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Les Nubians : Soul sisters

Par Michael Ayorinde
Publié le 20 février 2011 à 01h08
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Elles hument l’air d’une fin de journée ensoleillée et commandent illico deux tournées de bières ! « Ça, c’est mon côté français ! » fait remarquer Hélène dans un sourire. Et d’embrayer sur des souvenirs de troisièmes mi-temps bien arrosées à Bayonne, avec des rugbymen, « bien plus amusants que les footballeurs ! » On croit rêver, les aventures de Célia et Hélène au pays du foie gras et de l’armagnac ! Quoi, les Nubians, nom choisi en référence à la Nubie antique, en train de nous parler de leur amour du Sud-Ouest français ! Sacré grand écart ! Ou plutôt, belle pirouette du métissage !

Les demoiselles Faussart, de leur état civil, sont nées à Paris, d’un père français et d’une mère camerounaise. Lui chef comptable, athée, mais qui croyait que l’homme était foncièrement bon. Elle, camerounaise, infirmière, psychologue et sociologue, très pieuse mais qui dut se confronter à ce qu’il y a de parfois moins beau chez ses congénères. Les deux petites filles vivront d’abord au Tchad avec leur papa, puis en France, à Sarlat, en Dordogne, avec leur maman ! L’un écoutait Bach, Mozart ou Offenbach, l’autre Francis Bebey, Célia Cruz ou Charles Aznavour ! Et l’on pourrait ainsi prolonger indéfiniment ce jeu de miroirs biographique, où Occident et Afrique se regardent en complicité, où métissage, cosmopolitisme et appels d’air du monde ont toujours joué, chez elles, une belle partition.

« Nos parents nous ont appris à nous tourner vers l’autre, se rappelle Célia. D’ailleurs leurs plus beaux cadeaux, c’était de nous offrir des voyages. » C’est toujours en raison de ce melting-pot, de ce grand brassage des cultures et des âmes, que les Nubians vont lier leur destin et celui de l’Amérique. « Très jeunes, ce  pays nous attirait, précise Hélène, car c’est la terre d’émigration par excellence, le grand laboratoire où se prépare le monde de demain. » « Mais attention, ajoute Célia, quand on a enregistré le premier album, on ne connaissait pas encore les États-Unis. C’est grâce à ce disque qu’on les a découverts. » Allusion à leur formidable success story outre-Atlantique qui remonte à 1998.

Après avoir poursuivi leurs études de fac à Bordeaux, nos musiciennes en herbe se verront proposer par la major du disque Virgin, qui avait écouté une de leurs maquettes, de monter à Paris. En 1998, elles publient leur premier album, Princesses nubiennes. Bon accueil dans l’Hexagone mais, surtout, ça groove dur aux États-Unis ! Le disque cartonne : 500 000 exemplaires vendus (un million avec l’Europe) ! Phénomène exceptionnel pour des artistes français qui chantent en français. Une première depuis Édith Piaf et Charles Aznavour.

La recette de leur réussite outre-Atlantique ? Des textes où l’on évoque une certaine histoire nègre, comme dans « Makeda » (autre nom pour la reine de Saba) ou « Immmortel Cheikh Anta Diop », mais aussi les heurts, malheurs et amours de cette génération « mondialisée », « qui mange sushis comme ndolé », ainsi que le dit joliment Célia ; un son parfois venu d’ailleurs et des parfums rythmiques africains qui exhalent ici et là ; le tout sur fond de nu-soul, cette soul music revitalisée par la rudesse hip-hop et les sophistications du jazz et qui vient alors de naître. Un deuxième disque, One Step Forward, en 2003, dans la même veine, confortera la position des soeurs. Célia et Hélène sauront aussi accompagner l’explosion du slam en Amérique et largement précéder son boom en France, avec l’ambitieux CD, Echos-Chapter One : Nubian Voyager, édité en 2005.

Depuis 1998, donc, les deux soeurs vivent entre Paris et la Grosse Pomme, donnant une cinquantaine de concerts, aux États-Unis, par an, collaborant ou enregistrant avec, entre autres pointures de la scène locale, Talib Kweli, Black Eyed Peas ou The Roots. « Makeda » est devenu un standard. Et un de leur single, « J’veux d’la musique », représente la chanson française dans certains manuels scolaires !

Elles y ont aussi fondé leur boîte de production et d’édition, Nubiatik Publishing, qui leur permet de  mieux contrôler leurs oeuvres. Première réalisation : Nü (R)evolution, leur quatrième galette enregistrée entre Paris, New York, Detroit et Besançon, avec de nombreuses fines lames musicales. Toujours la nu-soul au programme, toujours ce souci de la forme, ces voix pleines de contrôle, cette envie de « frotter » des feelings différents… Second projet que les Nubians sont très fières d’annoncer : elles vont monter, en 2012, un festival de musique à Kribi, au Cameroun, à la programmation internationale, histoire d’aiguiser la curiosité artistique et intellectuelle du pays.

Mais l’idylle entre les deux sœurs et l’Amérique prendra plus récemment une autre dimension. Célia, « effondrée et inquiète » par l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, prend, en 2008, ses deux enfants sous le bras et s’installe à Brooklyn, dans une brownstone, une de ces demeures victoriennes qui sentent bon le New York de jadis. Fin juillet, Hélène sautera le pas à son tour et ira la rejoindre avec sa fille. « En France, notre partie blanche, les médias ne la voyaient jamais ! L’Hexagone préfère se percevoir à travers le succès de Laetitia Casta ou de David Guetta aux États-Unis. Je quitte donc la France, mais ce n’est pas un adieu. On reviendra un jour, avec encore plus d’énergie. » Mais rien d’amer dans cette déclaration à en juger par le visage apaisé d’Hélène. Nos métisses, comme tous les métis, savent pertinemment qu’elles sont partout chez elles, en un sens…

Jean-Michel Denis

Photos : Jean-Claude Dhien