Le retour de la pauvreté?
Il y a eu presque trois décennies magiques entre le milieu des années 1980 et le début des années 2010. Poussés par la mondialisation, le libre-échange, le commerce international, la recherche de délocalisations «productives », les pays pauvres sont devenus moins pauvres. Des nations sont devenues émergentes, la Chine et l’Inde, d’autres, se sont hissées dans l’échelle des richesses du monde. Les écarts de PIB entre les Nords et les Suds se sont réduits. Les pays non OCDE sont passés de moins de 30% du PIB mondial à près de 60% aujourd’hui. Des centaines de millions de gens sont sortis de la précarité. La pauvreté extrême a chuté, la santé publique et l’éducation se sont améliorées, avec une forte diminution des décès dus aux maladies endémiques. Des classes moyennes sont nées, l’urbanisation a entraîné la modernisation des mentalités, l’explosion de la créativité culturelle. Une véritable révolution à l’échelle de l’humanité.
Depuis le courant des années 2010, ce mouvement transformateur a pourtant fortement ralenti. Les plus défavorisés ont cessé de croître plus rapidement que les plus riches, voire prennent à nouveau du retard. Les indicateurs de santé publique se sont dégradés après la pandémie de Covid-19. Le paludisme a tué plus de 600000 personnes par an dans les années 2020, revenant au niveau de 2012. La mortalité infantile, qui avait chuté entre 2000 et 2012 de 53 à 35 décès pour 1000 naissances, plafonne aujourd’hui à 28.
Pour les 3,5 milliards de personnes restant statistiquement pauvres (la moitié de l’humanité), les perspectives de libération s’éloignent… L’Afrique subsaharienne est la zone la plus touchée par ce ralentissement, représentant plus de la moitié de la pauvreté extrême mondiale (389 millions de personnes) – tendance alimentée, entre autres, par une démographie insuffisamment maîtrisée.
Les causes de ce « retour de la pauvreté» sont nombreuses. Évidemment, il y a l’impact du Covid et ses conséquences. Et puis, la faiblesse structurelle de l’aide internationale au développement, qui bénéficie aux pays fragiles. En 2023, l’aide des membres de l’OCDE s’est, certes, élevée à un montant historique de 224 milliards de dollars. Mais ce chiffre représente à peine 0,4% du revenu national brut combiné de ces pays (et l’enveloppe inclut l’appui à l’Ukraine). Les secteurs comme la santé publique et l’éducation (dont les retours sur investissement sont longs) sont ceux qui souffrent le plus de ce manque de capitaux «concessionnels».
Les manifestations de plus en plus évidentes du changement climatique, en particulier dans des pays à faibles émissions, aggravent le phénomène. Tout comme le refus des pays riches d’assumer leurs responsabilités. Et une juste part de l’énorme investissement de transformation nécessaire pour les pays des Suds. La compétition pour les capitaux sera brutale: les pays des Nords chercheront avant tout à sauver leur peau…
Globalement, la mondialisation, qui avait largement alimenté le développement des économies des Suds, connaît une spectaculaire régression. Depuis 2009-2010, le commerce international ne progresse plus. Les pays riches cherchent à se réindustrialiser et se réapproprier les lignes de production, en particulier dans des secteurs décrits comme «stratégiques» (pharmacie, technologies digitales, mobilités, etc.). Et les investissements vers les Suds baissent mécaniquement.
Ces mêmes pays riches multiplient les barrières tarifaires et les normes d’accès à leurs marchés. Les réglementations prévues sur la déforestation impactent des dizaines de productions agricoles (cacao, café, élevage, etc.) sans véritable compensation. La patronne de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala, a dénoncé la croissance continue des restrictions et barrières à la globalisation des échanges – dix fois plus importantes aujourd’hui que dix ans plus tôt. De nouveaux «murs» qui participent directement à ce nouvel appauvrissement de l’humanité.
L’une des clés pour sortir de la nasse serait évidemment de reconstruire l’architecture financière internationale. Mais en attendant ce miracle, plus de justice mondiale, chaque pays des Suds a aussi sa part de responsabilité. À chacun de maintenir le rythme de la réforme, de parier sur le développement, la modernisation, d’encourager l’entreprise, la concurrence et la créativité. À chacun de lutter contre les prébendes, les protections, les subventions inutiles. À chacun de mettre la gouvernance au centre des politiques publiques. Et d’ouvrir aussi le champ des idées et du débat pour être, même à petits pas, au cœur de ce siècle.