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Énergie

Les crédits carbone,
opportunités et bonne conscience

Par Cédric Gouverneur - Publié en juin 2023
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Le Masai Mara, dans le sud-ouest du Kenya.SHUTTERSTOCK
Le Masai Mara, dans le sud-ouest du Kenya.SHUTTERSTOCK

La COP27, fin 2022, a donné un coup d’accélérateur : les entreprises occidentales peuvent compenser leur pollution en finançant la transition énergétique et préserver les forêts en Afrique. Une approche rentable ou une fausse bonne idée ?

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estiment que la lutte contre le réchauffement climatique passe également par la compensation carbone. Pour rappel, le principe est le suivant : une entreprise, une communauté ou un État retient du carbone en luttant contre la déforestation ou en « nettoyant l’air » de ses gaz à effets de serre ; la quantité de carbone non émise est ensuite mesurée et certifiée, puis des multinationales rachètent ces crédits carbone pour contrebalancer leurs rejets de CO2 . Ces crédits sont vendus (environ 5 dollars la tonne) sur les marchés volontaires du carbone (MCV), par opposition aux marchés contraignants (mis en place notamment dans l’Union européenne, avec allocation de quotas d’émission de gaz à effets de serre pour chaque entreprise polluante).

Ces cinq dernières années, les MCV ont crû de 30 % sur le continent. « Le marché du carbone présente une telle opportunité pour les pays africains, il faut s’en saisir », estime le secrétaire exécutif par intérim de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA), le Mozambicain Antonio Pedro. En juin 2021, le Gabon fut le premier État à être rémunéré par la Norvège, en récompense de ses efforts pour préserver son couvert forestier. Depuis, les initiatives se multiplient sur le continent. Sur la côte kenyane, par exemple, dans la baie de Gazi, les villageois bénéficient de crédits carbone pour l’entretien de 117 hectares de palétuviers : véritable puits de carbone, cette mangrove (qui capte huit fois plus de CO2 qu’une forêt terrestre) leur rapporte 130 000 dollars par an, réinvestis dans l’éducation et l’accès à l’eau courante. Des start-up africaines, spécialisées dans la transition énergétique, subventionnent l’achat de leurs dispositifs grâce à la vente de crédits carbone : toujours au Kenya, KOKO Networks vend ainsi ses gazinières au bioéthanol « 11 dollars au lieu de 115 », rapporte nos confrères du journal Le Monde. L’entreprise a déjà conquis près de 900 000 clients – autant de foyers qui ne cuisinent plus au charbon de bois, désastre environnemental et sanitaire… Les Nations unies considèrent les crédits carbone comme un outil «crucial» pour canaliser les investissements vers les pays en développement.

Autre piste : de plus en plus de sociétés cherchent à capter le CO2 dans l’atmosphère (ce que l’on appelle la capture du dioxyde de carbone dans l’air), ou lors des processus industriels, avant que le gaz ne soit émis (le captage et stockage du dioxyde de carbone), afin de le stocker hermétiquement. Expérimentées dès les années 1970 aux États-Unis, ces technologies connaissent un regain d’intérêt depuis les années 2010, et une accélération notable depuis 2019, souligne l’AIE, l’urgence climatique accroissant les investissements. Encore au Kenya, Octavia Carbon a inventé une machine pour aspirer le CO2 de l’atmosphère : le gaz à effet de serre sera piégé en profondeur dans la vallée du Rift en 2024, et la start-up se rétribuera en vendant des crédits carbone aux entreprises polluantes. L’AIE mise sur 1,6 milliard de tonnes de CO2 captées ainsi chaque année.

L’entreprise kenyane KOKO Networks vend ses gazinières au bioéthanol beaucoup moins cher grâce à sa vente de crédits carbone.DR/KOKO NETWORKS
L’entreprise kenyane KOKO Networks vend ses gazinières au bioéthanol beaucoup moins cher grâce à sa vente de crédits carbone.DR/KOKO NETWORKS

ACCUSATION DE NÉOCOLONIALISME

Parmi les principaux acheteurs de crédits carbone en Afrique se trouvent Delta Air Lines, Volkswagen, ou encore Netflix et Gucci : des multinationales occidentales soucieuses d’afficher, auprès de leurs clients, leur neutralité carbone. Les associations de défense de l’environnement (Greenpeace, Les Amis de la Terre…) estiment toutefois que ces entreprises– et leurs consommateurs éco-anxieux – s’achètent une bonne conscience à peu de frais, au lieu de décarboner leur production et leurs habitudes de consommation, alors que pas moins de 43 milliards de tonnes de CO2 sont émises chaque année… « Payer l’Afrique pour permettre les industries polluantes à poursuivre le saccage de la planète est juste une nouvelle forme de néocolonialisme », s’est insurgé Mohamed Adow, directeur du think tank Power Shift Africa, basé au Kenya, dans les colonnes du journal sud-africain Mail & Guardian, réagissant à la création de l’Initiative africaine sur les marchés du carbone (ACMI).

Lancée en novembre dernier à la suite de la Conférence de Charm el-Sheikh de 2022 sur les changements climatiques (COP27), elle est notamment pilotée par le vice-président nigérian Yemi Osinbajo, le directeur kenyan de M-Pesa Africa (pionnier du paiement par mobile) Sitoyo Lopokoiyit, et le PDG de la société américaine Verra (principal organisme de certification des crédits carbone). L’Initiative s’est fixée comme objectif la validation de 300 millions de tonnes de crédits carbone par an, pour créer 30 millions d’emplois sur le continent à la fin de la décennie : « La demande pourrait être multipliée par 15 d’ici 2030… Booster l’offre permettra les investissements tellement nécessaires » en Afrique, dans des secteurs allant des énergies renouvelables aux modes de cuisson décarbonée, en passant par le recyclage des déchets, l’agroforesterie, la préservation des forêts, des mangroves et des tourbières, ou encore l’amélioration de l’élevage, la production de biochar et la capture de carbone, détaille l’ACMI dans son premier rapport, Africa Carbon Markets Initiative : Roadmap Report, paru en novembre 2022. Par exemple, « 33 millions de petits paysans pourraient être rémunérés pour planter des arbres et améliorer la gestion des sols ».

En 2050, l’ACMI vise même 1,5 milliard de crédits par an et plus de 100 millions d’emplois. Le principal obstacle consiste dans le capital de départ demandé : « Une communauté gérant une forêt » sera tentée de «la convertir en terres agricoles», plutôt que de mettre en œuvre un projet de crédits carbone, plus complexe et dont le retour sur investissement se fera attendre. L’ACMI souligne également que le morcellement des terres agricoles africaines en petites propriétés complexifie le déploiement de projets à grande échelle, et réfléchit à des « micro-crédits carbone ». Également, les intermédiaires entre vendeurs et acheteurs de crédits carbone « peuvent faire payer des droits substantiels – jusqu’à 70%–, réduisant d’autant la rémunération des communautés locales ».

L’Initiative africaine insiste enfin sur la nécessité de renforcer la crédibilité du dispositif, afin de ne plus prêter le flanc aux accusations de « greenwashing ». Et pour cause : en janvier dernier, une enquête conjointe des journaux britannique The Guardian et allemand Die Welt mettaient en doute la majeure partie des certifications apportées par Verra, dont le patron est justement membre de l’ACMI… Pris en faute, l’organisme de certification américain a promis de réviser ses procédures, et son PDG actuel, David Antonioli, a annoncé sa démission.