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Analyse

Nathalie Delapalme
«Les inégalités au niveau infranational peuvent alimenter l’insatisfaction»

Directrice exécutive de la Fondation Mo Ibrahim et cosecrétaire générale de la Fondation Afrique-Europe

Par Cédric Gouverneur - Publié en décembre 2024
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Répondre aux attentes de la jeunesse doit être la priorité. La croissance verte peut constituer l’une des clés.

AM: L’IIAG 2024 constate une dégradation inquiétante des conditions d’exercice de la démocratie.

NGOZI OSUZOKA
NGOZI OSUZOKA

Nathalie Delapalme: Des 16 sous-composantes de l’IIAG, la Participation est, avec la Sécurité, celle qui affiche la trajectoire la plus préoccupante sur la décennie 2014- 2023. Plus de 77% de la population vivent en 2023 dans un pays où la participation démocratique est moins bonne qu’en 2014, et plus de 30% dans un pays où cette dégradation s’est accélérée depuis 2019. Une évolution essentiellement tirée par la détérioration des indicateurs Liberté d’association et de réunion et Espace accordé à la société civile. On relève aussi le rétrécissement en matière de Libertés digitales dans 40 pays (plus de 65% de la population du continent).

Comment comprendre le recul constaté de l’adhésion aux valeurs et institutions démocratiques?

Le système démocratique prôné par les partenaires occidentaux, qui en font souvent une condition essentielle de leur appui, ne paraît pas en mesure d’apporter des réponses adéquates, tant aux grands défis globaux (climat, pandémies, conflits, etc.) qu’aux attentes de la vie quotidienne (perspectives d’emploi, santé, sécurité, justice, etc.). Selon la dernière enquête d’Afrobarometer, une majorité de citoyens africains (66%) – 64% chez les jeunes – continuent d’accorder leur préférence à un régime démocratique, «le moins mauvais des systèmes». Mais la confiance accordée aux élections nationales a chuté de 8 points en moyenne pour les 30 pays observés. L’instabilité croissante dont témoignent la recrudescence des coups d’État et la montée des troubles sociaux reflète cette défiance à l’égard des valeurs et institutions démocratiques. Certes, cette distanciation de la démocratie au profit de systèmes autocratiques – incarnés en Afrique par les juntes militaires – n’est pas l’apanage du seul continent. Mais elle est particulièrement préoccupante pour l’Afrique, parce qu’elle fragilise les progrès acquis en matière de développement humain et économique, et compromet gravement ceux qui restent à accomplir.

Les perceptions des citoyens en matière d’opportunités économiques et de sécurité se dégradent, même lorsque des progrès sont constatés! Comment expliquer ce décalage?

Le décalage constaté entre une amélioration conséquente – près de 3 points sur la décennie 2014- 2023 pour la composante Opportunités économiques – et les perceptions du public en la matière – qui reculent de plus de 12 points – interpelle. Il peut s’expliquer par la conjonction de plusieurs facteurs. D’abord, le fait que l’apparition même de progrès suscite des attentes croissantes, de moins en moins satisfaites. Ensuite, le fait que les informations qui circulent, notamment via les réseaux sociaux, ont plutôt tendance à souligner ce qui ne marche pas, ou marche moins bien qu’ailleurs. Enfin, la limite actuelle des données disponibles: il s’agit de moyennes nationales, qui n’appréhendent donc pas les inégalités sur le terrain entre zones géographiques, entre générations et entre catégories sociales. Ce sont ces inégalités au niveau infranational, vraisemblablement croissantes, qui peuvent alimenter l’insatisfaction. Cette tendance lourde doit être prise en considération, car les attentes non satisfaites engendrent frustration et colère, notamment chez une jeunesse largement majoritaire sur le continent, et conduisent inévitablement à des situations conflictuelles.

Quels facteurs peuvent expliquer les disparités?

