Medhi Qotbi, un peintre en son royaume

De retour dans son pays d’origine en septembre 2006, après trente-sept ans passés en France, le peintre le plus connu du royaume s’est offert un break loin des projecteurs. Son autobiographie, Palette d’une Vie, raconte le parcours hors du commun de ce petit homme charmeur et survolté du quartier désœuvré de Takkadoum, à Rabat, où il est né dans les années 1950, jusqu’aux tables des ministres et des hommes d’affaires.
Dans son atelier du quartier Gauthier de Casablanca, il passe de longues heures à peindre. La bonne société comme les grandes institutions du pays s’arrachent ses toiles à prix d’or. Mais Qotbi a aujourd’hui envie de s’amuser. Il vient de dessiner le dernier trophée pour le rallye Aïcha des gazelles et sort une ligne de prêt-à-porter. Presque aussi célèbre pour ses œuvres que pour son légendaire carnet d’adresses, le fondateur du cercle d’amitiés franco-marocain n’a pas rompu pour autant avec ses activités de lobbyiste. Les photos dans son salon, où il s’affiche avec Mitterrand, Chirac et Sarkozy, rappellent l’étonnante capacité du personnage à traverser les époques et les clivages politiques.
AM : Vous venez de créer votre ligne de prêt-à-porter signée M&Q. D’où vient votre rencontre avec le monde de la mode ?
Mehdi Qotbi : Cela remonte déjà à une vingtaine d’années. À l’époque, mon ami Alain Boucheron était venu me voir à mon atelier. Il cherchait un présent original pour l’anniversaire de Sa Majesté Hassan II. Il a longtemps hésité, avant de m’acheter une toute petite toile. Ce cadeau, le roi l’a beaucoup apprécié. Quelque temps plus tard, Boucheron est revenu vers moi et m’a proposé de concevoir des objets de luxe : une boîte en or, une montre, une pince à cravate, des boutons de manchette… Ensuite, j’ai collaboré avec Sydney Toledano, l’ancien patron de Dior, puis avec Chaumet… Tout est affaire de rencontres humaines et d’amitiés. Un peu plus tard, un ami qui fabrique des jeans à Casablanca, m’a proposé de travailler avec lui. Or j’adore le jean ! C’est mon habit préféré. Il est multifonction. Il est à la fois synonyme d’élégance et de travail. Puis on a conçu des tee-shirts, du linge de maison, des foulards… comme pour les bijoux, ce sont des pièces numérotées, afin d’offrir à ceux qui les portent l’impression d’être uniques.
Et le maître-mot dans tout ça ?
M’amuser ! Je suis à un tournant de ma vie où j’ai envie de ne faire que les choses qui me plaisent.
Comme dans la peinture, on retrouve dans cette activité votre amour de la calligraphie arabe...
On ne peut pas parler de mon parcours pictural sans parler de mon parcours tout court. Ma vie a commencé dans le chaos… Enfant non désiré et mal-aimé, j’avais très peur de mon père. Cet homme très dur, qui ne savait ni lire ni écrire, m’obligeait à rester des heures entières devant des livres ouverts. C’était un calvaire. Mais petit à petit, j’ai trouvé un moyen de m’échapper : je passais de longues heures à rêver, les yeux grands ouverts, devant ces dessins d’écritures. Ce qui était mon pire malheur est devenu plus tard mon plus grand bonheur.
Mais comment cette calligraphie a-t-elle fini par inspirer votre œuvre ?
Ce n’est qu’en arrivant en France, aux beaux-arts de Toulouse, que j’ai commencé à découvrir que j’existais en tant qu’être. Toulouse a été ma ville de renaissance. De mon enfance, je n’avais que des souvenirs douloureux, et j’ai voulu rompre avec ce passé. Immédiatement, je me suis débarrassé de mon prénom, Mohamed, pour choisir le mien, Mehdi. J’ai commencé à m’ouvrir à la vie, à la lecture et à la connaissance. À la fin de mon parcours académique, mon professeur m’a dit : « Mehdi, tu n’as plus rien à prouver : sois toi-même ! » J’ai alors patiemment retissé ce lien interrompu avec mes origines et mes racines à travers l’écriture arabe.
