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Analyse

Le général et la fin d’une dynastie

Par Zyad Limam - Publié en octobre 2023
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Omar Bongo et son fils Ali, alors ministre de la Défense, en 2005.ERICK BONNIER/LE FIGARO MAGAZINE
Omar Bongo et son fils Ali, alors ministre de la Défense, en 2005.ERICK BONNIER/LE FIGARO MAGAZINE

Les travaux du président de la transition, Brice Oligui Nguema, ne font que commencer. Il faut sortir du statu quo et des nostalgies, et refonder la nation.

Dans la nuit du 30 août 2023, la Garde présidentielle (GR), la seule véritable force du pays, le seul véritable service de renseignement aussi, s’apprête à agir. Son chef, Brice Clotaire Oligui Nguema, est décidé à prendre ses responsabilités. Il s’y est probablement minutieusement préparé. Il sait que l’élection présidentielle s’est mal passée, que les dés étaient pipés, et que le président Ali Bongo Ondimba a été de toute façon largement battu. Une claque. Et que le clan rapproché va faire publier des résultats surréalistes, qui consacrent au contraire une large victoire du sortant. Après déjà un long règne de quatorze ans et alors que le pays est à bout de souffle.

Le militaire voit des petits jeunes du Palais, arrogants et sûrs d’eux, qui vont lui demander de mater les possibles manifestations. Qui vont lui demander d’assumer la répression. Pour que le système perdure, tout simplement. Il ne sait peut-être pas vraiment si le «patron» est au courant de ce passage en force, il l’a à peine vu ces dernières heures, mais cela fait longtemps qu’il voit ABO manipulé, encerclé, emprisonné par son entourage. Le président est affaibli depuis son AVC. Il ne gouverne plus vraiment. On lui fait dire, on lui fait signer, on signe même à sa place, on lui fait décider. L’accès à son bureau est protégé, filtré. Il ne peut recevoir personne ou presque en tête-à-tête. Le système coule et fuit de partout. Pendant la campagne, des milliards ont disparu et ne sont pas arrivés sur le terrain, chez les militants. Il faut sauver ce qui peut l’être. Maintenir l’équilibre du pays. Brice Oligui Nguema est un fidèle. Un proche, originaire de Haut-Ogooué, le bastion des Bongo. Il a été formé au Maroc. Il fut le dernier aide de camp d’OBO, toujours à ses côtés. La légende dit que «le vieux», sur son lit d’hôpital, à Barcelone, lui confia son fils Ali, et, d’une certaine manière, c’est peut-être ce qu’il veut faire en renversant le régime en douceur. «Ce n’est pas la GR qui a gaspillé le pouvoir d’Ali Bongo Ondimba, c’est sa femme et son enfant», dira-t-il plus tard. «Le président de la République a abdiqué», annoncera le nouveau chef de l’État lors d’une tournée dans le Haut-Ogouué mi-septembre. «Mais s’il n’était plus là, pendant cinq ans, qui dirigeait le pays? Qui faisait les Conseils des ministres? Qui nous donnait les ordres?».

Cette nuit du 30 août, en tous les cas, dans son palais-villa de La Sablière, Ali Bongo Ondimba ne voit étonnamment rien venir. Il dort, semble-t-il, quand les militaires arrivent, le cueillent en douceur, emmènent sa femme Sylvia, et lui annoncent la fin de son histoire. La fin d’une bien étonnante dynastie, celle des Bongo, père, fils et famille qui règne sur ce petit État pétrolier depuis près de cinquante-six ans. Omar Bongo fut président de 1967 à 2009. Et Ali, son fils, de 2009 à 2023. Entre les deux, il y a des mondes de différences. OBO se fabrique seul, ou presque (avec l’aide de la France à ses débuts, et il saura se montrer reconnaissant). Il avait de l’entregent, de la séduction, du flair, il voyait bien plus loin que les frontières de son pays, se positionnait comme l’un des grands chefs de cette Afrique indépendante. Autoritaire clairement, parfois dangereux, mais adaptable aux changements du temps. Libreville était la capitale, celle où il faillait aller, transiter, obtenir. Omar était ambitieux, dépensier, généreux, mais il n’était pas véritablement gestionnaire, ni très prudent. Sous son ère, le Gabon existe, investit dans l’éducation, la formation, quelques infrastructures. Mais ce riche pays (bois, pétrole, manganèse) restera relativement pauvre. Et très endetté. Pourtant, OBO aura marqué son temps. Ses tragédies intimes, comme la perte de son grand amour, Édith, la fille de Denis Sassou-Nguesso, auront touché ses proches et l’opinion. Et l’émotion à ses funérailles quelques mois plus tard sera sincère. Beaucoup se rappellent encore cet avion présidentiel qui décolle soleil couchant sur la baie de Libreville, pour ramener la dépouille de «papa» au village.

