Mamadou Diouf
Un continent des multiples
L’historien et penseur sénégalais, professeur au sein de la très réputée Université de Columbia à New York, publie L’Afrique dans le temps du monde. Un ouvrage dans lequel il réhabilite la pluralité des narrations africaines, tout en convoquant l’unité continentale.
Penseur sénégalais, Mamadou Diouf enseigne l’histoire et les études africaines à l’Université Columbia de New York. Dans son nouvel ouvrage, L’Afrique dans le temps du monde (Rot-Bo-Krik, 2023), il analyse les enjeux des récits sur le continent: quelles sont les ressources, orales et écrites, dont les experts disposent pour façonner l’histoire? Comment se sont-ils réapproprié ces narrations, suite à l’esclavage et à la colonisation? Quelle place particulière l’Égypte antique tient-elle? Quel rôle pionnier les intellectuels et chercheurs africains-américains ont-ils joué dans l’élaboration de cette histoire? De quelle manière le rapport au temps, au récit, à la chronologie diffère-t-il de la conception européenne de la discipline? Et comment est-elle mobilisée aujourd’hui au sein des sociétés africaines? En développant ces questions passionnantes, l’auteur d’Histoire du Sénégal (Maisonneuve et Larose, 2001) souligne la diversité des narrations africaines, conjuguée à l’unité continentale. Une «histoire au pluriel », pour une Afrique «polymorphe et polysémique», que le penseur nous raconte ici thème par thème.
Un récit universel
« L’histoire du continent est toujours une histoire de l’humanité. C’est à la fois une connaissance de l’Afrique et du monde, de l’Afrique dans le monde, mais aussi un apprentissage de l’écriture historique, de la nature de cet exercice. Ces récits représentent constamment des enjeux politiques, sociaux, culturels. Défini par la xénophobie et le racisme, notre monde actuel est fortement marqué par un recul des valeurs démocratiques au profit des valeurs autoritaires. Il est d’autant plus nécessaire de renforcer l’enseignement de cette discipline non pas l’histoire héroïque, mais celle qui apprend à penser de manière critique, à poser les bonnes questions pour ne pas se suspendre à des balivernes. Et l’Afrique représente un enjeu particulier: que sait-on de son passé, comment le reconstruisons-nous, et enfin, qui le construit? Estelle une construction des Africains, ou une invention par des grands textes occidentaux? Ces questions renvoient à la nature de cette science, à la manière dont elle fait sens.»
Une dépossession des cultures et de la narration
«L’esclavage et la colonisation ont expulsé l’Afrique du territoire de l’histoire, en la reconstruisant ou reconstituant comme le continent des Noirs, et par l’invention d’une hiérarchie raciale. Avant le XVe siècle, les Européens ont tenté de rendre compte de l’Afrique, d’en faire sens, depuis la littérature ancienne aux premières “grandes découvertes”. Mais dans un espace beaucoup plus large, et non pas dans la construction d’une Afrique “révélée” au contact avec l’Europe. “Les peuples sans histoire sont des peuples dont on ignore l’histoire”, disait l’universitaire français Paul Veyne. Celle occidentale s’est construite autour de trois idées : l’Europe s’est muée en un espace de référence de l’humanité. L’Européen est devenu l’Homme. Et c’est l’Europe qui découvre, nomme les autres, construit le monde. Ainsi, l’acte d’expropriation consiste à exclure l’histoire des autres, mais aussi à établir une identité de référence pour tous les humains.»
Le berceau de l’humanité
« Comme l’explique le philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbe, l’Afrique est inventée par les grands textes européens, et par rapport à cette matrice consacrant l’Europe comme le centre du monde. L’idée d’un continent à la marge est présente dans la littérature anthropologique et historique jusqu’au milieu du XIXe siècle: toutes les grandes réussites sur le continent ne seraient pas d’origine africaine, mais la réalisation d’envahisseurs, d’étrangers, d’allogènes que ce soient les pyramides d’Égypte, les villes de la côte swahilie, etc. L’Afrique est ainsi imaginée et inventée de manière dégradante; il a fallu beaucoup de temps pour accepter qu’elle est le berceau de l’humanité. C’est le seul continent où toutes les phases de l’hominisation sont présentes. Le processus d’évolution de l’Homo sapiens commence et se clôture en Afrique.»
