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Malek Bensmaïl
« C’est le film de l’Algérie »

Par Fouzia Marouf - Publié en octobre 2018
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Dans La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire, le réalisateur algérien s’attaque au monument anti-impérialiste de 1966 signé Gillo Pontecorvo, encensé et censuré, qui reconstituait l’affrontement de 1957 entre « paras » français et FLN. Un documentaire éminemment politique, signé par un cinéaste réellement engagé.
 
Sourire en bannière, chapeau élégant, Malek Bensmaïl se raconte sans détours au coeur d’un hôtel du centre parisien. Né à Constantine en 1966, rompu au 7e art après une formation acquise entre Paris et Saint-Pétersbourg, c’est caméra à l’épaule qu’il a choisi de dire les maux, les espoirs, de ses contemporains dans une Algérie tout à tour exsangue et renaissant de ses cendres où il a décomplexé l’écriture de l’Histoire. S’il consacre depuis près de vingt ans son oeuvre au documentaire de création, il est aujourd’hui un des trop rares documentaristes du continent. Engagé, impartial, il signe dès 1996, Territoires, qui évoque les violences subies par les Algériens. Récompensé par de nombreux prix prestigieux dont le Loupbar, prix de la meilleure découverte documentaire, le film sillonne les quatre coins du monde. Suit en 1999, Boudiaf, un espoir assassiné sur Mohamed Boudiaf, président tué six mois après son retour d’exil de trente ans. Au fil de films singuliers, flirtant avec la politique, Bensmaïl pose la volonté d’inscrire une mémoire contemporaine à travers les bouleversements complexes de son pays. Toujours tourné vers un cinéma-vérité, fils du fondateur de la psychiatrie algérienne, il réalise Aliénations en 2004, en hommage à son père, couronné d’une pluie de distinctions dont le Prix spécial du jury au Fespaco. Ou ausculte la transmission des savoirs avec La Chine est encore loin, explorant les enjeux de l’intégrisme. « L’école doit jouer un rôle essentiel d’émancipation, précise-t-il. Plus on sera transparent avec notre histoire, avec nos enfants, mieux on se portera. Plus on cachera, plus on sera aux prises avec la corruption, les non-dits, le ralentissement économique. Le secret appelle la corruption. » Fidèle à sa veine militante, il a présenté La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire lors de sa sortie en Algérie fin avril, documentaire consacré au film du même nom de Gillo Pontecorvo (lire encadré page ci-contre). Un nouvel opus ambitieux qui cette fois, n’a pas été sous le coup de la censure et renoue avec l’héritage de celles et ceux qui se sont battus pour un pays libre et indépendant.
 
AM : Comment est née l’idée de votre documentaire La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire à partir de La Bataille d’Alger, réalisé par Gillo Pontecorvo ?
Malek Bensmaïl : À travers mes films, je questionne l’institution en Algérie. Le pouvoir dans Boudiaf, un espoir assassiné, la psychiatrie dans un hôpital à Constantine avec Aliénations. Puis, le système éducatif dans La Chine est encore loin, qui se situait dans une école de Ghassira, petit village des Aurès, berceau de la révolution. Ou le processus électoral et la démocratie avec Le Grand Jeu et la presse avec Contre-Pouvoirs (en immersion dans la rédaction du quotidien El Watan, NDLR). Tous mes documentaires se construisent à la manière d’une maison avec ses fondations. Et, à un moment de cette filmographie, je me suis demandé « qu’est-ce qui a bercé mon enfance algérienne ? » (sic). C’est, en premier lieu, l’émotion de la première image, ensuite; le premier film qui m’a marqué, La Bataille d’Alger, et enfin, le rapport au politique, qui me sont d’emblée venus à l’esprit. C’est une oeuvre qui s’inscrit tel qu’un mythe, et qui questionne la notion de nationalisme. La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo fait partie de mon enfance car il passait à la télévision deux fois par an pour commémorer l’indépendance du 5 juillet 1962 et le déclenchement de la révolution le 1er novembre 1954. Je connais les dialogues par coeur : à la récré, on jouait les personnages. L’un incarnait un commando FLN, l’autre le général Massu. Ce film a également marqué toute une population au fil du temps mais aussi la nouvelle génération.
 