DES MONDES DE DIFFÉRENCES

Ali, le fils, est plus complexe, introverti. Il cherche depuis des années à échapper à l’ombre portée envahissante du père. Les premières années, il veut réformer, bouger, changer le pays et ses habitudes kleptomanes. C’est la période «Tsunali», qui ne durera qu’un temps. Petit à petit, ABO s’isole. S’éloigne des anciens compagnons, des lieutenants et des amis d’OBO. Son cercle se restreint, se resserre autour de proches, de son épouse Sylvia, de ses enfants, en particulier l’aîné Nourredin, des conseillers de ce dernier, et d’une jeune garde assez hautaine. La diplomatie, au fond, n’intéresse guère le président. Libreville perd sa place. Sauf peut-être sur le dossier de la gestion des forêts et des parcs naturels. Malgré des initiatives, comme celle du tout-puissant Gagan Gupta (Groupe Olam, puis Arise), l’économe stagne, régresse. Victime de sa dépendance au pétrole, de la mal-gouvernance, de l’éparpillement des populations. La lutte contre la corruption entraîne des mises au cachot dont on ne sait si elles sont véritablement économiques ou politiques, ou les deux. En octobre 2018, le président est victime d’un AVC à Riyad. Il s’en sort miraculeusement, sauvé, dans un premier temps, par les médecins du King Faysal Hospital, mais porté aussi par une formidable envie de vivre et de survivre. C’est pourtant le début de la fin. Courant 2020, l’épidémie de Covid-19 met l’économie du pays à l’arrêt. Et l’entourage, Sylvia et les jeunes on l’a dit, prend définitivement la main sur le Palais. Inconscient des risques et de la réalité politique du pays, de son impopularité, de l’épuisement du système, de la faiblesse de son bilan, certainement poussé par cet entourage déterminé, Ali Bongo Ondimba, quatorze ans de pouvoir, 64 ans et malade, commet l’erreur assez stupéfiante de briguer un troisième mandat…

Brice Clotaire Oligui Nguema a donc pris la main, avec l’approbation plus ou moins tacite de tous. On parlerait presque de coup d’État pour la forme. Le général a de la bouteille. C’est un enfant du sérail. Il est relativement jeune, tout juste la cinquantaine, il porte beau. Il connaît les uns et les autres (et il a du renseignement disponible…). La nostalgie de Bongo père lui offre des marges de manœuvre. Il se pose en héritier et en sauveur. Il cherche à tenir le pays, à défendre son unité ensemble, à changer de ton et de style, tout en maintenant la structure du pouvoir. Il rappelle les vieux grognards, séduit des opposants qu’il a fait entrer dans le gouvernement. Il se déplace, il dialogue, il reçoit les journalistes, rassure ses homologues et les partenaires du pays. Et se rend sur la sépulture de Léon Mba et d’Omar Bongo. Pour le moment, le pays respire. Ce n’est pas véritablement l’état de grâce, mais presque. Une page se tourne et c’est essentiel. Reste à construire un futur. Un demain. Brice Oligui Nguema, qui a pris ses quartiers dans le bureau présidentiel du 1er étage du Palais du bord de mer, incarne la continuité, et il sait que maintenir l’équilibre va s’avérer complexe. La situation économique est plus que préoccupante et le pays est à sec. «La fortune a été gravement gaspillée» tout au long des années, et des décennies… La grande majorité de la population veut changer la donne, renverser la table, rompre définitivement avec un système vieux de cinquante-six ans. L’architecture ethno-régional du pays sera à réinventer. Pour durer, il faudra changer, réformer, secouer un pays profondément inégalitaire, mais doté d’un vrai potentiel. Il faudra réinventer un nouveau Gabon en dépassant les clivages d’une classe politico-économique et d’élites elles-mêmes en bout de course… Les travaux de Brice Oligui Nguema ne font que commencer.