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Mahamat Saleh Haroun : « Pour trouver sa voie, la culture est la seule arme »

Par Fouzia Marouf - Publié en avril 2018
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Récompensé à Cannes, Venise et dans d’autres festivals internationaux, en « exil » permanent, il est devenu l’un des grands du 7e art africain. À l’occasion de la sortie de son dernier fi lm, le réalisateur tchadien revient sur son parcours, son oeuvre, ses craintes et ses espoirs.
 
Un début d’après-midi, sur les hauteurs d’un quartier de Paris. Le bureau de Mahamat Saleh Haroun est baigné de lumière. Deux affiches de ses films fleurissent les murs, parsemés de nombreux livres. Né au Tchad, à Abéché en 1960, le réalisateur vit en France depuis 1982. Il est un des trop rares cinéastes du continent à collectionner les prix et la reconnaissance des cinéphiles. En 2010, alors qu’il n’a que cinq longs-métrages à son actif, le Festival de Cannes couronne Un homme qui crie du Prix du jury et la Mostra de Venise lui décerne le Prix Robert Bresson. Venise avec laquelle « MSH » connaît une véritable liaison amoureuse : Bye-bye Africa, sa première oeuvre, y avait obtenu la Mention spéciale du jury (1999) et Darat, saison sèche, le Prix spécial du jury (2006). D’abord journaliste dans une autre vie, chacun de ses films porte les stigmates de la réalité et des bouleversements de son pays. Miracle : après la récompense cannoise et les éloges de la presse, les autorités tchadiennes restaurent en 2011 le cinéma Le Normandie à N’Djaména, fermé depuis le milieu des années 80 au plus fort de la guerre civile. Créée en 1949, c’est aujourd’hui encore la seule salle ouverte. À travers ses oeuvres, Mahamat Saleh Haroun parvient à imposer une singularité : chacun de ses films est différent du suivant. Maîtrisant le documentaire comme la fiction, il flirte par exemple avec les codes du polar avec Grigris dans lequel il n’hésite pas à briser le tabou de la prostitution. Sa personnalité et son cinéma à la fois radical et teinté d’une esthétique hors pair séduisent la profession. On le retrouve membre du jury au Festival de Cannes aux côtés d’Abbas Kiarostami, en 2011. Et en juin 2012, il monte au créneau en adressant à Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication en France, un appel à sauvegarder le Fonds Sud qui permet notamment d’aider à financer des films africains. Aujourd’hui, avec Une saison en France, situé à Paris – une première –, Saleh retrace les difficiles destins de migrants. S’il prend le temps de répondre à chaque question, il préfère ne pas se prononcer sur son expérience d’ancien ministre de la Culture au Tchad, poste qu’il a occupé durant un an et dont il a démissionné en février dernier. Il nous reste toujours la possibilité d’imaginer ses amours déçues avec la sphère politique, ses espoirs et ses craintes pour sa terre natale qu’il n’a cessé de rêver, raconter, révéler à travers son regard de cinéaste engagé. 
 
AM : Comment êtes-vous venu au cinéma ? 
Mahamat Saleh Haroun : En voyant mon premier film sur grand écran à l’âge de 9 ans : un film indien, des studios de Bollywood. Je me souviens d’un gros plan qui m’a profondément marqué : une très belle actrice fixait la caméra, c’était ma Joconde. J’ai dès lors eu tellement d’amour dans ce regard, ce sourire, que j’ai eu envie à mon tour de transmettre ce bonheur et ce cadeau à d’autres. 
 
Vous avez été journaliste dans une autre vie, parlez-nous de votre passage à la réalisation… 
J’ai d’abord étudié le cinéma, que j’ai complété par une école de journalisme. Cela m’a beaucoup aidé, notamment pour acquérir les outils d’écriture et la façon d’aborder des angles méconnus, ou que personne ne soupçonne, contrairement à ceux qui s’avèrent être des lieux communs, afin d’aiguiser un regard neuf. J’ai travaillé comme journaliste car je ne voulais pas exercer un métier déclassé, je pouvais alors vivre de ma plume tout en étant proche du 7e art. 
 