Pourquoi avez-vous tenu à raviver un récit aussi ambitieux et quasi sacré dans l’inconscient collectif algérien ?
Ce qui m’a surtout interpellé tient à la décision du pouvoir algérien, qui a choisi de produire La Bataille d’Alger très vite après l’indépendance. Il a été tourné en 1965, mais dès les premiers jours de liberté, l’idée de la production a germé dans les arcanes du pouvoir. Je voulais apporter un vrai regard sur ce qu’on ne nous avait jamais dit. Déjà, en 1957, Gillo Pontecorvo et le grand scénariste Franco Solinas étaient venus à Alger afin d’écrire un long-métrage sur la vie d’un parachutiste réformé de la bataille d’Alger, devenu photographe reporter de Paris Match. Le film devait s’intituler Para, et Paul Newman, incarner le rôle, j’ai retrouvé le scénario dans les archives ! Je souhaitais comprendre le choix de ce film anticolonialiste. Ce projet était fort, il devait montrer les comportements des parachutistes français avec le peuple algérien. Puis j’ai rencontré Yacef Saâdi lors d’un entretien chez lui. Cet ancien chef FLN de la zone autonome d’Alger souhaitait dès la sortie de prison, coûte que coûte, adapter ses mémoires, en disant : « Je veux parler de la bataille d’Alger. » Il proposait un point de vue algérien et non pas uniquement français. « J’en suis arrivé à la conclusion que le regard de Pontecorvo et Solinas sur l’aspect militaire de la France avait été suffisamment documenté avec le projet de film, Para, puisque l’armée française, avait été incarnée par les généraux Massu et Bigeard. Et le point de vue de l’Algérie, était aussi éclairé avec le livre de Yacef Saâdi qui évoquait la dimension de commando du FLN de la Casbah d’Alger (d’après lequel le scénario du film a été écrit, NDLR). Mon film met aussi la lumière sur les anonymes, tous les techniciens algériens, absolument formidables mais peu formés au cinéma. Ils avaient un projet magnifique. La Bataille d’Alger a été tournée en six mois, à peine trois années après l’indépendance : les souvenirs et les mémoires étaient encore à vif. L’émotion, à son comble.
 
Parlez-nous de votre rencontre avec Yacef Saâdi, ancien chef FLN qui joue son propre rôle dans le film et qui a créé Casbah Films, la première société de production en Algérie afin de financer une partie de La Bataille d’Alger...
Il est maintenant âgé. J’ai aussi rencontré sa fille, qui gère Casbah Films aux États-Unis. Durant notre rencontre, Yacef Saâdi a davantage parlé de Massu et de Bigeard que de l’oeuvre. Nous avons parlé d’Histoire, peu du film. Dans le microcosme algérois des anciens combattants, il y a eu pas mal de polémiques autour de la véracité de l’histoire même de la bataille. Je ne souhaitais surtout pas entrer dans ce débat car ce n’est pas de mon ressort mais celui d’historiens. Je suis cinéaste et je ne peux pas m’aventurer dans les eaux troubles. Yacef Saâdi était peut-être un peu distant, craignant que mon travail ne ravive les polémiques. Ce n’était pas mon but. Je souhaitais documenter le film phare de l’Algérie. Yacef Saâdi, tel un héros, est toujours très respecté et craint. Mon tournage n’a pas été des plus faciles. Par peur, certains témoins me disaient : « Qu’en dit Yacef ? », « Est-il d’accord ? Sinon, je ne parle pas. » Alors que d’autres ont témoigné plus librement. Il y a comme une confusion entre l’histoire de cette guerre et la fiction. Par contre, il y a eu une belle rencontre avec la famille du cinéaste Gillo Pontecorvo à Rome. Sa femme, Picci, et ses enfants, m’ont énormément appuyé. Et la fille du scénariste Franco Solinas a aussi été d’une précieuse aide. Les Italiens m’ont remis une banque de données d’images fabuleuses que je n’ai pas trouvées à Alger ou si peu. En fait, la majorité des documents d’archives venaient d’Italie et de France.
La Bataille… fait intervenir de nombreux témoins, des techniciens aux critiques. DR
 
