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OKWUI ENWEZOR

« LES ARTISTES N’ONT PAS DE COMPLEXES OU DE LIMITES. ILS SE SURPASSENT. »

Par Anne-Claire Meffre - Publié en août 2015
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Comment dérouler l’impressionnante carrière internationale de cet intellectuel ultravolontaire sans risquer l’inventaire ? Le titre d’un article que lui a consacré le Wall Street Journal – « Comment Okwui Enwezor a changé le monde de l’art » – donne une idée de l’empreinte que laisse le curateur partout où il passe. Lorsque nous le rencontrons pour la première fois, silhouette longiligne et chic, présence imposante, il sort de la présentation de la Biennale de Venise, à Paris, et refuse de parler d’autre chose. Plus tard, on découvre un homme au charisme indéniable, éloquent, chaleureux, plus disposé à parler de lui qu’il ne veut l’admettre. Ce fils d’une famille aisée de l’ethnie igbo, né en 1963 au Nigeria, débarque à New York au début des années 1980. Porté par la vie artistique de la ville, il fonde en 1994 une revue pointue sur l’art contemporain africain, Nka: Journal of Contemporary African Art, qui attire l’œil d’un commissaire du Guggenheim, Octavio Zaya. Ce dernier lui confie une exposition au Guggenheim Museum intitulée « In/Sight » (1996), dans laquelle il montre 30 photographes africains. Sa carrière est lancée. Il ne s’arrêtera plus. La même année, il dirige la seconde Biennale de Johannesburg en Afrique du Sud. Puis, il est engagé comme curateur de la prestigieuse Documenta 11 de Kassel (2002). C’est le premier Africain à obtenir ce poste. Dans un tourbillon incessant et très maîtrisé, s’enchaînent ensuite la Bienal Internacional de Séville en Espagne (2007), celle de Gwangju en Corée du Sud (2008), et la Triennale d’art contemporain de Paris, au Palais de Tokyo (2012). Depuis 2011, Okwui Enwezor est aussi le directeur de l’un des musées d’art contemporain les plus réputés en Europe, la Haus der Kunst, à Munich, en Allemagne. Il n’aime peut-être pas qu’on en parle, mais on dit qu’il y a exposé plus d’artistes noirs en trois ans que le MoMA en vingt ans…

AM : Si vous deviez vous décrire à quelqu’un qui ne vous connaît pas, que diriez-vous ?
Okwui Enwezor  : Je commencerais par dire que je suis une énigme pour moi-même. C’est aux autres d’en parler. J’ai donné trop d’interviews dans lesquelles j’essaie de reconstruire mon passé, et je ne veux plus le faire. Je suis très sérieux : je ne veux pas être dans une réinvention permanente. Je pense qu’il est plus intéressant pour le public de comprendre pourquoi je suis devenu digne d’intérêt. Ce n’est pas parce que je suis le plus beau, c’est fondé sur ce que je fais dans mon travail. Dans le monde dans lequel nous évoluons, lorsqu’un Africain arrive à un certain niveau de standing professionnel, cela génère une sorte de fascination, et cette fascination me dérange.

Vous êtes le premier Africain à diriger la Biennale de Venise…
Ce n’est pas si intéressant que cela. J’existe dans un monde d’Africains accomplis, nous sommes vraiment bien dans notre peau. Mon grand ami, le réalisateur Steve McQueen, a dit « ce n’est pas mon problème, c’est celui des autres ». Je pense qu’il est important de souligner sans arrogance qu’en effet, le fait que je sois le premier Africain directeur artistique de cette biennale est historique, mais je voudrais le rendre moins historique, j’aimerais que ce soit normal.

Lorsque vous êtes arrivé à New York, à 18 ans, pensiez-vous vous intéresser à l’art ?
J’y suis allé pour apprendre les sciences politiques, je ne savais rien de l’art contemporain. Je ne l’ai pas étudié à l’université, comme la plupart des grands curateurs que je connais. Ma carrière n’est pas différente de celles de beaucoup de mes contemporains. Je n’ai pas réussi par la seule force de ma personnalité ou parce que mes idées étaient meilleures que celles des autres : j’ai eu de la chance. La chance d’atterrir aux États-Unis où les Noirs américains récoltaient les bénéfices de leur longue lutte pour les droits civils : ils se forgeaient un espace de visibilité dans le pays, malgré le racisme et la marginalisation. Je ne suis pas sûr que cela aurait été le cas en France. C’est pour cela que je voulais y aller, un pays qui offrait plus de possibilités, où la culture noire américaine était vraiment forte, en musique, en littérature, etc. Je pouvais l ire Langston Hughes, Toni Morrison, Alice Walker… Je voyais leur intérêt pour l’Afrique et ce qu’ils en faisaient. Je vivais dans une ville pleine de jeunes artistes noirs américains, dans laquelle leurs œuvres étaient exposées. Je voulais me joindre à cela, travailler sur la scène africaine contemporaine dans ce contexte intéressant. Toutes ces rencontres avec ces créateurs ont été des moments d’affirmation : ils traitaient de sujets historiques sans peur. J’ai choisi d’aller à New York, mais j’ai eu de la chance parce que cela a été comme une extraordinaire université.

