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Sécurité

Le blé,
une urgence africaine

Par Cédric Gouverneur - Publié en avril 2022
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La région de Krasnodar est le grenier à blé de la Russie. SHUTTERSTOCK
La région de Krasnodar est le grenier à blé de la Russie. SHUTTERSTOCK

Le conflit entre la Russie et l’Ukraine, deux des producteurs les plus importants, entraîne une hausse vertigineuse des prix. Sur le continent, une vingtaine de pays sont affectés, avec des conséquences qui peuvent être dramatiques.

La guerre en Ukraine n’épargnera pas notre économie », a prévenu le 12 mars le président Macky Sall. Et pour cause : au Sénégal, la moitié du blé importé provient – ou plutôt provenait… – de Russie. Les chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) font froid dans le dos : au total, une cinquantaine de nations du globe (dont une vingtaine en Afrique) se procure au minimum un tiers de leur blé en Russie et/ou en Ukraine. L’Érythrée s’approvisionne intégralement dans ces deux pays ; l’Égypte en dépend à 90 % ; la République démocratique du Congo à 85 % ; Madagascar – qui vient de subir une famine… – à 75 %; la Mauritanie et le Cameroun à 50 % ; la Tunisie et l’Éthiopie à plus de 40 % ; le Burkina Faso à 35 % ; la Côte d’Ivoire et le Mali à plus de 25 %… Et ainsi de suite. Le pire est donc à craindre : selon la FAO, 8 à 14 millions de personnes supplémentaires, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, vont grossir les rangs des 800 millions d’êtres humains souffrant de la faim.

Le tchernoziom (« terre noire ») d’Ukraine et de Russie compte parmi les terres les plus fertiles de la planète : un tiers des exportations mondiales de céréales, et près des deux tiers de l’huile de tournesol proviennent des deux pays slaves. Ils constituent aussi d’importants producteurs d’engrais azotés et phosphatés, exportés notamment au Bénin. En Ukraine, la guerre a entraîné la perturbation du réseau ferroviaire et la fermeture des ports de la mer Noire – des centaines de navires sont bloqués à Marioupol. Le blé ukrainien est supposé arriver à maturité en juin. Les agriculteurs sont certes dispensés des obligations militaires, mais la FAO estime que 20 à 30 % des terres cultivées sont inaccessibles à cause des combats. « Personne ne sait si le pays sera en mesure de moissonner », souligne l’organisation : tout dépendra de la durée de la guerre.

Quant au blé russe, ses exportations sont restreintes, Moscou privilégiant son marché intérieur afin de pallier les pénuries que commencent à entraîner les sanctions occidentales. Avant le conflit, la Russie avait prévu d’exporter 8 millions de tonnes de blé entre mars et juin 2022, et l’Ukraine, 6 millions. Les deux pays auraient également dû écouler environ 5 millions de tonnes d’huile de tournesol.

À souligner que cette guerre survient dans un contexte déjà plombé par une accumulation de facteurs, qui depuis deux ans agrègent toutes les conditions d’une perfect storm (« tempête parfaite »), la pandémie de Covid-19 perturbant les flux mondiaux de marchandises. Des sécheresses hors normes, aggravées par le réchauffement climatique, ont impacté les récoltes de blé au Canada et aux États-Unis. Comble de malchance, l’Argentine (autre grande nation productrice de céréales) a quant à elle restreint ses exportations, afin de tenter de juguler l’hyperinflation qui saigne son économie ! Et la hausse des cours des carburants ne cesse de renchérir l’utilisation des engins agricoles (tracteurs, moissonneuses…), puis des moyens de transport (camions, cargos céréaliers…). Avant même l’invasion russe, déclenchée dans la nuit du 23 au 24 février, le prix du blé n’avait cessé de croître : +31 % au cours de l’année 2021, et +60 % pour les huiles de colza et de tournesol ! 

En février, le cours du blé a grimpé de 23 % – une hausse jamais vue depuis 2015. Désormais, il se négocie à plus de 400 euros la tonne, contre 280 avant l’invasion russe, et seulement 150 au printemps 2020. La FAO estime que les prix alimentaires mondiaux pourraient grimper ainsi de 8 à 22 % ces prochains mois.

Du côté de la demande, de nombreux pays africains étaient déjà frappés, avant le déclenchement du conflit, par une crise alimentaire d’ampleur : du fait des mauvaises récoltes et de l’insécurité provoquée par les groupes djihadistes, le Mali, le Niger et le Burkina Faso avaient vu leur production agricole diminuer par rapport à 2020. Au Nigeria, 18 millions de personnes se trouvent en insécurité alimentaire dans la région du lac Tchad, sous la menace de Boko Haram. Au Maroc, la sécheresse fait flamber les prix des céréales et des légumes : début février, sur un souk de Kénitra, le coût exorbitant des tomates avait déclenché une émeute. Le 20 février, le Front social (mouvement né en 2011 lors des Printemps arabes) avait déjà organisé des manifestations contre la vie chère dans plusieurs villes du royaume… Selon la FAO, un quart des Marocains se trouve désormais en « insécurité alimentaire ». L’Algérie voisine peut sans doute compter sur le renchérissement des cours du gaz et du pétrole pour compenser la hausse des cours des céréales.

Mais en Égypte, la situation sociale pourrait devenir explosive : ce pays de 102 millions d’habitants est le premier importateur de blé au monde, avec 10 à 12 millions de tonnes achetées chaque année. Détail révélateur : le même mot, «aych », signifie à la fois « pain » et « vie ». En 1977, le prix du pain avait déclenché de sanglantes émeutes. Et en janvier 2011, lors des manifestations monstres qui ont abouti au départ d’Hosni Moubarak, les slogans portaient sur la liberté, la justice sociale et… le pain. Le régime du président al-Sissi assure pouvoir couvrir les besoins jusqu’à la fin de l’année, mais annonce déjà que le prix de la galette subventionnée – vitale pour les plus vulnérables – risque d’augmenter… Le Caire a suspendu ses exportations alimentaires.

Partout sur le continent se multiplient les mesures protectionnistes, alors même que la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) en est à ses débuts : à l’approche du ramadan, l’Algérie a interdit l’exportation de produits issus du blé (semoule, pâtes…). En Côte d’Ivoire, où la sécheresse et la hausse du prix des carburants impactent déjà le pouvoir d’achat, les autorités limitent les exportations alimentaires et plafonnent le prix de certains produits. Au Cameroun, les exportations de céréales sont interdites vers les pays voisins, mais un reporter de TV5 Monde dans le nord du pays a pu constater, le 12 mars, que cette interdiction n’était guère respectée… Et selon le président de la Fédération des boulangers du Sénégal, Amadou Gaye, interrogé mi-mars par l’AFP, « le pays dispose de trois mois de stock ». Il redoute aussi « une baguette à 500 francs CFA » à la fin 2022, contre 175 aujourd’hui. Le Sénégal a supprimé la TVA sur la farine et suspendu les taxes intérieures sur cette dernière ainsi que le blé. Les associations de consommateurs demandent désormais la création d’un fonds de stabilisation et de péréquation des prix.

Reste que la FAO déconseille aux États de diminuer les droits de douane ou de restreindre les exportations : une solution payante à court terme pour les pays concernés, mais qui provoquera mécaniquement une hausse des prix à moyen terme.