Maurice Lévy :
Les start-up africaines méritent notre admiration
Par
zlimam
Publié le 17 août 2018 à 08h00
MAURICE LÉVY, président du conseil de surveillance de Publicis Groupe (et président du directoire du groupe entre 1987 et 2017), le géant français de la publicité et de la communication, est aussi le fondateur du salon VivaTech, dont la 3e édition s’est tenue du 24 au 26 mai à Paris. Une manifestation d’ampleur mondiale dédiée aux nouvelles technologies. Cette année, VivaTech a laissé une large place à l’Afrique, avec la présence d’une centaine de jeunes entreprises dans divers domaines : finance, énergie, santé… Interview dans ses bureaux au-dessus des Champs-Élysées.
AM : Les observateurs ont été surpris du succès de cette 3e édition de VivaTech. Et ils ont aussi été assez épatés de retrouver à Paris la crème de la crème de la puissance tech mondiale, en particulier américaine. Tous les grands étaient là.
Maurice Lévy : Pour ne rien vous cacher, moi aussi, j’ai été agréablement surpris. C’était impressionnant. Nous avons beaucoup, beaucoup travaillé sur cette édition. J’ai puisé dans un « réservoir » relationnel que je cultive depuis plus de vingt ans. Ce sont des gens que j’ai connus à des époques où ils n’étaient pas encore tous des grands patrons. Certains ont accepté de venir parce que j’ai un peu insisté, j’ai râlé, j’ai demandé. Certains ont bougé leurs agendas, d’autres ont annulé des conseils d’administration pour venir. C’est vraiment impressionnant. Et puis, fait très important, Emmanuel Macron, le président de la République, a engagé une discussion autour de la « Tech for Good », la technologie au service du bien. Toutes ces personnalités sont impliquées dans ce lien entre les savoirs, les compétences, les technologies, l’intelligence artificielle et la contribution sociale, le bien commun.
La Tech for Good et le vrai « business » sont-ils réellement compatibles ?
Évidemment ! Il y a d’ailleurs cette expression américaine : « Doing good is good business. » Faire du bien, c’est faire du bon business. Les gens y sont sensibles. Permettez-moi deux exemples, un ancien et un récent. L’ancien, c’est Nike. Il y a quelques années, on découvre que des enfants travaillent dans les usines délocalisées de l’équipementier américain. Il y a des publications partout, les gens protestent, les chiffres de Nike s’effondrent. Les réseaux sociaux existent déjà. C’est une traînée de poudre. Nike reconnaît les faits, bouleverse son approche et impose aux usines en Asie qu’elles n’emploient plus d’enfants. Deux actions ont été faites : on a sanctionné quand cela a été découvert, puis Nike a corrigé (« doing good ») et Nike est reparti (« good business »).
Deuxième exemple, un peu plus récent : les incidents chez Starbucks. Le dernier en date concerne le comportement raciste d’employés envers deux hommes noirs, qui attendaient un ami tranquillement attablés. Les employés ont eu peur – c’est un délit de faciès –, ils ont appelé la police. Résultat : le grand patron de Starbucks décide de fermer durant un après-midi les 8 000 points de vente américains, pour que ses salariés reçoivent une formation sur les discriminations raciales. Ce qu’il y a de très intéressant, c’est que cette même entreprise,quelques années auparavant, après avoir connu une épopée formidable, a vu ses chiffres fléchir. Son fondateur, Howard Schultz, est alors revenu aux commandes. C’est le moment où l’ouragan Katrina a ravagé La Nouvelle-Orléans et la Louisiane. Howard Schultz a invité les employés volontaires à prendre sur leur temps de travail, aux dépens économiques de l’entreprise donc, pour aider les sinistrés avec lui. Plus de 1 000 personnes ont participé. L’entreprise s’est remobilisée, et tout le monde a été très fier de dire : « Voilà qui nous sommes, nous sommes des gens bien. » Donc doing good make good business.