Abbas, le personnage principal d’Une saison en France, incarné par Eriq Ebouaney, a fui la guerre en Centrafrique et se voit refuser sa demande d’asile politique. Vous avez aussi fui la guerre au Tchad au début des années 80… Ce récit d’inspiration autobiographique est-il une forme d’exutoire pour vous ? 
Oui, absolument. En France, je n’étais pas enseignant comme Abbas mais simple étudiant, nourri de nombreux rêves et plein d’espoir. On m’a refusé l’asile politique en 1983… Et aujourd’hui, la situation des réfugiés s’est aggravée, à l’instar des guerres civiles et du contexte politique difficile et peu enviable en Afrique. Il me fallait apporter un regard neuf sur l’odyssée des migrants, les risques auxquels ils sont confrontés, afin d’éviter l’écueil du côté spectaculaire véhiculé par certains films : montrer le quotidien, les conditions de vie d’un demandeur d’asile, cette souffrance qui ronge les êtres de l’intérieur. 
 
Et vous avez choisi Eriq Ebouaney pour donner cette dimension de combativité et de fragilité au héros principal… 
Il est, selon moi, l’un des grands comédiens d’origine africaine. Eriq n’a pas la carrière qu’il mérite alors qu’il a une présence extraordinaire. J’ai d’ailleurs écrit le scénario en pensant à lui. Après l’avoir lu, il m’a dit qu’on ne lui avait jamais proposé un rôle aussi important, complexe. Aujourd’hui, j’ai fait un long-métrage pour quelqu’un comme moi. Mais aussi pour donner de la visibilité à de acteurs talentueux auxquels la majorité des cinéastes ne fait pas appel ou alors pour des rôles mineurs. 
 
Est-ce par ignorance pour les acteurs issus du continent ? 
On ne les connaît pas. Dès lors, on les représente à travers des clichés, des caricatures, or il est difficile de jouer une caricature. Un comédien ne peut pas être bon en étant uniquement cantonné à une succession de clichés. Ça pose une autre problématique : comment faire carrière lorsqu’on est assigné à ce genre de rôles ? 
 
Était-il important pour vous de rappeler la vie passée d’Abbas, homme aisé à Bangui, entouré de sa femme et de ses enfants, qui tient à sa dignité au prix de lourds sacrifices ? 
La dignité est la dernière richesse que les hommes ont pour rester des êtres humains. Ensuite, vient la culture. Elle est l’ultime carapace. Contre laquelle personne ne peut rien. J’ai toujours filmé des gens dignes car c’est ce qui leur insuffle une forme d’humanité quelles que soient les épreuves qu’ils traversent. C’est en quelque sorte le dernier bastion, ils se battent férocement pour ne pas tomber en indignité. Une saison en France est à mes yeux un film positif, qui met justement en lumière cette forme d’exemplarité face à l’adversité. 
 
Cette bouffée d’espoir dans la vie de ce réfugié qui incarne également le visage accueillant de la France est portée par Fuyant la guerre Sandrine Bonnaire, bloc d’énergie solaire et rebelle. Leur couple rappelle une France mixte, faite de diversité. Comment s’est déroulée votre rencontre avec la comédienne ?
J’avais envie de travailler avec Sandrine Bonnaire depuis plusieurs années. J’ai pensé à elle très vite, pour incarner le rôle de Carole. C’est une comédienne qui est « cash », elle s’engage totalement dans ce qu’elle fait. Je voulais précisément ce sourire, cette humanité, cette bienveillance. Ce sourire qui représente cette France généreuse, accueillante. Je souhaitais, de plus, rompre avec l’image d’un cinéma dénué de mixité au quotidien. Je vis en France depuis plus de trente ans, j’ai vu un évident métissage éclore, se mettre en place, que je ne retrouve pas forcément dans les films actuels. 
 
Le sort des migrants est peu enviable. Votre cinéma est-il aussi garant d’une France plurielle ? 
Oui. C’est important : si on ne le fait pas, personne ne le fera. Nous sommes les dépositaires d’une mémoire. Ces histoires doivent s’inscrire dans le récit national, c’est un devoir. Elles apportent un autre regard et nous sommes les mieux placés pour parler de ces destins qui appartiennent à ce récit français. 
 
