Aller au contenu principal
Littérature

Mia Couto,
contrebandier de l’invisible

Par CATHERINE FAYE - Publié en octobre 2022
Share
DR
DR

Passeur d’une culture multiforme, le Mozambicain lusophone est aujourd’hui l’un des écrivains les plus inventifs du continent. L’œuvre foisonnante de ce poète engagé, également biologiste, puise aux racines de l’imaginaire et de la tradition orale de son Afrique natale.

AM : Vous vous définissez comme étant à la fois un Blanc et un Africain. Comment naviguez-vous entre ces mondes ?

Mia Couto : En fait, lorsqu'il s'agit de produire des définitions de l'identité, nous nous retrouvons toujours en terrain marécageux. Je ne sais pas vraiment ce que c'est que d'être un « Blanc », un « Africain », et je ne sais pas si l'une de ces catégories peut définir l'identité de quelqu'un. Ce que je peux dire, c'est qu'en raison de circonstances presque toujours accidentelles, il m'est arrivé d'être un être des frontières : le fils d'Européens, né et vivant en Afrique, un athée qui se laisse prendre par les croyances et les mythes, un scientifique sensible à des raisons qui ne se révèlent que dans la poésie, un écrivain obsédé par le démantèlement de la logique de l'écriture pour faire de la place à l'oralité, quelqu'un qui n'a de mémoire que si le passé est inventé. En effet, faire partie d'un pays qui compte près d'une trentaine de langues (toutes parlées par des dizaines de milliers de personnes), où la religiosité africaine avec ses anciens dieux reste non seulement vivace mais dominante, m’aide dans mon travail de traducteur de mondes, dans la création de passerelles par lesquelles ces cosmologies cheminent et se transforment pour inventer une nation diverse et plurielle. Ce processus est encore très récent au Mozambique, nous avons une langue en cours d'invention, un récit en cours de naissance.

Quelle légitimité vous donne cette double appartenance d’écrivain mozambicain et africain ?

La légitimité doit être trouvée dans l'histoire de chacun. Nous avons tous des appartenances multiples, personne ne peut revendiquer une identité unique et «pure ». Dans la création culturelle, la recherche de la pureté et la proclamation d'une prétendue authenticité dégénèrent rapidement en rhétorique politique. Dans la lutte politique, cette proclamation de pureté identitaire alimente aisément les causes de l'extrême droite. La construction des clichés sur l'autre n'est pas l'apanage d'une culture, d'une race, d'une religion ou d'un continent. La méconnaissance des « autres » est bien répartie. Je suis conscient des stéréotypes créés pour annuler l'histoire et la culture des Africains. Mais il est également vrai que le regard de ces derniers sur l'Europe est chargé de stéréotypes et, curieusement, nombre d'entre eux sont des héritages de la domination coloniale. La méconnaissance se développe à l'intérieur du continent africain lui-même, maintenant que nous parlons davantage de mon lieu d'appartenance. Nous, les Mozambicains, ne savons pas ce qu’il se passe juste à côté de chez nous en Afrique du Sud. Et à l’inverse, voyez la manière déformée dont nous y sommes perçus et les vagues de xénophobie contre nos émigrés. Pourtant, nous sommes des pays-frères, des peuples qui ont combattu ensemble contre des régimes racistes.

À qui s’adresse votre œuvre, notamment au Mozambique, où la moitié des habitants a moins de 20 ans ?

Mes livres – comme ceux de tous les auteurs mozambicains – y sont publiés en portugais. C'est la seule langue officielle, et elle couvre tout le pays. Il n'y a qu'une demi-douzaine de livres qui ont été écrits et publiés dans une langue d'origine africaine. Ces expériences n'ont pas été très fructueuses. Il y a aujourd'hui une plus grande préoccupation de valoriser les langues indigènes. Le moteur pour rendre ce changement possible, ce n'est pas la littérature, c'est l'éducation. La scolarisation de base a déjà commencé à se faire dans certaines des langues originelles (mais très peu et dans une mesure encore réduite). Presque tous les jeunes urbains parlent et lisent le portugais. En fait, dans les villes, il y a un risque inverse : que ces jeunes ne connaissent que cette langue. Mes livres font partie du programme scolaire au niveau national, donc la plupart de ceux qui ont terminé leurs études secondaires ont été en contact avec mes écrits. Une partie de mon travail consiste à me rendre dans les écoles pour parler avec les élèves de la littérature, mais surtout de la vie et du monde.