Détacher l’histoire de l’Afrique de l’impérialisme, de l’universalisme et du rationalisme européens
« Ce fut le défi des historiens notamment des Africains-Américains, considérés comme des pionniers. Par des opérations historiographiques, ceux-ci remettent en cause la nature de cette discipline, en passant d’une linéarité à une circularité. Etimpulsent la capacité de relire différemment une partie du récit de l’humanité, celle de l’Égypte ancienne. Cette remise en place géographique de l’Égypte et la reconnaissance d’une avance de cette dernière par rapport à l’Europe constituent le travail de reconstruction et de “refabulation” pour reprendre le terme de l’écrivain nigérian Chinua Achebe destiné à remettre l’histoire en place.»
Cheikh Anta Diop et l’Égypte ancienne
«Cet historien sénégalais s’inscrit dans une longue généalogie, amorcée par les précurseurs africains-américains. On réduit trop souvent son entreprise intellectuelle à une bataille sur la couleur noire (africaine) ou blanche (méditerranéenne-asiatique) des pharaons. Comme il le dit, il n’invente rien. Il ne fait que reprendre ce que la littérature ancienne, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, a toujours affirmé. Le tournant semble être l’expédition de Bonaparte en Égypte, le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion: à partir de là, l’Égypte est plus considérée comme méditerranéenne. Les anciens reconnaissent avoir emprunté à l’Égypte des éléments scientifiques, philosophiques ou religieux. Cheikh Anta Diop parle ainsi de paraphrase: le miracle grec est fondé sur des emprunts égyptiens. Sa démarche relève de la philosophie historique. Son intérêt principal est, d’une part, de montrer la falsification de la narration universelle, faite par l’Europe, qui, selon lui, s’explique par la nécessité de valider la “mission civilisatrice”. Mais surtout, son projet est politique, pour la fondation d’un État fédéral africain, à partir de bases historiques et culturelles. L’unité culturelle doit être le fondement d’une renaissance, laquelle va pouvoir porter le projet de cet État fédéral. Il démontre les continuités qui existent d’où le nom de son premier livre, Nations nègres et cultures. Il se soulève contre cette idée de l’émiettement du continent, produit d’un récit européen, des compétitions impériales, impérialistes.»
Contre «le temps plat de l’histoire académique»
«Cette discipline, telle qu’elle s’est développée en Europe, est celle des faits politiques, une science de l’État. Au XIXe siècle, elle est celle de la nation. L’histoire de l’Afrique, elle, se présente sous la forme de plusieurs narrations, différentes, qui peuvent s’entrecroiser, mais pas nécessairement. C’est, par exemple, l’histoire des familles, transmises par les Griots en Afrique de l’Ouest. Celle des communautés telles qu’elles sont vécues par les anciens ou parles détenteurs de la parole. C’est aussi celle des États et des aristocraties. Plusieurs formules narratives s’entrecroisent et se décroisent. Elles indiquent ainsi la variété des discours, et établissent un espace d’engagement, de rencontre entre des récits multiples. Elles créent ainsi un réseau de sens. Écrivain et cinéaste sénégalais, Ousmane Sembène rejetait ce “temps plat de l’histoire académique”. À ses yeux, les historiens sont chronophages : ils mangent le temps, en refusant le télescopage, l’interaction des récits, des événements. Ce qui l’intéresse, c’est ce travail d’instabilité et de remise en cause permanente. C’est une autre manière de penser les événements, de construire les séquences non pas de les comprendre, mais de les penser. Chez Sembène, c’est là où l’imagination, le rêve ont une place extraordinaire.»
Violence des crises ethniques et identitaires
«Le récit historique a toujours une fonction; il est toujours manipulé, dans une certaine mesure. Dans les années 1950, les Africains combattent la domination impérialiste, à la fois sur des revendications politiques, mais aussi culturelles. L’indépendance est associée au recouvrement des cultures africaines. Le projet de Cheikh Anta Diop est continental. Il est contre les monographies calées à la géographie coloniale, ce découpage des territoires par des frontières, historiquement inerte. Des batailles historiques se confrontent à la réalité ethnique et à la réalité des territoires coloniaux. L’idée est de mobiliser les histoires ethniques au service de la construction d’une nation. Dans les années 1960, des penseurs académiques commencent à écrire sur le temps précolonial au Sénégal, au Togo, ou en Côte d’Ivoire, alors que ces territoires n’existaient pas lors de la période précoloniale. Quand ces pays sont entrés en crise, avec des groupes aux velléités irrédentistes, le retour à l’histoire est devenu important. Ce que j’appelle l’“histoire communautaire” va se renforcer, et servir de base à des revendications sécessionnistes. Aujourd’hui, dans tous les pays africains, il y a, d’une part, une histoire ethnique, d’une communauté qui n’est pas nécessairement contre l’État, et, d’autre part, une histoire tribale quand les ressources ethniques sont utilisées comme moyens pour des batailles politiques.»