Représenter l’intimité de personnages confrontés à l’âpreté est associé à une esthétique hors pair qui signe un genre très affirmé dans vos films. Pourquoi ?
Je ne pense pas que la violence puisse uniquement être représentée sous le prisme de la laideur. Je m’attache à montrer des hommes engagés, en colère. J’en reviens à la représentation totalement biaisée de films qui se situent en banlieue, à coups de héros qui hurlent sans cesse. Au contraire, on peut filmer un SDF inscrit dans une révolte où la nature est sublimée, célébrée et non pas hideuse. C’est précisément ce contraste entre la beauté du monde et la violence vécue par certains êtres qui m’intéresse, cette âpreté dont vous parlez. 
 
À travers certains de vos précédents films – Un homme qui crie, Daratt saison sèche, Grigris – vous humanisez à l’extrême les personnages en marge. Pourquoi une telle fascination ? 
Pour leur première collaboration, le film a mis en lumière une sincère complicité entre Sandrine Bonnaire et le metteur en scène. FRANCK VERDIER
Je ne sais pas si c’est une fascination pour les petites gens mais ceux qui sont en marge sont majoritaires dans le monde. Ce sont les destins de ces petites mains qui m’interpellent dans leur quotidien car ils se battent pour donner du sens à leur vie. C’est ce que j’ai envie de montrer à travers mes films. De plus, la marge est ce qui impulse le centre, on le voit avec la langue qui accouche de mots, nés de cette marge qui dit ce que ressentent les laissés-pour-compte, exclus du boom économique. C’est à partir de là, qu’il y a une force créative et une marche en avant, on y est plus libre et moins formel : du sang neuf est irrigué vers ce centre incarné par des gens opulents, en place. Des films réalisés de l’autre côté du périphérique comme Divines de Houda Benyamina ou La Haine de Mathieu Kassovitz le démontrent. Cela dit, je ne cherche pas seulement à humaniser mes personnages, mais j’essaie de les intégrer en humanité. Sans regard condescendent bien entendu, tout en les inscrivant dans leur intimité. Mon désir est le suivant : comment faire société quand on partage le même espace ? Comment raconter les autres en rappelant qu’on est ensemble, qu’on partage le même destin. 
 
La filiation, la passation des aînés vers les plus jeunes se fait dans la douleur, le sang, la mort. Est-ce une métaphore de l’Afrique et de sa jeunesse face à son avenir ? Et aux nouveaux défis du continent ? 
Je ne sais pas, mais il y a bien plus de réflexion, de matière à raconter des histoires dès lors que les problématiques sont plus aiguës. Évoquer le bonheur est relatif : pour certains, c’est avoir une maison, une femme, un compte en banque bien rempli. Alors que pour d’autres, c’est de manger trois fois par jour. La question c’est : comment faire face à la mort, la tragédie ? Des souffrances que tout être humain peut comprendre, s’il y a égalité entre les êtres humains, c’est finalement face à la mort, la maladie, la perte : face à cela, nous sommes tous démunis. Mon désir est de transmettre ces problèmes existentiels au plus grand nombre. 
 
Comment a été accueilli au Tchad votre précédent documentaire Hissein Habré, une tragédie tchadienne ? 
Il a été bien accueilli, les gens étaient contents. J’ai appris qu’il figurait parmi les 20 meilleurs films de l’année d’après le New York Times. Je ne suis pas un cinéaste politique, je viens d’un endroit où parler de cette histoire est un devoir pour le réalisateur que je suis. Raconter le combat de ces Tchadiens, ces héros du quotidien qui se battaient pour que justice soit rendue, est important. Ce sont des gens qui font aussi l’Histoire. Mon rôle est de rendre compte de leur combat, de documenter. Il s’agissait pour moi de les inscrire dans l’éternité en toute fraternité. Ils avaient besoin de moi pour que je raconte leur histoire. Une réalisatrice espagnole a fait un court-métrage sur ce sujet, diffusé sur les réseaux sociaux avec la voix off de Juliette Binoche qui n’a jamais mis les pieds au Tchad, qui ne connaît rien de la réalité du pays. On a voulu faire de cette histoire un projet artistique alors qu’il s’agit d’une question éminemment politique. Je me devais de parler de cette tragédie. 
 
