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Témoignage

Michel Thierry Atangana :
« Rien n’est pire que l’oubli »

Par Cédric Gouverneur - Publié en juin 2024
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Après dix-sept années d’une détention à Yaoundé reconnue comme arbitraire par les Nations unies, le Franco-Camerounais Michel Thierry Atangana a été libéré en 2014. Son calvaire a conduit la France à adopter en 2021 une loi visant à mieux protéger les ressortissants français vivant à l’étranger. Après Otage judiciaire (2021), il publie un nouveau livre, Survivre à l’injustice, où il raconte son interminable détention et déplore la « mort sociale » qui a suivi sa libération. Il se confie à Afrique Magazine.​​​​​​​

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Vous avez été libéré il y a désormais dix ans. À quoi ressemble votre vie aujourd’hui ?

C’est davantage de la survie, en ce qui me concerne. Mon retour en France s’est fait dans l’indifférence générale. Seul le RSA [revenu de solidarité active, allocation d’un montant de 635,71 euros, ndlr] m’a été proposé. M’y enfermer serait à mes yeux une forme d’emprisonnement supplémentaire, donc je le refuse. Je vis d’aides personnelles, je n’ai pas de revenus.

Vous êtes dans l’incapacité de travailler ?

Les dix-sept années que j’ai passées en détention m’en empêchent : mes domaines d’activité sont la finance et la gestion, et il est impossible d’y travailler avec un casier judiciaire ! Même libéré, un doute plane au-dessus de ma tête. Pour les gens, « il n’y a pas de fumée sans feu ». Pourtant, je fais l’objet d’une décision du Groupe de travail de l’ONU sur la détention – décision qui engage tous les États membres des Nations unies. Or, la France prétend ne pas voir cet engagement : l’attestation du ministère français des Affaires étrangères dit seulement que j’ai été détenu dix-sept ans au Cameroun, sans préciser le caractère arbitraire de cette détention. Qui va m’embaucher ? Le ministère dit qu’il est impossible de modifier l’attestation pour qu’elle mentionne l’avis des Nations unies, et pas uniquement la réalité matérielle de ma détention. Ainsi, ce que les Nations unies ont reconnu, la France ne le reconnaît pas. Cela fait dix ans que j’enchaîne les procédures. Je m’assoirai lorsque j’en aurai terminé.

Vous écrivez que vous appréciez les joies simples de l’existence sons, lumières, contacts humains, etc. –, mais sans être devenu épicurien pour autant. Que voulez-vous dire ?

Quand on a vécu l’inouï de la détention, on pose forcément un regard sur la vie qui n’a plus du tout la même connotation. Je n’ai pas le temps de me satisfaire des plaisirs de l’existence, car ils sont trop éloignés de ma préoccupation primordiale : mon combat constant contre l’indifférence et contre le fait accompli. Des gens me disent : « C’est fini, tu devrais passer à autre chose », ou : « C’est la diplomatie. » Si je vais à l’essentiel, la dette est écrasante : la spoliation dont j’ai été victime a des conséquences sur l’économie, la réputation et la solvabilité du Cameroun. Ma démarche d’obtenir réparation contribue à combattre l’impunité en Afrique. Et, à travers l’AACOA (Association Atangana contre l’oppression et l’arbitraire), à lutter contre l’indifférence qui frappe les victimes de détention arbitraire. Comme les actuels otages français en Iran, que notre association soutient [depuis le début du soulèvement populaire Femme, vie, liberté contre le régime islamiste, en septembre 2022, au moins quatre Français, dont de simples touristes, sont incarcérés en Iran, ndlr]. Je témoigne afin qu’à mon humble niveau, les choses changent. Je ne demande pas grâce, je veux obtenir justice. Je peux lutter encore dix années supplémentaires s’il le faut, car mes principes sont intacts.

Revenons sur vos conditions de détention : vous n’étiez pas dans une prison à proprement parler ?

Je n’étais pas dans une prison normale, mais dans une cellule au sous-sol du secrétariat à la Défense, à Yaoundé. Une cellule de 7 m 2 , si petite que je ne pouvais pas étendre les bras. Une cellule en sous-sol, humide et sans lumière naturelle. J’ai des problèmes aux articulations et aux gencives à cause de la calcification de mes os. Dans une prison normale, il existe des règles de détention définies, un règlement intérieur. Là, les militaires venaient me chercher à l’heure qui les arrangeait. Je vivais dans la peur permanente d’être exécuté.

Vous décrivez également l’isolement : à tout prendre, vous auriez préféré vous trouver dans une vraie prison, avec la compagnie de codétenus.

