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Maroc
Le foyer comme seul horizon féminin

Par Julie Chaudier - Publié en avril 2018
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Les Marocaines font des études, mais ne trouvent pas d’emploi. Et elles se marient plus tôt.Cette « transition de la nuptialité » pourrait provoquer une arrivée massive de jeunes sur le marché du travail.
 
Le Maroc n’est pas encore concerné par la reprise de la fécondité qui touche tous les autres pays du Maghreb. « Pas encore » parce qu’un phénomène nouveau mis au jour par le dernier recensement général de la population a totalement surpris les statisticiens du Haut-Commissariat au Plan (HCP) : après avoir vu reculer pendant près de quatre décennies l’âge au mariage, celui-ci s’est soudain abaissé à partir de 2004. Contre toute attente, les Marocaines se marient de plus en plus tôt. « Globalement, l’âge au premier mariage féminin a diminué de 26,3 ans à 25,8 ans entre 2004 et 2014 », a annoncé Ahmed Lahlimi Alami, haut-commissaire au Plan, le 14 octobre 2015. Parallèlement, la part de mariés a augmenté de 53 % à 57,3 % parmi les hommes et de 54 % à 57,8 % parmi les femmes, entre 2004 et 2014. » « La proportion de célibataires est moins importante qu’avant, les unions sont plus nombreuses et l’âge au mariage des filles se réduit, donc on devrait logiquement voir le taux de fécondité augmenter, continue Jamal Bourchachen, alors secrétaire général du HCP, pourtant il s’est stabilisé
depuis 2002. » L’indice de fécondité au Maroc a atteint en 2014 2,2 enfants par femme, à peine moins que dix ans auparavant,
où il s’établissait à 2,5 enfants. Pour le statisticien, le Maroc assiste aujourd’hui à une transition de la nuptialité après avoir vécu sa transition démographique. Il s’attend d’autant plus à une augmentation de la fécondité « que le niveau de contraception (67 %) est déjà élevé. On le voit mal limiter les effets de cette nuptialité. »
En octobre 2015, les statisticiens, surpris par leur découverte, avaient rapidement évoqué, une éventuelle « retraditionnalisation » du Maroc susceptible d’expliquer cette inversion de tendance.
Au contraire, les phénomènes qui avaient servi pendant quarante ans à expliquer le recul de l’âge moyen au mariage étaient avant tout d’ordre social et économique. Sur la base d’une enquête biographique réalisée en 2009 à Sidi Ifni, la démographe Leila Boufraioua, explique ainsi que « les principaux facteurs à l’origine du retard de la primonuptialité féminine [un premier mariage contracté de plus en plus tard dans la vie des femmes, NDLR] sont l’accès à la scolarité et l’allongement des études, ces deux facteurs retardant l’entrée en union et réduisant la probabilité de contracter un mariage précoce ». 
Pour les hommes, « l’une des principales conditions imposées par les beaux-parents [au mariage, NDLR] est l’exercice d’une activité professionnelle leur garantissant que leur futur gendre sera en mesure de subvenir aux besoins d’une famille », écrit-elle dans son article « La nuptialité dans le sud marocain. Évolution des moeurs ou contraintes économiques ? ». Faut-il croire, alors, que, depuis dix ans, le processus inverse s’est enclenché ? Les Marocaines se marieraient-elles aujourd’hui de plus en plus tôt parce qu’elles auraient moins accès à l’école et feraient moins d’études ?
Entre 2000 et 2014, le taux de scolarisation des filles au collège a en réalité explosé : il est passé de 26,3 à 54,4 %, soit un niveau supérieur à celui des garçons. De même, le taux de
scolarisation des filles au lycée atteint 56,8 % en 2014 contre 22,9 % en 2000. Même dans l’enseignement supérieur, lesfemmes ont sensiblement augmenté leur présence. Elles représentent aujourd’hui 48,5 % des effectifs des établissements publics, contre 41,9 % en 1998. Il n’y a que dans l’enseignement supérieur privé que leur nombre a baissé, pour n’atteindre que 39,7 % des effectifs, contre 42,1 %, seize ans plus tôt. Il faut donc chercher ailleurs l’explication à la régression de l’âge au mariage des Marocaines.
Elle pourrait se trouver dans le taux d’activité des femmes. Entre 2004 et 2014, celui-ci s’est littéralement effondré. Dans le monde rural, il est passé de 14,9 % à 7,5 %, de sorte que toutes zones confondues, seuls 14,7 % de la population féminine était professionnellement active en 2014, contre 17,6 % dix ans auparavant. Toutes les autres femmes en âge de travailler y ont tout simplement renoncé. Pire, parmi ces femmes « actives », 28,3% sont au chômage. En somme, seuls 8,3 % des Marocaines occupent un poste. Face à ce constat alarmant, une hypothèse émerge : l’augmentation de l’emploi féminin n’a pas pris le relais de l’école et de l’enseignement supérieur. L’investissement des femmes dans leur formation leur a permis de repousser la date de leur mariage, mais elles n’ont pas pour autant trouvé de travail ensuite. Elles en obtiennent même moins que par le passé. Le foyer et le mariage semblent ainsi redevenir leur seul horizon.
De 7,09 en 1962, le nombre d’enfants par femme a ensuite baissé jusqu’en 2015 (2,53). Selon les estimations de la Banque mondiale, ce taux devrait se stabiliser à 2,49 en 2020, un solde positif qui verrait croître la population de +23% dans les trente prochaines années.
 