Des terres polymorphes et polysémiques
«Les sociétés coloniales étaient construites autour de l’ethnicité. Et les Africains étaient administrés ethniquement. C’est pour cette raison que, lorsqu’ils se révoltent et se battent pour l’autonomie, ils utilisent des ressources liées à ce concept. Au moment de l’indépendance, il y a cette idée qu’il faudrait effacer l’ethnicité, car elle divise. Mais dans la plupart des sociétés, elle est une fiction. Car dans ces pays, l’ethnie prédominante est celle du chef de l’État, sinon la plus forte économiquement. Par conséquent, lorsque les gens se sentent opprimés, leur seul recours est un retour à cette idée, associée à celle de tribalisme. Promouvoir des mondes polymorphes laisse ainsi la possibilité à tous les récits de coexister. C’était d’ailleurs le cas dans beaucoup de sociétés ouest-africaines précoloniales: cette capacité de maintenir, dans un équilibre plus ou moins stable, une multiplicité de récits, de cultures et de langues. Les grands empires africains n’ont jamais eu une seule langue nationale. Pour moi, il faudrait redonner vigueur à l’ethnie pour créer le pluralisme dont l’Afrique a besoin aujourd’hui. Elle va dans le sens du panafricanisme.»
La séquence coloniale
«La période coloniale a toujours fait l’objet d’un débat. Pour la première génération d’historiens africains, c’est un épisode il est donc possible de retourner à un moment africain avant la colonisation. Enjamber cette parenthèse, reconstruire une identité africaine inscrite dans la longue histoire du continent est possible. L’autre thèse, avancée par Mudimbe et de grands penseurs comme Senghor, affirme que cette période fait partie de l’histoire de l’Afrique. Plutôt que d’opposer une Afrique précoloniale et coloniale, il s’agit d’observer quels processus de sédimentation, d’appropriation, de réappropriation et de révision des ressources africaines et coloniales ont opéré pendant la colonisation. Il faut les analyser pour comprendre un continent, qui est en train de prendre plusieurs directions à la fois. Il faut penser l’ensemble de ces ressources avec lesquelles les Africains travaillent, auxquelles les cultures africaines sont confrontées. C’est aussi cela qui explique les multiples défis auxquels les historiens font face. C’est accepter l’idée que la science a des limites, mais que ce travail sur la multiplicité des récits constitue l’entreprise historiographique actuelle en Afrique.»
Une géographie pour l’histoire africaine
«Le continent est défini par la diversité. Chaque histoire a une géographie, et vice versa. L’essentiel est de comprendre comment les deux s’associent. Et comment elles sont prises en charge par les communautés humaines. Un exemple : aujourd’hui, les Marocains parlent beaucoup de cette région qui s’appelle le nord-ouest de l’Afrique. Comme ils ont de plus en plus d’intérêts en Afrique de l’Ouest, elle leur permet de revendiquer la possibilité d’une identité ouest-africaine. Alors que, de leur côté, les Mauritaniens se sont battus pour faire partie du Maghreb arabe, malgré la présence d’une importante population noire dans ce pays.»
«L’Afrique est à la fois le plus romantique et le plus tragique des continents»
«Cette citation de l’intellectuel africain-américain W.E.B. Du Bois souligne les hauts et les bas dans la trajectoire historique des communautés humaines. Romantique, car pour un Africain-Américain, il est le continent des origines, mais surtout celui de l’Égypte et des réalisations humaines les plus importantes. Du Bois démontre aussi que c’est le lieu où le christianisme parvient à une dimension universelle, de même que l’islam le mouvement almoravide et la conquête de l’Espagne, la constitution de l’al-Andalus sont le produit d’une invasion par l’Afrique , et qu’il joue ainsi un rôle important dans l’universalisme. Mais c’est aussi le plus tragique des continents, car il est marqué parla domination étrangère la traite et l’exploitation coloniale.»