N’avoir aucun contact avec les autres êtres humains, voilà l’enfer sur terre ! Ma cellule solitaire en sous-sol était comme une tombe. Je me suis configuré à la place d’un défunt dans son cercueil. Ma détention était un ensevelissement. Une année de détention est à mon avis au moins cinq fois plus longue qu’une année passée libre.

Vous racontez que le pire moment fut le décès de votre mère.

Ma mère était greffière à la Cour suprême ; elle connaissait donc bien les arcanes de la justice. Elle m’a dit : « Tu ne seras jamais libéré si tu ne signes pas le document reconnaissant ta culpabilité. » Je lui ai demandé de faire une exception à mon devoir d’obéissance : comment aurais-je pu porter, en ma conscience, la violence de ce document ? Je ne l’ai donc pas signé. En février 2001, ma mère était persuadée de ma libération imminente, à l’occasion d’une éventuelle grâce présidentielle. Mon maintien en détention l’a brisée, elle est décédée en août de cette année-là. Je n’ai pas été autorisé à assister à ses funérailles, qui avaient pourtant lieu à quelques pas de mon lieu de détention.

Le 24 février 2014, vous êtes gracié par le président Paul Biya. Vous expliquez que la fin de votre détention a aussi constitué une violence.

On m’a demandé de quitter immédiatement ma cellule, sans rien emporter. J’y avais accumulé des babioles, des photos de mes enfants jeunes, des notes, mes CD de Jean- Jacques Goldman… On m’expédie à l’Ambassade de France, qui m’offre un dîner d’un luxe grotesque, inapproprié, mais les services de l’Ambassade m’annoncent que je dois me débrouiller pour payer mon billet d’avion pour Paris!

Lors de votre détention, vous vous êtes senti oublié par la France…

Pendant l’affaire de l’Arche de Zoé [un couple de Français, humanitaires amateurs, accusé d’enlèvement d’enfants en 2007, au Tchad, ndlr] ou celle de l’enlèvement de la famille Moulin-Fournier par Boko Haram [en 2013, ndlr], qui avaient été suivies de très près par les médias et les politiques français, j’avais droit aux commentaires désobligeants de soldats. Mes geôliers narguaient l’indifférence de la France à mon égard : « Regarde, tu n’es pas un vrai Français ! » C’est pour cela qu’il est important que les otages français en Iran, comme Cécile Kohler ou Louis Arnaud, se sentent soutenus. Rien n’est pire que l’oubli pour une personne détenue arbitrairement. La loi que j’ai contribué à faire voter en France, en décembre 2021, permet de donner une légitimité devant la justice française à un ressortissant détenu à l’étranger. Nous travaillons actuellement à l’européanisation de cette loi, pour la transcrire en droit européen. Il faut aider la victime, afin qu’elle puisse exister sur le plan administratif à son retour. J’ai eu toutes les peines du monde à récupérer ma carte Vitale [carte de Sécurité sociale française, ndlr]. La victime de détention arbitraire subit une triple peine : détention, inscription de sa culpabilité au casier judiciaire, puis mort sociale. Car lorsqu’elle est libérée, une nouvelle phase du drame commence… Benjamin Brière, libéré il y a un an après trois années de détention arbitraire en Iran, est désormais au RSA. Et le fisc français lui demande des comptes !

Au terme galvaudé de « résilience », vous dites préférer le terme de « longanimité », peu courant. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Le terme de résilience est trop souvent sorti de son contexte purement physique : à la base, il concerne les engins et les moteurs, leur capacité à supporter de fortes chaleurs. Mais l’être humain n’est pas fait pour cette résilience, qui concerne la technologie et la mécanique. La longanimité est le fait de retrouver son état naturel, malgré les chocs et les difficultés. Elle désigne la patience endurante dans l’épreuve.

Vous levez-vous toujours à 4 ou 5 heures du matin, afin de ne pas rater le lever du soleil ?

Oui. De toute façon, je dors peu, par soubresauts je refuse de prendre des médicaments pour dormir. Et le soir, je cherche à voir les étoiles.

Vous écrivez également que vous n’éprouvez aucune haine.

Il faut passer par-dessus la haine. Quand un homme qui a beaucoup souffert décide de s’autoflageller, il éprouve de la haine, laquelle n’améliorera pas sa situation. Il se fait juste souffrir davantage. Ceux qui ont commis des actes de violence à son encontre s’en fichent totalement. Si vous voulez avoir la paix, il faut ignorer la violence et la haine, qui sont dévastatrices. Je suis gagnant : j’ai réussi à l’emporter contre les gens qui m’ont fait du mal, et ce que j’ai réussi à bâtir sans haine représente une autre victoire contre eux. Je suis dorénavant mieux armé contre la violence du monde. Je refuse d’y céder pour ne pas me salir, et je veux donner du courage et de l’espérance à ceux qui en ont besoin.