques et sociétaux du pays. Il faut la mener avec détermination, tout en maintenant le cap de la réforme. Le président est toujours au centre de l’équation. Il doit de nouveau être acteur du changement, être audacieux pour la croissance et la stabilité du pays. C’est son paradoxe après une décennie de pouvoir. Être dans la continuité et la stabilité. Le renouvellement et l’accélération.
La Côte d’Ivoire a besoin de progrès, de créer de la richesse dans un cycle vertueux permanent. Malgré les obstacles, les raideurs politiques et même les épidémies, comme celle du Covid-19. Elle a besoin de dégager des marges de manoeuvre pour investir et augmenter les revenus d’une population en forte croissance. Pour maintenir le rythme, il lui faut aussi et surtout changer de « division ». Entrer réellement dans le club finalement assez restreint des nations émergentes. Il y a un plan et un programme. Un projet largement « écrit en grand et dans les détails » par Amadou Gon Coulibaly, Patrick Achi et l’équipe dont ils s’étaient entourés. Des études ont été menées, un benchmark mis en place avec des pays comparables, on a regardé de près l’exemple d’États asiatiques et leurs modèles de développement, comme le Vietnam ou la Thaïlande. Une stratégie à moyen terme, sur dix ans, a été validée par le président Ouattara. Il faut aller plus vite, plus loin, et surtout de manière plus agile, « plus smart ». Comptablement, l’objectif est de doubler, à nouveau, la richesse nationale du pays, de toucher les frontières d’un PIB aux alentours de 100 milliards de dollars en 2030.
Sur le fond, il s’agit de moderniser le fonctionnement de l’État. Orienter un pays émergent de plus de 25 millions d’habitants suppose du leadership et de la sophistication, mais à tous les étages de la machine… Dans ce siècle si exigeant, la Côte d’Ivoire a besoin d’un État manager qui impulse, qui oriente, qui favorise l’action. Qui régule en évitant la bureaucratie et les lourdeurs administratives. « L’administration » doit devenir avant tout un catalyseur d’énergie. S’obliger à des résultats. Une véritable révolution pour un « appareil » encore figé dans ses habitudes et ses faiblesses structurelles et budgétaires. « Regardez la situation du logement, souligne ce haut cadre de la République. À la vitesse actuelle, il nous faudra des décennies pour absorber la demande et assainir les questions foncières. Il faut que nous allions beaucoup plus vite. » Dans cette bataille pour le développement et l’émergence, un service public de qualité est d’autant plus incontournable que les enjeux sont et seront de plus en plus complexes : changement climatique, démographie, développement durable, nouvelles technologies. Il faut fixer des caps, mobiliser des ressources, créer le cadre.
L’IMPORTANCE DU SECTEUR PRIVÉ
Un cadre qui doit permettre de libérer la créativité. C’est le deuxième point clé du projet Côte d’Ivoire, la promotion du secteur privé et de l’initiative entrepreneuriale. C’est du côté du « business » que se trouvent les opportunités, que se construira une émergence durable. Et c’est le secteur privé qui représente l’outil indispensable pour absorber le nombre impressionnant des nouveaux entrants sur le marché du travail. Dans dix ans, les Ivoiriens seront près de 35 millions, dont une très grande majorité de jeunes de moins de 30 ans. Pour absorber cette poussée, l’innovation et surtout l’industrialisation deviennent des priorités nationales, stratégiques. Il s’agit de produire et de transformer en Côte d’Ivoire, de faire du « made in Ivory Coast » une mission nationale. Dans l’agriculture, le cacao, mais également dans d’autres secteurs, portés par l’augmentation des consommateurs solvables : automobile, biens d’équipement, pharmacie, construction… Que ce soit pour les PME ou les champions nationaux capables de viser plus grand. L’idée aussi est de mieux s’intégrer dans les circuits de commercialisation internationaux, d’être partenaire avec les « end users », comme les grands distributeurs, de promouvoir la brand Côte d’Ivoire.
Certains secteurs sont particulièrement prometteurs. Exemple, le caoutchouc. En 2020, le pays en a produit près de 950 000 tonnes, pour devenir le quatrième producteur mondial. Suite à la chute des commandes européennes (comme celles des grands équipementiers : Michelin, Goodyear, etc.), la Côte d’Ivoire s’est tournée vers l’Asie et la Chine, qui absorbent désormais la quasi-totalité des exports. Les producteurs réfléchissent aussi à intégrer la transformation sur place. Si le marché du pneu semble encore hors d’atteinte, la production des gants en latex, pour la Côte d’Ivoire, mais également pour toute la région, pourrait-elle s’avérer une formidable opportunité (la Thaïlande produit 20 milliards de gants par an…). On pense aussi à la noix de cajou, dont le monde est si friand, avec un appétit particulier en Asie, en Europe, aux États-Unis. La Côte d’Ivoire a revendiqué sa place de premier producteur et exportateur mondial en 2020 avec près de 850 000 tonnes, mais le décorticage, l’emballage, le marketing – et donc la valeur ajoutée – sont encore trop largement réalisés à l’étranger dans les marchés consommateurs. Dans ce « business » justement, comme dans d’autres, des entreprises sont à créer, des fortunes sont à faire. Et donc des emplois sont à créer. C’est le troisième point clé du projet Côte d’Ivoire : l’inclusivité sociale. Selon les statistiques les plus récentes, le revenu par habitant est devenu l’un des plus élevés de l’Afrique subsaharienne : 2 286 dollars à la fin 2019, soit un niveau désormais supérieur à ceux du Ghana (2 202 dollars) et du Nigeria (2 230 dollars), et dépassant largement celui du Kenya (1 816 dollars).