Pourtant, vous ne vous voyez pas comme un calligraphe…
Un calligraphe embellit la lettre, mais conserve sa lisibilité. Moi, j’ai intégré l’écriture arabe dans l’art contemporain. Je l’ai rendue plus aérienne, plus colorée, en n’écrivant que sa seule musicalité. En un mot, je l’ai désécrite…
Vous avez publié l’an passé, Palette d’une vie, votre autobiographie. Pourquoi avoir pris la plume ?
Jeune, j’avais envie de prendre une gomme pour effacer toute une période de ma vie. Dans ce livre, j’ai voulu me réconcilier avec moi-même et clamer haut et fort d’où je venais. Les gens n’imaginaient pas ce que j’avais pu vivre. Il y a quarante ans, je n’avais même pas de quoi me chausser, et aujourd’hui je peux m’offrir tout un magasin de chaussures. J’ai eu une chance exceptionnelle, car je connais la valeur de chaque chose : un sourire, une gentillesse, une pièce glissée dans la main, un morceau de pain quand on a faim… C’est pour ça que je n’oublie jamais d’où je viens. Tout cela, j’ai ressenti le besoin de le raconter. Pour me faire du bien, mais aussi pour en faire aux autres. Car on ne peut pas aimer les autres si on ne s’accepte pas soi-même.
Vous avez aussi la réputation d’être sûr de vous…
Je vais peut-être vous surprendre, mais je suis un homme qui doute de tout. Et surtout de moi-même. Le doute est une composante de ma vie. De l’extérieur, les gens croient que j’ai une confiance à toute épreuve, mais ce n’est pas vrai. À un moment, j’ai juste eu ce que j’appellerais de l’instinct de survie. Je ne pouvais pas faire autre chose que d’aller vers les autres.
… et d’être quelqu’un de très mondain ?
Avant, c’est vrai, on me trouvait dans toutes les soirées. Mais j’ai ressenti comme une lassitude. Je n’avais plus de temps à accorder à mes proches et à ma peinture. Aujourd’hui, les mondanités ne m’apportent plus rien, et je sors très peu. J’aime me retrouver seul avec moi-même, me questionner, me parler.
Cette lassitude coïncide-t-elle avec votre retour au Maroc ?
Tout à fait. J’avais besoin de me « ré-enraciner » et de revenir vers cette terre qui m’a vu naître. Ce retour était un moyen de me reconstruire autrement et d’être pleinement moi-même. Cela m’a aussi permis de trouver le calme et l’inspiration nécessaires pour écrire mon livre.
Certains ont interprété ce retour comme le signe de votre perte d’influence…
Cette pause, je l’ai moi-même choisie ! J’ai été promu officier de la Légion d'honneur de la République française, en octobre 2008. Une décoration qui m’a été remise, au nom du président, par le ministre Brice Hortefeux. Vous pensez vraiment que ça indique une perte d’influence ? Je vous laisse seul juge…
Faut-il comprendre que vous n’avez pas rompu avec vos activités de lobbyiste ?
Je me vois plus comme un « metteur en lien » que comme un véritable lobbyiste. J’aime profondément la France et le Maroc, et j’essaye de mettre en contact des gens, dans le but d'améliorer les relations entre ces deux pays. J’ai ainsi organisé récemment à Paris une conférence sur le Maroc face à la crise, et j’ai plusieurs projets pour le cercle d’amitié franco-marocain et le cercle d’amitié euromarocain.
Quels genres de projets ?
Je ne peux rien vous dire tant que je n'en suis pas sûr à 100 %. Mais je songe, par exemple, à organiser à nouveau une visite au Maroc pour les députés français. Ou, mieux, pour les députés européens.
Vous êtes l’un des peintres les plus cotés au Maroc. Cette « cohabitation » du luxe et de l’art ne vous dérange pas ?
Je l’assume totalement. Les artistes doivent bien vivre, eux aussi. À partir du moment où l’on aime, on ne doit pas compter. Quand je peins, il s'agit d'un travail de longue haleine. C’est ce qui fait sa rareté et sa cherté. Aujourd’hui, j’ai cette chance et ce privilège de choisir mes clients.
Vos détracteurs vous reprochent d'être proche du Palais…
Cela m’importe peu. Si c’est vraiment le cas, je leur répondrais juste qu’il vaut mieux être proche que loin…
Propos recueillis par Julien Félix