Vous êtes un des rares cinéastes africains à avoir été récompensé au Festival de Cannes en 2010, avec le poignant Un homme qui crie, couronné du Prix du jury. Qu’est-ce que cela vous a alors inspiré ? 
Aux côtés d’Asia Argento lors de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes 2010, où son film, Un homme qui crie a remporté le Prix du jury. NIVIERE/LYDIE/NIKO/SIPA
C’était un prix chargé d’une incroyable reconnaissance et, ce qui était aussi très important, tenait au devoir d’exemplarité que ça avait suscité auprès de la jeunesse. J’avais davantage envie de raconter avec exigence l’amour de cette terre tchadienne, donc africaine. La joie témoignée par les Tchadiens m’a beaucoup ému, ils avaient enfin l’impression d’exister. C’était absolument extraordinaire, certains confondaient Cannes et Paris, mais avaient conscience que cette récompense représentait un titre important dans la profession. Je me suis dit qu’une porte était ouverte afin que d’autres poursuivent sur la même voie. 
 
Vous aviez une grande amitié avec Idrissa Ouedraogo, grand cinéaste burkinabè récemment disparu il y a peu et primé à Cannes en 1990… 
Idrissa était le meilleur d’entre nous. Sa disparition laisse un grand vide. Il m’appelait souvent, il avait toujours des idées, des projets. C’était un homme d’une grande générosité. Il nous manque. 
 
Vous vivez depuis plusieurs années entre la France et le Tchad. Vous avez dit « j’ai eu une vie d’exilé, la création était en quelque sorte ma maison, la seule maison possible pour disposer d’une sorte de territoire mental »... 
Oui. Mon équilibre se situe au milieu de ces deux pays. Pour moi, avancer, c’est se mettre en déséquilibre en permanence. (Il se lève et met un pied devant l’autre). À un moment donné, l’exilé habite un territoire mental et la création permet de se souvenir de ce dont on a été séparé, arraché. On reconstruit en créant. On négocie en permanence avec notre nouvelle vie, l’exil étant une souffrance qu’on allège par le biais de la création. Si Picasso n’avait pas vécu en France, aurait-il eu cette énergie ? Son oeuvre aurait-elle été aussi prolifique ? Aussi importante ? Mystère. 
 
On vous dit solitaire, homme à la libre parole… Comment vous définiriez-vous ? 
(Il sourit). Je ne saurais le dire. Le mot liberté a été un peu galvaudé au sens où aujourd’hui, on l’entend davantage comme radical. Mais dans son étymologie, son sens premier, radical vient du mot racine. Et cela est très beau. Je dois avouer qu’il m’est difficile de me définir moi-même, mon humilité m’empêche de le faire. 
 
Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas été réalisateur ? 
J’aurais été cuisinier. Métier qui rejoint le cinéma puisque faire la cuisine est aussi un acte d’amour, partagé avec les autres. La création de plats différents est comme chaque nouveau film, une forme de voyage : nourri de diverses saveurs à travers les goûts, la texture, la matière. D’ailleurs, les exilés s’attachent en premier à la cuisine qui les lie à leur terre natale tel que quelque chose d’essentiel. 
 
Vous dites, « plus on est pauvre, plus la culture et la pensée sont importantes ». La culture peut être une arme pour combattre les dogmes et le fanatisme ? Est-ce la réponse de Djibril, héros indomptable de votre premier roman Djibril ou les ombres portées (éd.Gallimard) aux prises avec la vindicte et la bêtise humaine qui apprend Candide par coeur car on apprend aussi le Coran par coeur ? 
Oui, la culture est la seule arme qui permet à chacun de trouver sa voie, de se construire, de se soustraire à l’aliénation, de cheminer vers la liberté, liberté que j’estime comme horizon incontournable de l’humanité.