Le titre de votre dernier ouvrage, Le Cartographe des absences, interroge les représentations visuelles, les frontières, mais également l’invisible, les silences et l’oubli. Les contradictions aussi. Pensez-vous jouer un rôle de passeur ?

Si une identité peut m'être donnée, c'est celle d'un contrebandier entre cultures et identités. Pour que cette circulation soit véritable, celles-ci doivent être présentes chez le contrebandier. Mon parcours m'a apporté cette possibilité de me partager entre ces mondes. Je suis né dans une ville métisse dans sa géographie humaine et, à l’adolescence, j'ai fait partie du mouvement de libération nationale. Je me suis battu et j'ai rêvé d'un pays dirigé par des Mozambicains. Ce qui veut dire : dirigé par l'immense majorité noire. Je vis dans un pays où plus de 95 % des citoyens sont noirs, mes voisins, mes collègues, mes dirigeants sont noirs. Quand j'invente un personnage, il m'apparaît comme un Noir. Ce n'est que plus tard, dans des cas particuliers, que je pense qu'il peut avoir une autre race. Je ne découvre que je suis blanc que lorsque je sors du Mozambique.

Dans un poème du Portugais Fernando Pessoa, la nature nous est présentée comme une abstraction. Une manière d’établir une distance entre les humains et les non-humains. Vous inscrivez-vous dans cette pensée ?

Je suis d'accord avec ce point de vue. Dans aucune des langues du Mozambique, il n'y a de mot pour dire «nature ». Cette distinction entre le naturel et le social n'a été construite dans aucune des sagesses présentes dans le pays. De même, il n'y a pas de séparation claire entre le monde des vivants et celui des morts. Il n'y a pas non plus de mot pour dire « mort ». Cela m’intéresse de connaître l'existence de termes qui semblent n'avoir aucune équivalence entre le portugais et nos autres langues. On apprend beaucoup sur la pensée dominante au Mozambique à travers cet inventaire des absences. C’est aussi dans ce sens que je suis un cartographe des absences.

DR
DR

Quel est le rapport à la nature, aux mythes fondateurs, et quelle est la perception de la cosmogonie au Mozambique ?

Je me souviens que lorsque j'avais environ 7 ans, j'ai visité le parc national de Gorongosa avec ma famille. Nous sommes arrivés en fin d'après-midi, et nous avons dormi sous une tente. Le lendemain matin, nous nous sommes réveillés tôt et j'ai regardé ce paysage infini. Il y avait l'immense savane traversée par un large fleuve, et tout cela dans une lumière et une dimension qui donnaient l’impression que l'univers naissait là devant mes yeux éblouis. Je me souviens que mon père a posé sa main sur mon épaule et m’a demandé : « Ça te plaît ? » Et je suis resté silencieux. Aucun mot ne pouvait traduire mon enchantement. Alors, mon père a dit : « C'est ton église. » Cela a été mon premier moment religieux, et ce sentiment a ouvert en moi une disponibilité à me sentir comme un grain de sable sans me sentir petit. Bien sûr, tout n’est pas arrivé à ce moment-là. J'ai entendu des histoires en chissena et en portugais. Comme l'a dit le poète mozambicain José Craveirinha : « Je ne suis pas une personne divisée ; je suis une personne partagée. »

La poésie peut-elle tout investir ?

Elle est plus qu'un genre littéraire. C'est une façon de comprendre le monde, d'être au monde. La poésie sert à se rendre compte des dimensions non visibles de la soi-disant réalité. D'une certaine manière, il n'y a personne qui ne soit pas poète, même si la poésie a été dévalorisée ou entourée de préjugés. Je suis très privilégié : j'ai eu une vie qui m'a permis de laisser intacte la fenêtre de la parole poétique. J'ai choisi d'être biologiste grâce à cela. Mon métier n'est qu'un prétexte pour rester proche des voix et des créatures qui semblent, en apparence, n'exister qu'en dehors de nous. Je n'ai pas dû, au nom d'une dictature appelée réalité, me passer d'une vision qui intègre différentes sensibilités, lesquelles, au départ, paraissent incompatibles.

Mia Couto, Le Cartographe des absences, Métailié, 352 pages, 22,80 €.