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Mahi Binebine.KAMAL
Mahi Binebine.KAMAL
Entrevue

Mahi Binebine
«L’Afrique peut devenir une conscience pour tous»

Par Astrid Krivian - Publié en mars 2024
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Écrivain, peintre, sculpteur, militant, créateur socialement engagé, cet enfant de Marrakech est bien décidé à faire bouger les lignes, quel que soit son moyen d’expression. L’art et la culture sont résolument tournés vers l’Autre. Et le continent doit retrouver toute sa place sur la scène du monde.

La ville rouge a accueilli la deuxième édition du festival, qui a rassemblé plus de 10000 participants.DR
La ville rouge a accueilli la deuxième édition du festival, qui a rassemblé plus de 10000 participants.DR

Il est surtous les fronts. La deuxième édition du Festival du livre africain de Marrakech, qu’il a cofondé et qu’il préside, vient tout juste de s’achever qu’il s’envole déjà pour New York, où il présente à la galerie Sapar Contemporary sa nouvelle exposition «On the Line» (du 21 février au 5 avril). Peintre, sculpteur,romancier, initiateur de multiples actions culturelles et sociales au Maroc, Mahi Binebine ne compte ni son temps ni son énergie. Et surtout, il garde le cap. «Je suis extrêmement organisé, je sais où sont mes priorités, et puis j’aime les gens. On peut mener des projets dans la bonne humeur!», confie cet ancien professeur de mathématiques. Joviale, sa parole est rythmée par de généreux éclats de rire. L’artiste, dont certaines œuvres figurent dans la collection permanente du musée Guggenheim de la Big Apple, n’est pas seulement mû par la nécessité de s’exprimer, de créer. Ce philanthrope est aussi habité par une mission donquichottesque de redresseur de torts, afin d’insuffler plus de justice et d’égalité. Avec le réalisateur Nabil Ayouch, il a fondé dans son pays les centres culturels Les Étoiles, dédiés à l’enseignement des arts, des langues, de l’informatique pour les enfants défavorisés. Tandis qu’il planche à la conception de sa propre fondation dans la ville rouge, un lieu d’exposition quiréunira ses quelque 2000 œuvres, et qu’il finalise l’écriture de son prochain roman consacré à sa mère, il se réjouit du succès de son jeune Festival du livre africain de Marrakech, qui s’est tenu du 8 au 11 février dernier. Célébrant l’amour des lettres dans une perspective panafricaniste, cette manifestation gratuite a rassemblé 10000 participants et une cinquantaine d’auteurs et de penseurs venus d’Afrique, d’Europe, des Caraïbes, d’Amérique (Souleymane BachirDiagne, Mia Couto, Edgar Morin, Louis-Philippe Dalembert, Alain Mabanckou, Seynabou Sonko, Yasmine Chami, Waciny Laredj, Hemley Boum, Wilfried N’Sondé, pour ne citer qu’eux). Ponctué de débats, de cafés littéraires, d’ateliers menés par les écrivains auprès des élèves de Marrakech et de sa région, ce festival a pour ambition de susciter le dialogue et de tisser des liens entre les auteurs du continent et de sa diaspora, pour penser ensemble les défis du monde actuel et réfléchir au rôle que la littérature peut y jouer.

AM: La deuxième édition du Festival du livre africain de Marrakech (FLAM) vient de s’achever. Quels en sont les enjeux?

Mahi Binebine: Nous avons lancé ce festival afin de faire connaissance avec nos voisins, que

Les centres culturels Les Étoiles, au nombre de cinq à travers le pays, ont été fondés par Mahi Binebine et Nabil Ayouch pour accompagner les enfants défavorisés.DR
Les centres culturels Les Étoiles, au nombre de cinq à travers le pays, ont été fondés par Mahi Binebine et Nabil Ayouch pour accompagner les enfants défavorisés.DR

nous avions l’habitude de rencontrer en Europe ou aux États-Unis, mais pas chez nous, en Afrique! Avec les fondateurs du FLAM la journaliste Fatimata Wane-Sagna, l’enseignante-chercheuse en littérature Hanane Essaydi et l’acteur culturel de premier plan Younès Ajarraï, nous nous sommes lancés dans cette aventure, qui a vraiment pris. Nous voulons cesser de regarder systématiquement vers l’Europe, nous voulons nous tourner vers le Sud. Redynamiser les liens au sein de la population est une urgence. Parlons sans langue de bois: l’Occident se ferme au nez des Africains. Pour obtenir un visa, c’est la croix et la bannière. On interdit même à des artistes de certains pays d’aller se produire en France. Cette crise des visas avec l’Europe est désastreuse pour tout le monde. Mais a-t-on vraiment besoin de chanter, d’exposer son travail à Paris, Londres ou Berlin pour exister? Non. On peut exister chez nous. L’Afrique est immense, riche, lumineuse.