Ce faisant, puisque ce dernier reste au Maroc l’unique cadre de la reproduction, le taux de fécondité devrait logiquement repartir à la hausse dans les prochaines années. Depuis la découverte de cette « transition de la nuptialité » qui rapproche le Royaume de l’expérience des autres pays du Maghreb, aucune enquête ne s’y est pourtant intéressée. Il semble même qu’elle ait été complètement oubliée. Dans ses « Projections de la population des ménages 2014-2050 » publiées enmai 2017, le Centre d’études et de recherches démographiques (CERED) du HCP n’en fait ainsi aucune mention et parie sur la diminution régulière mais de plus en plus lente de l’indice de fécondité. Selon ses calculs, celui-ci devrait atteindre vers 2027 le seuil de renouvellement de deux enfants par femme, puis 1,8 en 2050. La population totale du Maroc atteindrait alors 43,5 millions d’habitants contre 33 millions en 2014. Surtout, « la population potentiellement active (de 15 à 59 ans) s’accroîtrait jusqu’au terme des projections, passant de 21,1 millions en 2014 à 25,6 millions en 2050. Celle de 18 à 24 ans, entrant sur le marché du travail, connaîtrait un accroissement de son effectif jusqu’en 2032. Après cette date, elle diminuerait sensiblement
pour atteindre 3,8 millions en 2050 », écrivent les auteurs de l’étude. Au contraire, si le HCP se trompe – comme l’abaissement de l’âge au premier mariage le laisse présager –, les jeunes entrant sur le marché du travail devraient être plus nombreux dans une vingtaine d’années ou au-delà, selon le moment auquel la courbe de la fécondité se renverserait. Une perspective très inquiétante pour un pays dont l’économie  ne parvient pas, à l’heure actuelle, à créer suffisamment d’emploi.
En moyenne depuis au moins 2012, la population en âge de travailler (de 15 à 59 ans) accueille en effet 386 000 jeunes de plus chaque année, alors que l’économie nationale ne parvient même plus à créer les 100 000 emplois annuels qu’elle avait maintenus jusqu’en 2012. Même en 2017, alors que la météo a été clémente, l’économie nationale n’a créé que 86 000 emplois, alors que 455 000 personnes rejoignaient au même moment la population en âge de travailler. En 2016, année de sécheresse sévère, l’économie marocaine a même détruit 37 000 emplois de plus qu’elle n’en avait créés.
Seule note d’espoir dans une perspective bien sombre, la reprise de la fécondité serait synonyme du rajeunissement de lapopulation. Aujourd’hui, le vieillissement, lié à la baisse continue de la fécondité, a déjà commencé. Entre 2004 et 2014, la part des habitants de 60 ans et plus est passée de 8,1 % à 9,6 %. Elle implique que le nombre de personnes âgées inactives que les travailleurs ont à charge est en train d’augmenter. Un rajeunissement impliquerait au contraire que la charge des personnes âgées serait mieux répartie sur une population plus grande. Une bonne nouvelle si cette dernière parvient bel et
bien à trouver de l’embauche.