VivaTech devient peu à peu une référence du monde digital, à la même échelle que le Consumer Electronic Show (CES), à Las Vegas – peut-être avec un contenu différent, une part importante étant accordée à la réflexion sur les évolutions du marché. Cette édition a d’ailleurs laissé une large place à l’Afrique, avec AfricaTech. Pourtant, le continent n’est pas un acteur majeur du monde digital. Qu’est-ce qui vous a amené sur ce chemin ?
C’est clairement ma décision. L’Afrique est entrée à Viva- Tech dès l’année dernière. Je voulais faire quelque chose de plus fort. Il se trouve que le groupe Publicis a une présence non négligeable en Afrique, plutôt en Afrique anglophone d’ailleurs. Nous suivons ce qui se passe au Ghana, au Nigeria, au Rwanda, en Afrique du Sud… Et puis, cela fait des années que je m’intéresse au développement des paiements mobiles, du portefeuille électronique, de l’évolution des entreprises de télécoms. On a vu que l’Afrique francophone n’était pas à l’écart de ces évolutions. On a donc voulu une forte présence africaine. J’ai à moitié réussi.
Pourquoi ? Quel était votre objectif ?
Mon objectif – ambitieux – était de 500 start-up. J’ai réussi à en amener un peu plus de 100. Le processus a été plus complexe que prévu. Les déplacements pour ces entreprises toutes neuves sont chers, coûteux, il faut des sponsors, on avait besoin d’entreprises importantes qui parrainent. On a aussi été confronté à la question des visas, à la difficulté de les obtenir. On a eu de beaux pavillons nationaux, visibles, comme celui du Maroc. Et comme vous le savez, je suis né au Maroc !
La présence de Paul Kagame, le président rwandais, a été largement commentée, compte tenu des relations pour le moins complexes avec la France…
J’ai rencontré Paul Kagame à Davos l’an dernier, et je lui avais dit : « Il faut venir à Paris, à VivaTech, parce que le Rwanda est en avance en matière de start-up. » Il m’avait répondu : « Never! » J’insiste : « C’est formidable ce que vous faites. Venez ! » Il me répond : « Never! » De retour à Davos en janvier 2018, nous dînons ensemble, je le prends à part, et je le lui redemande. Et là, sa réponse a été : « Maybe. »
Le Landerneau parisien dit que vous l’avez pratiquement emmené chez le président Emmanuel Macron…
Je connais l’histoire, et j’ai beaucoup travaillé avec lui pour surmonter cela, mais ce sont les diplomates qui ont fait tout le travail. Et puis, Emmanuel Macron l’a invité, Paul Kagame est venu, c’est tout.

Pour revenir à VivaTech, alors demi-échec ou demi-réussite ?
Il y a eu plus de 100 start-up africaines à Paris. Qui aurait pu l’imaginer ? Il y a toutes les raisons d’être content. Mais je considère qu’on peut faire plus, et j’espère qu’on va faire plus. J’espère qu’on va y parvenir l’année prochaine. Je pense que c’est très important de donner la parole à l’Afrique dans ce domaine. De contribuer au changement d’image du continent. De sortir des clichés de la corruption, de la pauvreté, des pouvoirs politiques inamovibles ou incompétents. Il y a aussi toute une nouvelle génération intelligente, émergente, créative. La tech africaine est pour l’heure, très « pratique ». Il y a des innovations simples, astucieuses, efficaces, qui peuvent changer la vie quotidienne. Les télécoms, les paiements, l’eau, l’énergie naturelle… Il faut aider ces créateurs, les mettre en avant.
Quels sont les besoins essentiels de ces start-up, comment peuvent-elles croître plus vite ?
Plus que le financement – bien que nécessaire –, ces entreprises ont besoin d’un écosystème général qui les aide, les soutienne. Les efforts en Afrique sont comparativement beaucoup plus importants que ceux qu’une start-up européenne devra faire, compte tenu du gap de l’écosystème. C’est pour cela que j’ai de l’admiration pour elles. Nous, en France, nous sommes largement soutenus, et encore, nous ne sommes pas au niveau des Américains concernant la recherche, les financements, les collaborations avec les laboratoires des universités… En Afrique, nous sommes au tout, tout début de la courbe, avec un environnement du savoir à peine existant. Ce qui est intéressant, ce sont les liens entre certaines de ces start-up et les institutions prestigieuses françaises, comme les laboratoires de Polytechnique, d’Orsay, de Normale Sup. Des choses se mettent en route et vont produire des effets. Le plus important, c’est de sortir de l’approche en silos, centralisée, hiérarchisée, qui bloque les échanges et la communication, et d’aller vers le travail en réseaux.