Le pays s’enrichit très vite, en particulier quand on pense aux deux décennies perdues 1990-2010, mais il reste encore marqué par de sérieuses disparités sociales et géographiques. Le développement doit sortir des murs d’Abidjan, cité tentaculaire qui concentre 80 % de l’activité économique du pays et 20 % de la population. Les villes secondaires et les régions doivent trouver leur place dans le projet. Sur le plan des ressources, l’informel représente encore 80 % des emplois. Les indicateurs de développement humain (IDH), malgré les progrès réels, constatés depuis 2011 (avec des progrès de plus de 20 % de la valeur de l’indicateur), sont en retard par rapport à l’évolution économique. Et le pays reste encore aux alentours du 160e rang mondial. La pression démographique viendra accroître les exigences en matière d’éducation, de formation, de santé, d’infrastructures… Une meilleure répartition des richesses et la protection des plus fragiles sont une exigence, corollaire à celle du développement. C’est le sens du grand programme social mené sur l’exercice 2019-2020, et aussi des multiples programmes de soutien accordés dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Cette triple ambition ivoirienne – modernisation, croissance, inclusivité – n’est pas hors de portée. Le chemin parcouru depuis dix ans permet de s’appuyer sur des bases solides. Les investissements massifs dans les infrastructures soutiennent la croissance économique et la productivité.
Dans certains secteurs, le pays est incontournable. Premier producteur mondial de cacao, la Côte d’Ivoire est une puissance agricole (anacarde, fruits, caoutchouc naturel, palmier à huile, café…). Elle bénéficie d’un vaste marché régional, la zone Uemoa (Union économique et monétaire ouest-africaine), et sûrement demain d’une perspective continentale avec la Zlecaf (Zone de libre-échange continentale africaine). Elle dispose de la confiance des marchés financiers internationaux, comme on l’a vu avec l’émission récente de deux eurobonds : 1 milliard d’euros le 25 novembre, et 850 millions d’euros le 12 février. Abidjan s’impose comme une cité globale et une plate-forme de services ouverte sur toute la sous-région. Malgré la pandémie de Covid-19 et ses répercussions globales, les perspectives sont encourageantes. D’après le rapport Africa’s Pulse, publié le 31 mars dernier par la Banque mondiale, la Côte d’Ivoire fait partie des trois pays africains (avec le Niger et la Guinée) ayant le moins souffert de la crise sanitaire et pouvant profiter le mieux de la reprise. La croissance économique devrait dépasser les 6 % pour l’année 2021. Tout en étant moins dépendante des matières premières que certains mastodontes de l’économie continentale, comme le Nigeria ou l’Angola.
L’ÉNERGIE ET L’OPTIMISME
Cette politique globale de croissance et d’inclusivité dépasse de loin l’exigence du discours marketing sur l’émergence et les impératifs économiques. Elle est au coeur du projet social et politique. Investir dans la lutte contre la précarité, la pauvreté, soutenir les plus fragiles, renforcer les classes moyennes, c’est aussi agir de manière déterminante sur la stabilité du pays. Le progrès économique génère une forme de « bien commun », une forme de modernité, qui éloigne progressivement des clivages du passé. Les enjeux changent. Une nouvelle société se développe, soucieuse de s’éloigner des conflits. Ce qui compte aujourd’hui pour une grande partie de ces « nouveaux Ivoiriens », ce n’est pas forcément là d’où ils viennent, s’ils sont du sud, du nord, de l’est ou de l’ouest, mais plutôt l’emploi, l’accroissement de leurs revenus, la santé, l’éducation de leurs enfants, les opportunités.
La croissance a également fait éclore des nouvelles élites, hors des circuits traditionnels et du « grand-frérisme » encore assez généralisé, des entrepreneurs, des créateurs, des designers, des architectes, des « écologistes », des « techies » de l’informatique et de la digitalisation, toute une génération désireuse de faire vivre et de renouveler cette ambition nationale. La Côte d’Ivoire est jeune. Et la jeunesse, c’est l’énergie, l’optimisme, la foi en l’avenir. Les nouvelles générations cherchent leur place dans cette société en construction. Elles veulent imprimer leur marque. Faire gagner leur pays. Elles ont aussi une responsabilité cruciale dans les évolutions nécessaires, urgentes du paradigme politique, dans la construction d’une démocratie moins perméable aux clivages ethniques et régionaux. La Côte d’Ivoire perdure et change tout à la fois. Retour au paradoxe présidentiel, en guise de conclusion provisoire. On demandera certainement à Alassane Ouattara d’organiser ce débat, ces évolutions, cette relève. D’user de son expérience et de sa légitimité pour les arbitrer sans heurts.