Quel esprit a marqué cette nouvelle édition?

L’an dernier, pour la première édition, nous avons abordé les sujets qui fâchent: le passé esclavagiste du Maroc, le racisme qui persiste. Cette année, nous avons parlé d’un imaginaire commun, de ce qui nous fait rire et pleurer ensemble. Cette deuxième édition était magique, exceptionnelle. Au cours de son grand entretien public, le philosophe Edgar Morin m’a rappelé Stéphane Hessel, quand ce dernier disait: «Indignez-vous!» Il a eu cette même hauteur quand il a dénoncé le silence de l’Occident et des pays arabes face au génocide en cours à Gaza. Il a interpellé le monde et demandé: êtes-vous encore des humains? C’était extrêmement émouvant.

La transmission envers les jeunes est un volet essentiel du festival, notamment à travers les ateliers d’écriture, les rencontres et les master-class avec les auteurs,menés dans les établissements scolaires…

Le but premier du FLAM est de faire lire les gens, surtout les jeunes. Les Marocains ne lisent pas:

De gauche à droite, Nabil Ayouch, Vanessa Branson, Mahi Binebine et Alya Sebti, lors de la cinquième édition de la biennale de Marrakech, en 2014.DR
De gauche à droite, Nabil Ayouch, Vanessa Branson, Mahi Binebine et Alya Sebti, lors de la cinquième édition de la biennale de Marrakech, en 2014.DR

des études font état de seulement quelques minutes par an consacrées à la lecture! Nos auteurs invités sont allés à la rencontre des élèves, qui avaient étudié leurs livres au préalable, dans 25 établissements scolaires lycées, universités, etc. C’est une façon de leur donner envie de lire, sans les forcer, et de dire: grâce aux romans, vous pouvez vivre mille vies. Et pourquoi pas susciter des vocations? Ces jeunes posaient des questions pertinentes. On les invite à rêver chez eux, en Afrique, et pas ailleurs.

Le cœur battant du festival se déroule dans le centre culturel Les Étoiles de Jamaa el-Fna, que vous avez cofondé avec le cinéaste Nabil Ayouch. Ces établissements dédiés à l’apprentissage des arts des langues, de l’informatique sont l’affaire de votre vie, dites-vous.

Ils ont pour vocation de donner leur chance aux enfants défavorisés. Nous avons ouvert cinq centres à travers le Maroc (Casablanca, Tanger, Fès, Agadir, Marrakech), et un nouveau va être inauguré à Tanger, où la demande est très forte. Chaque centre réunit 1000 enfants. Et puis, en parallèle, nous avons créé il y a quelques mois une académie des arts à Casablanca, en vue de former, en deux ans, des directeurs et directrices de centres culturels. Car nous avons besoin de personnels formés. Ce diplôme suscite un bel engouement: 500 étudiants y sont inscrits.

Vous avez exposé vos œuvres à la foire d’art contemporain africain 1-54, qui se tenait en même temps que le FLAM. Votre travail de plasticien est-il moins hanté par le thème de l’enfermement, lié aux 18 ans qu’a passés votre frère dans la prison de Tazmamart?

Mahi Binebine, Le Migrant (2016) .DR
Mahi Binebine, Le Migrant (2016) .DR

Cela a pris du temps, mais je pense que je me libère peu à peu de cette histoire. Mes œuvres sont moins marquées par la répression, mes personnages ne sont plus ligotés, coupés en deux; ils sont plus libres, parfois même joyeux. Je travaille désormais pour ma postérité, car je vais ouvrir ma propre fondation. J’ai acheté deux hectares dans la palmeraie, et mon ami architecte Rachid Andaloussi est en train de concevoir un musée de 6000 m2 couverts, où 2000 œuvres seront exposées. On rêve d’un jardin incroyable, imaginé par les grands paysagistes Pascal Lopez et Umberto Pasti, un écrin pour une centaine de grandes sculptures. On va concurrencer le jardin Majorelle! La fondation sera dotée d’un auditorium de 220 places, d’un restaurant de 300 couverts. Une galerie de 500 m2 sera réservée aux expositions temporaires, pour des artistes invités. Ce sera mon cadeau à la ville de Marrakech. Les travaux démarrent, et l’ouverture est prévue en 2026.

