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RAOUL SUMO TAYO<br>CHERCHEUR EN DÉFENSE ET SÉCURITÉ, CAMEROUN

« LE MYTHE DE L’INVINCIBILITÉ DE BOKO HARAM A ÉTÉ BRISÉ »

Par François.BAMBOU - Publié en juillet 2016
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Ce spécialiste analyse l’évolution de la lutte contre les attaques de la secte nigériane dans la zone du lac Tchad.

Membre du Centre de recherche stratégique et des innocations, Raoul Sumo Tayo pointe les dysfonctionnements en matière de collecte des informations. Et précise que la sécurité au Cameroun passe par une coopération étroite et concertée avec le Nigeria voisin.
 
AM : Comment analysez-vous les sérieuses avancées de l’armée camerounaise face aux attaques terroristes de la secte Boko Haram ?
Raoul Sumo Tayo : Avant la déclaration de guerre du Cameroun à Boko Haram en mai 2014, la secte terroriste utilisait les abords du lac Tchad comme base arrière, pour le recrutement et le transit de l’armement en provenance de Libye et du Soudan. Aujourd’hui, les actions des forces de défense et de sécurité ont permis de couper les voies de ravitaillement en munitions et carburant. De plus, grâce au concours des populations, des réseaux de renseignement de la police et, surtout, à l’exploitation des informations tirées des terroristes arrêtés, les services de sécurité et les forces de défense ont mis la main sur de nombreuses caches d’armes. Enfin, les offensives camerouno-nigéro-nigérianes et tchadiennes ont permis de détruire l’essentiel des capacités militaires de la secte, d’où son affaiblissement. Les différentes victoires majeures du Cameroun ont brisé le mythe de l’invincibilité de Boko Haram et causé de lourdes pertes dans ses rangs. L’on doit également ces succès au renforcement consistant du dispositif camerounais en termes de personnels et de matériels, et aux moyens importants investis dans le renseignement. À ce jour, de nombreux dirigeants de la secte islamiste ont été interpellés, ou bien ils ont perdu la vie à la suite de combats parfois très meurtriers. Le déséquilibre capacitaire qui en a découlé contraint la secte à revenir à l’asymétrie classique, avec notamment l’utilisation d’engins explosifs improvisés et le recours aux attentats suicides.
 
Quel est l’apport de la coopération militaire régionale et internationale dans le renversement du rapport de forces ?
Les pays touchés par le fléau n’avaient pas d’autre choix que de mutualiser leurs efforts. La mise en place de la Force multinationale mixte (FMM) chargée de lutter contre Boko Haram a, a minima, permis de contourner le refus du droit de poursuite au Cameroun par le Nigeria, et vice versa. Les deux pays ont trouvé la parade pour régler la question sans que le prestige national du Nigeria en prenne un coup. Par le truchement de la FMM, le Cameroun a ainsi, en quelque sorte, obtenu le droit de poursuite en territoire nigérian. Pour ce qui est de la coopération militaire internationale, seuls les États-Unis et la France sont présents aux abords du lac Tchad. Si leur forces ne participent pas aux combats, elles apportent un appui en termes de formation, d’équipement et de renseignement. Cette guerre aura tout de même été l’occasion de constater que les mécanismes de sécurité collective en Afrique centrale sont obsolètes, anachroniques, voire inadaptés, face aux nouvelles menaces. Le Conseil de paix et de sécurité (Copax) et ses instances, dont le Système d’alerte avancé pour l’Afrique centrale (Marac) et la Commission pour la défense et la sécurité (CDS), n’ont pas fonctionné face à Boko Haram.
 
On a redouté un temps que les terroristes en arrivent à perpétrer des attaques dans les grandes villes telles que Douala et Yaoundé ? Cette hypothèse est-elle désormais exclue ?
L’absence, jusqu’ici, d’attentats dans les grandes villes camerounaises est le résultat d’un travail de terrain au quotidien des forces nationales de défense et de sécurité, pour traquer et identifier les potentiels opérateurs de Boko Haram. La gendarmerie nationale, par exemple, joue un rôle de proue, elle qui, en temps de paix, élabore les plans de défense et de protection des points sensibles. Dans le même temps, les interpellations à la suite de projets d’attentats déjoués ont permis d’en savoir un peu plus sur les modalités de préparation d’un acte de type kamikaze. La collaboration entre les services secrets nigérians et camerounais a également permis de recueillir des informations aptes à démanteler des cellules dormantes du mouvement terroriste au Cameroun.
 
Depuis un an, Boko Haram a fait allégeance à l’État islamique (EI). Peut-on craindre que cette alliance redonne du tonus aux terroristes qui agissent au Cameroun ?
Je ne pense pas. Boko Haram espérait, par cette allégeance à l’EI, attirer de nombreux jihadistes du monde entier. Cela n’a pas été le cas. Tout au plus, on a relevé la présence dans les rangs de la secte de quelques Touaregs. Toutefois, la communication de Boko Haram s’est améliorée du fait de cette allégeance. L’organisation jihadiste s’est ainsi dotée d’un compte Twitter et d’une branche médiatique, Al-Urwa al-Wuthqa (« L’anse la plus solide »).
 
Comment expliquer l’enchaînement entre la piraterie maritime au large des côtes camerounaises il y a quelques années et l’apparition de Boko Haram ?
La proximité avec le Nigeria en est le premier facteur explicatif. En effet, le déclin du contrôle territorial par l’État fédéral, la privatisation des fonctions policières avec l’apparition de groupes d’autodéfense et l’essor des milices, dans le delta du Niger notamment, font du Nigeria un enjeu structurel de danger pour le Cameroun, qui partage avec lui une longue frontière. Du fait de la porosité des frontières, les opérateurs nigérians du Mouvement pour l’émancipation du Delta du Niger (Mend) et de Boko Haram ont su tirer profit de la configuration de l’espace géopolitique et socio-économique du voisinage immédiat, notamment le nôtre. Ils s’infiltrent ainsi et se dissimulent parmi les habitants C’est d’autant plus grave que, parce qu’elles gravitent dans l’orbite du territoire voisin, ces populations perdent le réflexe de sentiment national, la solidarité locale prévalant alors sur la solidarité nationale, comme l’a relevé fort à propos l’historien et criminologue camerounais Saïbou Issa. L’absence de l’État dans ces zones, notamment la péninsule de Bakassi et les abords du lac Tchad, favorise l’implantation de groupes criminels et d’organisations terroristes qui tirent parti de la situation pour s’installer et mener leurs activités.
 
Sur les plans de l’équipement et des ressources humaines, cette guerre a-t-elle permis au Cameroun d’augmenter ses forces ?
Bien sûr. Cette crise inédite a poussé le pays à repenser son appareil militaire et stratégique, devenu obsolète du fait de la fin de la guerre froide et de la révision des accords de défense qui faisaient de la France son garde-frontière. Les effectifs de nos unités ont été augmentés grâce à une série de recrutements organisés annuellement depuis 2013. Nous avons aussi renforcé les capacités de nos ressources humaines. À titre d’exemple, les experts du détachement américain Socafrica ont formé des éléments de l’armée camerounaise aux « long-range patrols », à la détection et à la neutralisation des engins explosifs improvisés (EEI) et à la fouille des véhicules suspects. De même, nous avons acquis de l’armement lourd, des armes et munitions antichars. Ou encore des gilets de plaques céramiques, de camouflage ou des moyens d’observation nocturne, par exemple. L’armée s’est également dotée de drones afin d’améliorer sa capacité de localisation et de neutralisation de l’ennemi, et grâce à la coopération américaine, de véhicules blindés de type PKSV et d’engins de terrassement.