Un autre personnage traverse votre film, la Casbah d’Alger. Pourquoi avoir choisi de la filmer vue du ciel et comment la population qui y vit a-t-elle réagi lors du tournage ?
La Casbah d’Alger, c’est le personnage principal, tout le monde gravite autour d’elle. Et le décor principal aussi. Elle est le coeur d’Alger, son poumon. Les traditions culturelles, musicales s’y sont en effet créées. Si aujourd’hui, nous devons montrer les villes algériennes, ce sont les casbahs qui ont joué un rôle déterminant, offrant cette possibilité de mener une guerre urbaine, en plus de celle née dans les maquis, plus facile à canarder dans les villages pour l’aviation. La guerre a commencé en 1954 puis la bataille d’Alger en 1957, au sein de la Casbah. C’est une guerre de sept années. L’idée de la déplacer des maquis vers les villes a pris du temps. La guérilla permettait de toucher l’ordre public : à coups de bombes, posées par des Algériennes vêtues du haïk (vêtement traditionnel) ou habillées à l’occidentale, passant pour des Européennes. Il fallait un nouveau mouvement, porter la révolution à l’international et lui donner un écho retentissant. Les gens de la Casbah, qui y vivent se sont montrés particulièrement à l’écoute de notre équipe comme à l’époque les enfants de la Casbah qui ont joué dans le film de Pontecorvo. Ils ont fait preuve d’une aide exceptionnelle alors que paradoxalement, la Casbah tombe en ruine aujourd’hui. Comment laisser un endroit mythique s’effondrer et pourquoi ? Est-ce une volonté politique d’abandonner les lieux de guerre ? Au-delà de ses multiples venelles, on parvient à voir l’enchevêtrement des ruelles, des fuites, elle renfermait même les caches des moudjahidins, l’accès était aussi difficile pour les services de renseignements français.
 
À travers le récit de La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire, vous exhumez la mémoire de résistantes méconnues ou célèbres comme Hassiba Ben Bouali, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, révolutionnaires, torturées à la même enseigne que les hommes pour l’Algérie libre…
Les femmes ont tenu une place de premier ordre en Algérie, en réalité, ce sont elles qui ont le plus enduré car elles ont été torturées et violées par les soldats français dans les villes et les zones rurales, les fameuses fermes. Ce sont elles qui ont porté et livré les armes, posé des bombes, en sachant qu’elles allaient faire des massacres. Il y a là la réalité matricielle de la femme qui a besoin de porter une liberté : pour le pays et pour elle-même. Et après l’indépendance, la société s’est retournée contre elles, à travers l’aberration du Code de la famille et une situation complexe et actuellement peu enviable. Lors de l’avant-première qui s’est tenue à Alger fin avril, des moudjahidates sont venues, elles sont restées très humbles, dignes et ne se sont pas prononcées durant le débat qui a suivi la projection. Leur attitude force le respect. Ce sont les femmes qui ont porté la révolution, elles qui ont caché et nourri les enfants dans les maquis. Avec humilité. C’est mon sentiment le plus profond.
 
Ali la Pointe, fils du peuple, voyou, proxénète, repris de justice, autre fer de lance du bastion révolutionnaire qui s’est politisé en prison comme Malcolm X, est important dans la reconstitution des faits. L’un des techniciens dit à son sujet : « Mort en 1957, l’indépendance ne l’a pas corrompu… »
Il renvoie à une réalité qu’on veut cacher. Et incarne une frange de la population urbaine contrainte de vivre de larcins, qui n’hésitait pas à commettre des crimes. Ceux liés au monde de la rue ont rapidement compris l’enjeu d’une révolution, sa capacité d’action afin de pouvoir libérer leur pays. Ils étaient pétris de courage et d’innocence, loin des décisions politiques du sommet. Lorsque Hocine Mezali (journaliste et assistant de production sur le film de Pontecorvo, NDLR) dit que Hassiba Ben Bouali et Ali la Pointe, morts dans cette cache, n’ont pas été corrompus, c’est une très belle phrase, un cri sorti du coeur qui raconte beaucoup de choses de l’Algérie contemporaine et de son histoire. Ce sont les vrais martyrs. Comme ceux morts sur le champ de bataille. Comme dans toutes les guerres, la réalité historique est complexe avec ses vérités, ses secrets, ses trahisons. C’est l’âme humaine qui se met en mouvement et c’est cela que j’aime filmer. L’expression de la condition humaine au plus fort de cas extrêmes et de ses contradictions. Le film de Pontecorvo le montre à sa façon et c’est ce qui m’intéressait aussi dans le mien.
 