Quels sont les besoins des artistes plasticiens au Maroc?

Ils ont besoin de musées. Il y a une institution importante à Rabat [musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, ndlr]; le reste, ce sont des bricoles. Ce pays a besoin d’une vraie politique culturelle. On n’a pas encore compris, intégré cela: la culture est une source de développement. Beaucoup de copains me rétorquent: «Tu nous embêtes avec ta culture prioritaire. On a besoin de nourrir les gens, et toi, tu nous parles de danse!» Mais en France, par exemple, le secteur culturel contribue beaucoup plus au PIB que l’industrie automobile. La culture peut générer des montagnes de revenus, si on l’encourage, si on ouvre des musées, des salles de cinéma… Il y a tout à faire dans ce pays. On est encore vierges.

Êtes-vous attentif aux œuvres que produisent les jeunes créateurs?

Oui. Diplômée des Beaux-Arts de Casablanca, et surtout de Tétouan, cette nouvelle génération d’artistes est incroyable, surprenante. Ils n’ont aucun complexe, vraiment. Ils détruisent les limites matérielles de la peinture , ils utilisent tous les moyens que leur offre le nouveau siècle . On me donne souvent des cartes blanches . Je choisi s toujours le s meilleurs artistes : la dernière fois , j’ai exposé aux côtés de huit jeunes, j’ai eu peur pour ma pomme. Ils étaient bien meilleurs que moi ! [Rires.] C’est impressionnant , ce qui se prépare dans ce pays . Maintenant , il faut leur donner les moyens de travailler . Le marché est tout petit, mais il es t en train de se développer. Je suis optimiste pour l’avenir de l’art au Maroc .

En juin 2023 , à la suite du naufrage d’un bateau parti de Libye , transportant 75 0 personnes déplacées, vous avez publié une tribune dans le journal Le Monde, indigné de «l’hypocrisie des gouvernements occidentaux vis-à-vis de l’immigration clandestine». Votre roman Cannibales, publié en 1999, redonnait un visage humain , une histoire de vie derrière les chiffres , les statistiques . C’es t le rôle , le devoir, d’un artiste de dénoncer les injustices , de prendre la parole sur ces sujets ?

Le dernier ouvrage du prolifique auteur est paru en 2022 aux éditions Stock.DR
Le dernier ouvrage du prolifique auteur est paru en 2022 aux éditions Stock.DR

C’est la seule arme que nous ayons. On pouvait secourir ces 750 personnes sur le bateau. On ne l’ a pas fait , on les a laissée s se noyer. C’était une décision politique de les laisser mourir . C’es t un scandale , c’est terrifiant . Je ne pouvais pas me taire. Tout comme je ne peux pas me taire quand je vois qu’un génocide est en cours à Gaza , et bientôt à Rafah, où des dizaines de milliers de gens vont perdre la vie, car il s n’ont nulle part où fuir . Et l’Occident reste silencieux face à ça … Il ne peut plus nous vendre les droits de l’Homme ! Cette virginité humaniste, on ne l’achète pas, on ne la croit plus . Comme disait Edgar Morin, ce silence est honteux pour les humains.

Vous vous êtes réinstallé au Maroc en 2002, après avoir vécu en France. C’est l’accession au second tour de l’élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen, candidat du Front national, qui vous a poussé à quitter l’Hexagone. Comment observez-vous la vie politique et médiatique française, où l’extrême droite omniprésente s’est banalisée?