Parc éolien du Ghoubet à Djibouti. DR
Parc éolien du Ghoubet à Djibouti. DR

On ne peut réduire cet immense continent à une simple moyenne unique. C’est une mosaïque de 54 États disparates, avec des géographies et des économies différentes. Il y a peu de points communs entre l’Algérie, qui s’étend sur près de 2,5 millions de km2 , et l’archipel des Seychelles, qui en couvre à peine 400, ou entre le Nigeria et ses 225 millions d’habitants et Sao Tomé avec un peu plus de 200000 habitants. Bien sûr, il faut considérer la solidité des institutions et la capacité des dirigeants à adresser les multiples défis auxquels ils sont confrontés – bien supérieurs à ceux des pays déjà développés –, en particulier à répondre aux attentes d’une jeunesse toujours en forte croissance. C’est là que se situe l’enjeu prioritaire en matière de gouvernance et de leadership.

Un aspect positif: les infrastructures progressent globalement. Les efforts d’investissements et les politiques publiques portent leurs fruits?

Des 16 sous-composantes de l’Indice, celle dédiée aux infrastructures progresse le plus, gagnant plus de 7 points au niveau du continent. Pour 95% de la population, la situation en la matière est meilleure en 2023 qu’en 2014. Ce progrès est essentiellement lié à l’amélioration des équipements digitaux et de communication, et, dans une moindre mesure, de l’accès à l’énergie. Cela dit, il est essentiel de considérer à la fois la trajectoire accomplie au cours de la décennie sous revue, et le niveau atteint en fin de période. Pour les infrastructures, ce niveau reste encore faible, puisque cette dimension ne figure qu’au 14e rang des 16 sous-composantes de l’IIAG. Ainsi l’indicateur relatif aux infrastructures de transport se classe en 2023 parmi les derniers des 96 de l’IIAG. Mais les investissements des gouvernements et de leurs partenaires portent leurs fruits.

La transition énergétique est-elle globalement sur la bonne voie?

L’indicateur mesurant l’accès à l’énergie des populations figure parmi les dix indicateurs de l’IIAG qui ont le plus progressé au cours de la décennie 2014-2023. Néanmoins, là encore, le niveau atteint en 2023 reste l’un des plus faibles de l’IIAG et est notoirement insuffisant. 600 millions de personnes, soit près de la moitié de la population du continent, n’ont toujours pas accès à l’électricité. Il est essentiel que cette transition se fasse dans des conditions qui accélèrent l’accès de tous à l’énergie. Sans cela, pas de santé, pas d’éducation, pas d’emploi, pas de développement, et davantage de conflits. Le continent possède indubitablement des sources d’énergies renouvelables multiples et conséquentes – solaire, éolien, hydraulique. Il n’en reste pas moins que les seules énergies renouvelables ne seront pas en mesure d’équiper à court terme 600 millions de personnes. Le gaz, de loin la moins polluante des énergies fossiles, produit par 18 pays du continent, demeure en l’état actuel une énergie de transition indispensable. Mais cela suppose d’accélérer les investissements, non pas tant en matière de production pour l’exportation qu’en matière de stockage et de distribution au profit des populations locales.

Demeure la question de l’avenir des mégalopoles africaine face au changement climatique et à la croissance urbaine: comment répondre à ces défis?

La conjonction d’une forte croissance démographique et d’un taux d’urbanisation encore très faible – deux fois moins que l’Amérique latine – fait que l’Afrique devrait enregistrer le taux de croissance urbaine le plus rapide du monde d’ici 2050. Cette croissance devrait d’ailleurs plus se manifester sous la forme d’une multiplication des villes moyennes que la poursuite de l’extension des mégalopoles existantes. Le potentiel de développement du secteur agricole pourrait également conduire à une modification des perspectives d’aménagement des territoires. Il reste crucial d’inscrire cette forte croissance urbaine dans le contexte du bouleversement climatique. Cette demande exigeante ouvre aussi des perspectives considérables: l’Afrique et ses partenaires pourraient démontrer leur capacité à concevoir et construire des villes et des infrastructures climato-compatibles, capables à la fois de résister aux impacts du changement climatique, et de diminuer l’empreinte carbone des matériaux et procédés utilisés.​​​​​​​