Croyez-vous à cette théorie – que l’on a beaucoup entendue sur les forums de VivaTech – du bond qualitatif, le « leap frog », qui permettrait à l’Afrique de passer les étapes grâce à la technologie ?
Oui, j’y crois, et d’ailleurs, cela ne concerne pas que l’Afrique. Regardez le gap technologique que l’Europe connaît par rapport aux États-Unis. Ce différentiel peut être absorbé d’un coup, à la prochaine rupture numérique, si nous ne sommes pas idiots, si nous sommes créatifs. Par exemple, Thierry Breton, le PDG d’Atos, est en train de développer un ordinateur quantique, un supercalculateur. S’il réussissait à le faire, à rendre cela opérationnel… On a la rupture. Aujourd’hui, il n’y en a que deux ou trois en développement dans le monde. Si l’on réussissait, cela changerait la donne pour la France de manière gigantesque, historique.
Pour l’Afrique, est-ce que vous avez senti ce potentiel global ?
Je n’ai pas encore trouvé une innovation révolutionnaire. C’est normal, nous-mêmes en France, malgré nos capacités, nous n’en avons pas en ce moment. On y travaille. Je vous ai parlé de l’ordinateur quantique. J’ai aussi vu une start-up attachée à Normale Sup qui fait un excellent travail sur la possibilité de dialoguer uniquement par le regard.
La force de l’Afrique, son génie, réside plutôt dans la simplicité. Je l’ai constatée à travers plusieurs applications. Or, dans un monde qui se complexifie, ce qui est simple est d’une grande qualité. Les Américains, qui ont horreur de la sophistication, disent souvent : « Make it stupid, make it simple. » Quand vous avez cette capacité à simplifier, à répondre à des besoins, vous pouvez « leap froger ». La Tunisie comme le Maroc étaient des pays de sous-traitance, et passer de la sous-traitance à l’innovation est remarquable. Tout d’un coup, des choses se passent, c’est formidable. Quand vous en êtes là, vous pouvez créer une culture, et cette culture crée un mouvement pour tout le pays.
Vous êtes un homme de communication, vous n’avez jamais été tenté de travailler avec l’Afrique ?
J’ai beaucoup regardé, et je me suis souvent retenu. À l’époque, c’était très compliqué, je ne vais pas citer de pays ou de noms. Le prix à payer était élevé, il fallait financer tel ou tel projet, telle ou telle campagne politique. Et avec beaucoup d’intermédiaires, assez gourmands… L’autre problème était plus éthique : en tant que publicitaire, je ne me voyais pas faire des campagnes pour vendre des produits chers à des populations qui n’avaient pas les moyens de les acheter ou pour qui ce n’était pas une priorité, et de créer ainsi de la frustration.
Est-ce que l’Afrique contemporaine a besoin de communication ?
Évidemment, tous les pays en ont besoin. La publicité est un élément très intéressant de la vie sociale et culturelle. La communication, c’est aussi une forme d’éducation à la compétition, à la concurrence, au marché. La publicité permet aussi l’essor de médias indépendants. Un seul annonceur peut avoir du poids. Une collectivité d’annonceurs ne sera jamais assez homogène pour influencer un média.
Pour conclure, les médias sont-ils menacés par la digitalisation massive ?
Le digital n’est qu’un outil, un support, comme le papier. La plate-forme n’est qu’une plate-forme. La vérité, aujourd’hui comme hier, c’est que le contenu est roi – « content is king ». Ceux qui seront capables de fournir un contenu adapté seront toujours là. En France, si vous regardez des projets comme Mediapart ou Explicite, vous voyez qu’il y a des médias digitaux qui se créent et se développent avec toute la rigueur d’un véritable organe de presse dans le domaine de l’information grand public.