À vos débuts, vous vous occupiez uniquement d’art africain contemporain…
C’était une décision de spécialisation. Quand les gens sont experts en art occidental, on ne leur demande pas pourquoi ils ne s’occupent pas de l’Asie ou de l’Afrique. L’art africain contemporain était un choix de discipline parce que je pensais que c’était essentiel : c’était un champ moins construit qui pouvait offrir plus d’informations, soulever plus de questions. Quel aurait été l’intérêt de me concentrer sur Andy Warhol quand d’autres en sont plus capables ? Je voulais parler depuis ma position. Et on peut être expert en art africain contemporain et en art contemporain en général. Le plus important est que l’on devienne un curateur international en commençant par la position que j’avais à mes débuts.

Lorsque vous avez dirigé la Documenta (1998-2002), vous avez dit que le monde de l’art était très occidentalo-centré, pensez-vous que cela a changé depuis ?
Je ne sais pas si le monde de l’art a changé, ce que je sais c’est qu’il y a beaucoup de mondes de l’art plutôt qu’un seul. Mais je pense qu’il y a un système qui couvre tout un complexe d’institutions, de musées, de maisons de vente, de galeries, de banques, et qu’il est disproportionnellement occidental, bien sûr, en termes d’accès au pouvoir, à l’influence, à l’autorité. Ce sont des questions, auxquelles, en tant que curateur, je dois faire face. C’est très difficile de guider de jeunes artistes africains et d’être confiant dans le fait qu’on ne les enfermera pas dans une zone limitée. Le monde doit être plus ouvert.

Comment voyez-vous l’art africain contemporain aujourd’hui ?
La question pour moi aujourd’hui est davantage de savoir comment le monde de l’art s’insère dans le monde dans lequel nous vivons. Par exemple, il y a un collectif du Nigeria qui s’appelle Invisible Borders, dont on peut voir le travail à la Biennale. Leur but est de briser les tabous du confinement : ils font ce road trip photographique depuis Lagos jusqu’à Addis-Abeba. Soudain, vous voyez le souffle, la diversité et la complexité de ce continent. Je suis très encouragé par l’assurance que manifestent les artistes africains, ils n’ont pas de complexes ou de limites, ils cherchent à se surpasser, ils posent de bonnes questions, ils ont des idées passionnantes. Regardez Timbuktu, par exemple, le film d’Abderrahmane Sissako. Je m’intéresse aujourd’hui beaucoup à la nouvelle littérature qui vient d’Afrique. Quand on parle d’arts visuels, il faut aussi parler des musiciens, des écrivains. Ce que fait cette génération est incroyable, cela me rend enthousiaste.

Quelle est votre relation avec le Nigeria ?
Ce qui est génial et qui fait la différence dans le fait d’y être né, c’est que les questions d’affiliation comptent vraiment. J’ai de la famille qui y vit. J’ai un intérêt continu pour ce qui s’y passe. Ma relation au pays n’est pas fugace. Je ne vis pas là, mais il y a des lieux où les gens connaissent mon nom, non pas grâce à mon travail mais parce que je fais partie de cette communauté. Dans mon village ancestral, j’ai une voix, j’ai un vote : si des décisions majeures doivent être prises, différentes familles y contribuent, dont la mienne, ma mère m’appelle et me demande mon avis. Je viens de quelque part : ma relation est ce qui fait de moi quelqu’un avec une histoire.

Votre travail parle souvent d’histoire aussi…
Au Ghana, il y a une notion qu’on appelle sankofa et qui signifie : « Retourne en arrière et prends-le. » Amener le passé dans le futur : c’est de cela qu’il s’agit, littéralement. Je pense que nous avons beaucoup à en apprendre. Je suis très fan du travail de John Akomfrah, le réalisateur basé à Londres, qui est aussi à la Biennale. Il a fait un film formidable sur les migrants, d’après Moby Dick de Melville [Vertigo Sea, ndlr]. C’est une histoire qui sillonne le monde et ses ressources aquatiques. John a cette façon d’amener l’Afrique dans le présent, très forte visuellement. Cette réflexion sur le passé est aussi très présente à la Biennale de Venise.

Vous avez donné à cette Biennale un beau titre « All the World’s Futures » (« Tous les futurs du monde »), et vous dites que vous avez essayé de faire un état des lieux…
Quand vous regardez une série de travaux que j’ai montrés, dans chacun d’entre eux, les artistes réfléchissent à des questions psychologiques, politiques, sociales, individuelles, personnelles aussi bien qu’historiques. Je pense que la Biennale reflète cela de manière très claire et précise, non ambiguë mais pas littérale, plutôt au travers de la suggestion, de la métaphore. J’ai demandé à David Adjaye, qui est quelqu’un que j’admire profondément, de m’aider à en penser les espaces. Il a dessiné, entre autres, l’Arena [un lieu de performance central créé pour cette Biennale, ndlr] qui est vraiment l’endroit où cette réflexion peut prendre place. Quand nous y lisons Le Capital de Marx, nous pensons aux conditions du travail, à l’accumulation. Le visiteur peut voir des œuvres exigeantes, d’autres expérimentales… Si l’on doit retenir un aspect politique de cette Biennale, ce serait une politique des formes. Je n’ai pas cherché à y introduire un sujet en particulier. Elle reflète mon intérêt constant pour la forme de l’exposition : ce qu’on peut y montrer. J’essaie de faire passer un message substantiel. À Venise, nous avons tenté de monter quelque chose d’intéressant et de radical. »