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Le chef de l’État Alassane Ouattara avec le vice-président Tiémoko Meyliet Koné (à gauche) et le Premier ministre Robert Beugré Mambé (à droite). ANGE SERVAIS MAHOUENA
Le chef de l’État Alassane Ouattara avec le vice-président Tiémoko Meyliet Koné (à gauche) et le Premier ministre Robert Beugré Mambé (à droite). ANGE SERVAIS MAHOUENA
Editos

Le choix ivoirien

Par Zyad Limam - Publié en janvier 2025
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En octobre prochain, ce sera donc l’élection présidentielle.

La douzième de l’histoire du pays, et surtout la sixième depuis 1990 et l’avènement du multipartisme. Une séquence politique majeure, celle de l’élection du «chef» dans une démocratie encore fragile, dans un grand pays de promesses et d’opportunités où, hier, les crises identitaires et les déchirements n’auront pas manqué. Une séquence majeure pour une Côte d’Ivoire, depuis, en pleine dynamique d’émergence. Un moment de vérité sur la nouvelle capacité à vivre ensemble, un moment déterminant pour le processus de consolidation démocratique et l’accélération du développement.

Et ce sera un moment historique, central pour le « chef », justement, pour Alassane Dramane Ouattara. L’enfant de Kong est au pouvoir depuis 2011, après un long chemin politique. Il est consubstantiellement lié à l’histoire moderne du pays, architecte du second miracle économique et des nouveaux dispositifs institutionnels. C’est son projet et le projet d’une vie. Avec l’élection, il faudra entrer dans le bilan, se projeter aussi vers demain, dessiner un nouveau cycle.

Et il lui faudra décider aussi. S’il est candidat ou faiseur de candidat, et de quelle manière il sera au centre de la séquence.

En quinze ans, on l’a dit, le pays a profondément changé. La Côte d’Ivoire a accompli l’un des rares véritables parcours d’émergence en Afrique sur la période. La croissance est l’une des plus rapides au monde (7% en moyenne), même pendant la terrible épreuve du Covid (avec un taux très légèrement positif en 2020). L’économie est devenue l’une des dix premières du continent. Le pays s’est construit, physiquement transformé, métamorphosé. Et pas uniquement avec des routes et des ponts. Mais aussi avec des écoles, des collèges, des universités, des centres de santé, des CHU… Abidjan est crédible sur les marchés internationaux, la signature ivoirienne « vaut », la Côte d’Ivoire reste le premier producteur mondial de cacao, une puissance agricole, et elle s’engage dans la production de pétrole et de gaz…

Le changement dépasse la pure grille d’analyse économique. Malgré les différences ethniques et culturelles, les clivages réels qui peuvent renaître, alimentés par les cyniques, en particulier dans les séquences politiques, on ressent de plus en plus une idée ivoirienne [voir pages 70-75], le concept de nation commune qui se construit, de destin qui se partage. On ressent une volonté d’unité dans la diversité, une volonté en tout cas de ne pas retomber dans les affres de la division. De protéger ce qui doit être protégé. Et la Coupe d’Afrique des nations (février 2024), véritable moment d’accomplissement collectif, a montré que l’enthousiasme autour du drapeau était plus que possible – certes, c’est plus facile avec le foot, un miracle à mi-parcours et une victoire finale à la clé.

La Côte d’Ivoire n’est pas, encore, une grande démocratie solide – y a-t-il encore, de par le monde, de grandes démocraties solides? –, mais le progrès institutionnel est réel. Avec des textes, des juridictions, des process. Les dernières élections législatives (mars 2021) et municipales (septembre 2023) ont été ouvertes, transparentes. Le président est le président, c’est clair. Il décide et arbitre. Mais le système a des entrées multiples. Avec de la concurrence dans les sphères du pouvoir. Une société médiatique, une société civile, un débat, des personnalités politiques, des opposants qui s’expriment. C’est vivant et vivace.

Et puis, il y a la sécurité. Ce luxe de l’Afrique contemporaine. L’attentat de Grand-Bassam (13 mars 2016) a laissé une blessure lancinante. Mais depuis, le pays a massivement investi en équipements, en intelligence, en formations et en revalorisation des métiers (armée, police, gendarmerie). La fragilisation de la situation régionale, les risques sur l’intégration, les crises plus ou moins ouvertes avec les pays voisins sahéliens créent de nouveaux défis. Même si l’état d’alerte est permanent et que le pire est toujours possible, que le danger djihadiste est particulièrement inquiétant, les frontières sont tenues. La sécurité, c’est aussi une forme de tranquillité quotidienne. On peut voyager dans le pays, rouler, même de nuit, aller voir des cousins ou de la famille, sortir en ville la nuit, à Abidjan ou ailleurs, aller à la plage ou en forêt… Comme partout, il y a des risques, mais ceux-ci sont maîtrisés dans une forme d’étonnante normalité.

Tout cela pourrait presque paraître normal aujourd’hui. Comme une évidence. Pourtant, il faut aussi le redire, on revient de loin. Le passé a été brutal. La mort du fondateur Félix Houphouët-Boigny (décembre 1993) a entraîné un cycle de tensions, de crises institutionnelles et économiques, et la naissance du poison de l’«ivoirité». Le miroir se brise en décembre 1999. Le président Henri Konan Bédié est renversé par un coup d’État (de Noël). Laurent Gbagbo accède au pouvoir en octobre 2000. En septembre 2002, le pays est coupé en deux à la suite de la rébellion. La crise atteint son paroxysme avec l’élection présidentielle de novembre 2010, reportée à plusieurs reprises depuis 2005. Laurent Gbagbo refuse de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara.