L’extrême droite ne s’est pas banalisée, pour moi. En 2020, j’étais lauréat du prix Méditerranée pour mon roman Rue du pardon. J’y ai renoncé, car je ne veux pas serrer la pince à Louis Aliot, le maire Rassemblement national de Perpignan [ville qui parraine ce prix, ndlr]. Je ne m’y résous pas. Les sondages estiment à 29% les intentions de vote pour le Rassemblement national lors des prochaines élections européennes, et cela m’effraie. Ce populisme se développe aussi en Italie, en Hongrie… Pour cette raison, des événements comme le FLAM ont tout leur sens. Car l’Afrique peut devenir une conscience pour le reste du monde. Comme l’a affirmé le philosophe Souleymane Bachir Diagne lors de sa leçon inaugurale, le continent peut être porteur d’un récit, d’un message pour le monde. Pour le citer, l’Afrique peut être la «matrice d’une humanisation continue du monde», «pour surmonter la fragmentation» et «aller vers une humanité partagée». On ne va pas déchirer la page de la colonisation, mais on peut la tourner, on peut avancer, avoir un autre discours, une autre approche. On peut rêver d’un monde plus juste. Le passé, c’est le passé. On doit s’ouvrir vers l’avenir et travailler ensemble, d’égal à égal. Pas l’un pour l’autre, mais l’un avec l’autre.

Quels étaient vos rêves, adolescent? Étaient-ils bercés par les chansons contestataires du célèbre groupe marocain Nass El Ghiwane?

les membres du groupe Nass El Ghiwane.DR
les membres du groupe Nass El Ghiwane.DR

Oui! Pour ma génération, Nass El Ghiwane, c’étaient des artistes phares. À l’époque, on contestait l’autoritarisme. Nous comprenions leurs paroles puissantes, à peine voilées, et elles nous soulageaient. Le régime de Hassan II les laissait chanter un peu, car cela représentait une forme de catharsis; mieux valait laisser les gens protester parle chant que parles pierres! Je rêvais d’être musicien, de devenir un chanteur de charme. Je faisais partie d’un groupe de musique, on se produisait, et j’ai carrément quitté l’école pour me lancer. Mais on ne m’a pas laissé faire, on m’a dit: «Tais-toi, tu chantes comme une casserole!» [Rires.] Et à 16 ans, ma mère m’a envoyé à l’internat, à Rabat, pour étudier. C’était au lycée Moulay Youssef. On aurait dit une prison, avec ses hauts remparts. La seule manière d’en sortir, c’était de bien travailler. Après le bac, je me suis retrouvé à Paris, où j’ai étudié, puis enseigné les mathématiques. Et finalement, je suis redevenu artiste, une évidence depuis le premier jour.

Que vous a transmis votre mère, à qui vous consacrez votre prochain livre?

l’écrivain espagnol Agustín Gómez-Arcos, sources d’inspiration pour Monsieur Binebine.DR
l’écrivain espagnol Agustín Gómez-Arcos, sources d’inspiration pour Monsieur Binebine.DR

Ma mère est omniprésente dans tous mes romans. Cette femme incroyable a élevé seule ses sept enfants. Mon père est parti quand j’avais trois ans, donc on ne le voyait pas. Elle a travaillé en tant que secrétaire dans un monde d’hommes. Il fallait qu’elle se batte, et elle s’est battue. À 40 ans, alors qu’elle n’avait pas le bac, elle a commencé à faire des études, a obtenu le certificat de capacité en droit et décroché une licence, une maîtrise à l’université. Elle est devenue inspectrice des finances à Marrakech. Elle nous a montré le chemin. On ne pouvait pas ne pas réussir. C’était hors de question! Il fallait être le premier, le meilleur de la classe. Et nous avons réussi! Mes trois sœurs sont docteures en littérature, professeures à la faculté, mon frère réalise une grande carrière dans les finances aux États-Unis, mon autre frère, disparu aujourd’hui, dirigeait un hôtel… Mon prochain roman, qui sera, en effet, dédié entièrement à ma mère, paraîtra juste avant la prochaine édition du FLAM. Comme quoi, notre festival est important! Les éditeurs le prennent en compte dans leur agenda. Une collection publiant les leçons inaugurales du FLAM va même être créée! Celle de l’an dernier, donnée par J.M.G. Le Clézio, a été publiée en janvier 2024: Identité nomade, chez Robert Laffont.

La liberté, les droits, il faut les arracher, d’après vous?