La petite histoire rejoint aussi la grande lorsque les figurants algériens de Pontecorvo sont enlevés et torturés par le régime de Houari Boumediène lors du coup d’État contre Ben Bella…
Les jeunes militants communistes ou opposants à Boumédiène sont raflés dans Alger en plein tournage, comment réagit-on face à cela lorsqu’on est un cinéaste politique engagé comme Pontecorvo ? L’oeuvre devient-elle plus importante que le drame qui se joue dans la capitale avec un coup d’État (le 19 juin 1965, NDLR) ? J’ai posé la question à Madame Pontecorvo qui m’a répondu que son mari voulait réaliser un film anticolonialiste qui dénonçait les méthodes des militaires français. Quant aux affaires algériennes, elles devaient se régler entre Algériens. Je ne fais que rapporter des faits. Lorsqu’un des témoins de mon film, Ahmed Benyahia, alors étudiant aux beaux-arts d’Alger, avait été repéré pour le casting des scènes de tortures dans le film La Bataille d’Alger, et se retrouve lui-même enlevé et torturé par la sécurité militaire de Boumédiène, ça ne s’invente pas ! Il dit d’ailleurs avoir tout subi dans les caves de la SM (Sécurité militaire), c’était me dit-il, du « Mohamed Aussaresses » (le général Paul Aussaresses, était un tortionnaire et personnage clé de la bataille d’Alger, NDLR).
 
Dans Contre-Pouvoirs (2015), votre précédent film vous avez disséqué la réélection d’Abdelaziz Bouteflika au coeur de la rédaction d’El Watan. L’un des journalistes, dépité à l’issue du scrutin, a déclaré : « Ce n’est pas une élection normale, c’est une élection algérienne ».
C’est un documentaire qui peut ne pas être du goût de tous car il se déroule au sein d’El Watan. Certains l’ont d’ailleurs mal interprété. Dès que tu consacres une oeuvre à un personnage, un parti, on t’associe à ces entités. Pour moi, c’est bien plus fin, El Watan est un symbole. Ce que j’ai montré, c’est comment cette équipe travaille, quelles sont leurs difficultés, leurs enjeux, les doutes, les joies, la construction de la pensée. C’est une poignée de journalistes qui oeuvrent pour la démocratie et l’indépendance de la presse. Si l’Algérie a permis un début de démocratie, elle doit veiller à la maintenir et à ne pas régresser. Ce sont des acquis précieux des années 90. Le peuple algérien a besoin d’un système éducatif digne du nom, de transmission des savoirs, de reconnaître et questionner sans tabous les colonisations, ses diverses cultures, accepter et enseigner toutes les langues (algérien, berbère, français, arabe, anglais), mettre en place la réouverture des salles de cinéma, de ciné-clubs dans le pays. Le 7e art est un formidable vecteur, à la fois de réflexion, de spectacle mais aussi de formation.
 
Que vous inspire la prochaine élection en Algérie ?
J’ai réalisé Contre-Pouvoirs pour réagir au 4e mandat, non pas contre, mais afin de savoir comment les journalistes peuvent-ils couvrir pour la quatrième fois la même élection ? C’est un film sur le travail journalistique dans un pays politiquement sclérosé. Le pouvoir et la politique, je pense en avoir fait le tour. Et si ça se répète, ça ennuie. Le peuple est digne, il ne mérite pas ça. Le peuple a besoin de vie, de modernité, de liberté, d’être hissé vers le haut. L’économie algérienne pourrait aider à cela. L’Algérie ne peut pas rester dans l’attentisme. Chacun doit recourir à son domaine, à sa réflexion, à sa créativité. En tant qu’intellectuels, nous faisons des films, dénonçons, nous écrivons des livres, des chroniques, des articles d’investigation… Au peuple de donner également son avis si il souhaite le changement ou non et si changement, quel type de société souhaitons-nous ? C’est au peuple d’en décider : c’est cela la démocratie, la citoyenneté.