Trois écoles de pensée
«Les experts admettent l’existence de trois grandes écoles, lesquelles ont animé les débats sur l’histoire africaine. L’école de Dar es Salam, constituée de penseurs radicaux, plus ou moins panafricains, qui s’intéressent à Marx, au marxisme, et insistent beaucoup sur les conséquences de la colonisation et de la traite négrière. Puis l’école d’Ibadan, étudiant les transformations des sociétés africaines lors de la période coloniale. Enfin, l’école de Dakar est parcourue par deux tendances : une histoire nationaliste, incarnée par Cheikh Anta Diop, et une plutôt globale, portée par Abdoulaye Ly, consacrée à la connexion des mondes l’Afrique, l’Europe, les États-Unis.»
La bibliothèque musulmane
«Elle ne se réduit pas à des auteurs arabes ; elle compte aussi des Noirs africains. Le script de cette bibliothèque, c’est aussi des langues africaines transcrites avec des caractères arabes. Les productions scientifique, littéraire, d’humanité de ces ouvrages diffèrent de la bibliothèque coloniale, et montrent d’autres facettes, faits, réalités du continent. Un grand nombre de travaux sur le monde de l’islam changent l’image de l’Afrique, et s’opposent ainsi aux partisans d’un continent conçu et dominé par l’oralité. Certains contestent cette qualification, et considèrent au contraire que la raison et les cultures écrites africaines y jouent un rôle important.»
Les textes de l’Atlantique noir
«Une Afrique fut inventée parles textes de l’Antiquité, par ceux des voyageurs arabes, par la bibliothèque coloniale. La bibliothèque africaine-américaine, elle, invente son Afrique à elle. Elle a beaucoup marqué les intellectuels africains de la première et deuxième générations, qui ont hérité de ses différentes sources. Ces précieux apports ne se limitent pas aux ouvrages de penseurs et de chercheurs. Dans les années 1920, le mouvement artistique Harlem Renaissance aux États-Unis a joué un rôle particulier, quand les humanités noires, littéraires et artistiques, étaient en train de se construire. L’un des éléments les plus intéressants, c’est la manière dont les artistes de plusieurs générations ont été inspirés parle modernisme et par des références égyptiennes, africaines. Les arts plastiques, la danse, la musique, expriment ce rattachement de la diaspora à l’Égypte et aux cultures africaines. L’écriture de l’histoire n’est pas seulement textuelle, elle se reflète aussi dans la production artistique.»
Contre l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie fasciste: un internationalisme noir
«En 1935, l’Éthiopie est envahie parles troupes de Mussolini. Cet événement va servir de grand prétexte à une mobilisation de la part des Africains et de leur diaspora. C’est l’un des moments de cet internationalisme noir. Pour John Hope Franklin, c’est là où l’Africain-Américain est le plus provincial des Américains, où il devient le sujet d’une histoire globale. L’Éthiopie va jouer un rôle considérable, à Harlem notamment, dans la redécouverte du récit continental, dans les investissements politiques pour sa défense. Mais aussi dans les grands débats autour du marxisme, du socialisme, des idées radicales.»
Restitution des œuvres par l’Europe
«Il s’agit d’une question complexe et importante. Elle est moralement fondée: le débat doit être mené. Mais de quelle manière pouvons-nous réimaginer des musées capables de porter ces objets de manière “africaine” ? Autre dimension importante à mes yeux: Senghor jugeait indispensable la circulation des objets d’art, depuis et dans toutes les régions du monde. C’est aussi mon avis. Cela changerait la nature du musée et le débat sur les restitutions. À mon sens, la bataille se situe là, dans la circulation de toutes les œuvres.»
Déboulonner les statues
«Le déboulonnage des statues d’esclavagistes et de colonialistes est en train d’être effectué, et ce pour de bonnes raisons. Cela ne signifie pas que cette histoire doit être effacée de la mémoire des descendants des colonisés et des colons. Mais les signes de cette domination doivent être enlevés du paysage. Si, dans les espaces anciennement colonisés, le déboulonnage doit participer à un travail de réappropriation, il faut aussi que les anciennes puissances et métropoles coloniales se décolonisent. La France, aujourd’hui, est incapable de se décoloniser c’est son grand problème. Elle continue de croire qu’elle possède des colonies en Afrique. Et les traces de cette époque doivent aussi être effacées dans ces pays, ou du moins contextualisées. Le travail essentiel de réflexion et d’éducation doit être poursuivi.»