Au lendemain de cette dernière tragédie, la Côte d’Ivoire est exsangue, ruinée, elle est divisée, profondément, comme au sortir d’une guerre civile.

Et pourtant, en deux, trois ans, le pays va se remettre sur pied, les gens vont se retrouver, travailler, vivre ensemble. La réconciliation sera progressive, mais elle se fera très largement sans coercition, sans violence. De tous «les travaux du président Ouattara, cette période précise est certainement la plus historique, la plus révélatrice», souligne un observateur avisé.

Rien n’est simple, évidemment. Malgré le progrès visible, les inégalités et les disparités géographiques sont prégnantes. L’inclusivité reste une priorité. La démographie et l’immigration, toujours toniques, apportent leur lot d’opportunités, mais aussi de contraintes. Les effets du changement climatique pourraient bouleverser les schémas futurs de croissance. Et il faut aller plus vite en matière d’industrialisation «propre», de développement durable, de création d’emplois, de mobilisation du secteur privé, d’adaptation aux nouvelles technologies et au monde qui vient. Mais ces «il faut» ne changent pas la réalité d’aujourd’hui. Sur la carte du continent, il y a encore trop peu d’endroits où «l’on y croit», avec un relatif optimisme vis-à-vis de l’avenir, où l’on sent du dynamisme, de l’ambition, de «la taille».

Au centre de l’équation, il y a évidemment le président Alassane Dramane Ouattara. Le pays est gouverné. Il y a un projet. Une volonté. Un parcours, aussi. ADO s’est construit dans l’adversité, dans l’opposition, en créant un parti (le RDR), en mobilisant les troupes, en mobilisant une garde rapprochée de lieutenants et de fidèles. Certains nous ont quittés bien trop tôt. On pense à Amadou Gon Coulibaly, le véritable hériter politique disparu en juillet 2020. Et aussi à Hamed Bakayoko, fauché par la maladie en mars 2021.

Le président est entouré. Ça compte. Il travaille et ça compte. Il est clairement patriarche, il tient au respect des préséances, il peut être ombrageux (même si l’humour n’est jamais loin). Mais au-delà du pouvoir, il y a cette volonté sous-jacente et constante d’imprimer sa différence, la sensation d’avoir «fait», d’avoir mis en œuvre un véritable modèle africain d’émergence, d’avoir eu un résultat. Pour ADO, l’héritage et la legacy, comme disent les Anglo-Saxons, sont essentiels. Et donc il se doit d’être capitaine du navire, il se doit de protéger la Côte d’Ivoire des dangers et des menaces. Il se sent responsable, et l’avenir ne s’écrira pas sans lui.

De tous les scénarios possibles, celui de « l’effacement tranquille » est hautement improbable. Inspirateur ou acteur, il sera au centre de l’équation électorale d’octobre 2025. ADO peaufine sa réflexion. Mûrit sa décision. Rappelle, lors des vœux au gouvernement, qu’il y a bien la fameuse «demi-douzaine» de personnes dans la salle qui pourraient postuler. Il fait confiance à son vice-président, Tiémoko Meyliet Koné, un homme d’expérience. À son Premier ministre, Robert Beugré Mambé. Au parti, au gouvernement, les poids lourds sont alignés, prêts à agir.

L’élection ne sera pas une formalité. Le moment est trop important. Il y aura débat, il y aura concurrence, il y aura des chocs de personnalités avec, forcément, une projection vers la transition générationnelle. L’opposition est loin d’être aphone. Certains candidats potentiels sont bien décidés à y aller, d’une manière ou d’une autre. Avec leurs certitudes bien affirmées et leurs faiblesses. Tidjane Thiam, l’ancien banquier international, qui a pris d’assaut le PDCI, y croit dur comme fer, malgré son long éloignement du pays et les divisions de son camp. Laurent Gbagbo veut sa revanche, quel que soit X, sa place naturelle dans l’histoire. Des francs-tireurs comme Jean-Louis Billon, et d’autres encore, chercheront à brouiller les scénarios.

Ce qui se joue, pourtant, dépasse de loin les destins et les aventures personnels. La Côte d’Ivoire est engagée dans un chemin d’émergence. Un processus rare. Et fragile. L’évolution et le développement ne sont pas des acquis irréversibles. Les cercles vertueux de la croissance, de la démocratisation et de la stabilité ne sont pas écrits d’avance. Les défis sont là, qu’il faudra relever collectivement. 70% de la population a moins de 30 ans. Ces nouvelles générations ont besoin d’être impliquées, d’adhérer au modèle, de croire. Plus que jamais, il faut définitivement échapper aux conflits d’ambitions, dépasser, vraiment, les référents régionaux ou religieux. Plus que jamais, il faut faire preuve de modernité. Promouvoir l’indispensable dialogue politique, le collectif et l’ouverture.

L’enjeu est réel. L’échéance engage le président, la classe politique, les citoyens. Il y a une promesse ivoirienne à tenir, la possibilité de s’appuyer sur la capacité assez stupéfiante de ce pays à rebondir, à se construire, à se projeter, à avancer.