​​​​​​​Rien ne se donne. Les droits s’arrachent. Il faut lutter bec et ongles pour changer les choses. On est en train de le faire. Par exemple, je viens de terminer une exposition, «Le Droit de vivre», contre la peine de mort. J’ai invité des artistes, écrivains et penseurs marocains pour écrire un livre à ce sujet. Au Maroc, on en est encore là, et aux États-Unis aussi. On se bat à travers des combats esthétiques, littéraires. Je réfléchis à une prochaine exposition sur l’égalité dans l’héritage, car au Maroc, un garçon hérite deux fois plus qu’une fille. Il faut changer les choses, non pas en lançant des pierres, mais par la pédagogie, en expliquant qu’on ne vit plus au XIVe siècle. Le monde change. Il faut s’adapter, mais il y a encore beaucoup de résistances. Donc il faut arracher les droits, qui relèvent bien souvent du bon sens.

Comment avez-vous observé la mobilisation de la société civile marocaine à la suite du terrible tremblement de terre qui a frappé le sud du Maroc en septembre 2023?

La mobilisation des Marocains était exceptionnelle. Un travail remarquable, colossal, a été effectué. Avec mes sœurs, nous nous sommes rendus sur le terrain, nous avons distribué des milliers de paniers de nourriture. On est loin d’avoir tout réglé. Quand l’hiver est arrivé, les gens vivaient encore sous des tentes. Mais ça avance. Je ne suis pas fan du mot, mais il y a cette résilience chez les Marocains.

Derrière la publication de votre premier roman, Le Sommeil de l’esclave (Stock), en 1992, il y a une belle histoire de transmission. Racontez-nous.

C’est grâce à mon ami, le regretté écrivain espagnol Agustín Gómez-Arcos que Dieu ait son âme. Il avait compris que j’étais un artiste. Pour fuir le franquisme, il s’était installé en France, puis à la mort de Franco en 1975, il partageait sa vie entre Madrid et Paris. On s’écrivait des lettres. Remarquant ma jolie plume, il m’a conseillé d’écrire. «Cherche dans les histoires de ta famille, tu trouveras plein de choses à raconter», me disait-il. J’ai écrit un premier roman, Le Sommeil de l’esclave, inspiré par la vie d’une femme qui vivait chez nous, notre nourrice, issue de l’histoire de l’esclavage. J’ai remis le manuscrit à mon ami Agustín. Il a lu une page, puis on s’est mis au travail. Chaque jour, après mes cours de maths au lycée, je le rejoignais dans un café à Saint-Germain-des-Prés.

Il corrigeait mon texte ligne après ligne, phrase après phrase. C’est lui qui m’a appris le métier. Une fois le manuscrit mis au propre, il l’a donné à Claude Durand, qui à l’époque coiffait les éditions Stock et Fayard. Ce dernier l’a pris tout de suite. Traduit en trois ou quatre langues, le livre a connu beaucoup de succès.

Comment avez-vous vécu ce joli succès, et votre nouveau statut d’auteur?

J’étais invité partout, et on me disait: «Tu es écrivain.» J’avais du mal à y croire… Mais il fallait désormais rédiger un deuxième roman, qui a été Les Funérailles du lait (Stock, 1994). Je me suis inspiré de ma mère, qui attendait chaque jour son fils, mon frère, emprisonné à Tazmamart. Elle a dû être opérée et amputée d’un sein. Dans le roman, je l’ai imaginée demander qu’on lui rende son sein. Elle le met dans un sachet plastique et lui parle comme si c’était son enfant disparu. Elle l’enterre dans le caveau familial en s’adressant aux hommes: «Vous avez volé la vie de mon gosse, vous n’allez pas voler sa mort.» C’est un combat pour la mémoire. Quand j’ai fini de l’écrire, je suis allé voir Agustín, afin de lui soumettre et qu’on le retravaille. Mais il a refusé de le lire, et m’a dit: «Je ne suis pas ta mère. Je t’ai aidé à produire le premier, je t’ai trouvé un éditeur. Si tu n’as pas compris, change de métier!» Ça a été terrible. J’ai alors remis le texte aux éditions Stock. J’ai attendu des semaines, fébrile. Je dormais très mal. Jusqu’à ce que je reçoive une réponse positive. Quand Agustín était mourant, je lui rendais visite à l’hôpital. Un jour, il m’a confié que ça avait été une violence pour lui de ne pas avoir lu mon manuscrit. Mais c’était sa manière de me faire prendre conscience que j’étais désormais un écrivain, que je n’avais besoin ni de lui ni de qui que ce soit d’autre. Voilà pourquoi, aujourd’hui, j’aide des gamins. Parce que des personnes m’ont fait ce genre de cadeau.