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Interview

Nawel Ben Kraïem :
« Le droit de prendre la parole »

Par Fouzia Marouf - Publié en août 2019
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CAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE - DR

Phénomène de la pop orientale, la chanteuse franco-tunisienne séduit dans le monde arabe comme en Europe. Par mon nom, son nouvel EP, explore avec force et poésie ses identités multiples et mêle les sonorités des deux rives de la Méditerranée. 
 
C’est une voix éraillée, rauque, au grain rare et singulier, qui se distingue dans le brouhaha strident du café parisien où on la rencontre. Tatoué discrètement, un poisson orne son poignet, symbole de protection en Tunisie contre le mauvais œil, ces « énergies du monde visible et invisible qui interfèrent et peuvent nous désaxer », précise-t-elle. Un triangle berbère, que sa grand-mère arborait au visage, accompagne le motif. La filiation fait sens pour cette artiste inspirée par ses racines. Auteure-compositrice-interprète, elle se présente comme hybride : petite-fille de paysans évoluant dans les capitales modernes ; Franco-Tunisienne aux cheveux blonds et lisses qui revendique son africanité ; éclectisme musical allant du grunge de Nirvana aux chansons d’amour de Warda, en passant par le hip-hop ; férue de poésie, du style cru de Charles Bukowski au lyrisme de Mahmoud Darwich. Patchwork d’influences, sa musique est à l’image de celle qui a grandi sur les deux rives de la Méditerranée. Née d’un père tunisien et d’une mère française, elle quitte Tunis pour la France à l’âge de 16 ans. On l’a vue également comédienne, aux côtés de Hafsia Herzi dans L’Amour des hommes (2018), de Mehdi Ben Attia, et dans Indignados (2012), de Tony Gatlif. Après Navigue (2015), un premier EP déjà prometteur, elle présente le très réussi Par mon nom, où les rythmes urbains électroniques rencontrent les sonorités organiques de la mandole et du guembri… Ses mélodies catchy et ses textes poétiques (sur la double culture, l’exil, le patriarcat…) ajoutent à ses mots français la puissance métaphorique de la langue arabe. Nawel Ben Kraïem nous invite à faire une force de notre identité plurielle, à la transcender, à la réinventer.
 
AM : Vous présentez votre chanson « Par mon nom » comme une réflexion sur l’identité. En quoi un nom peut-il générer des projections dans le regard de l’autre ? 
Nawel Ben Kraïem : Malgré nous, notre nom, notre origine, notre religion, notre sexe portent des schémas sociaux – auxquels on s’identifie ou non – qui nous « coordonnent » dans ce monde et nous définissent aux yeux de l’autre. En avoir conscience permet aussi de s’en libérer, de faire un pas de côté, de réinventer un modèle. Par mon nom, ma filiation, j’appartiens à une communauté maghrébine et je porte malgré moi l’histoire de la France avec le Maghreb et ses anciennes colonies… Parfois, j’ai envie de le raconter, d’explorer cet héritage, car c’est une richesse. Mais j’ai aussi envie de m’en défaire, de dire que ce n’est pas mon problème, car je n’ai pas choisi ces coordonnées. Je fais de l’art sans doute pour cela : tordre les lignes, réinventer les choses. 
 
Qu’avez-vous hérité de votre famille de militants ? Votre père, professeur, le seul de sa fratrie à ne pas être devenu berger, plaçait l’éducation au centre de tout… 
 J’ai acquis une aptitude et une habitude à évoluer dans le collectif. Déjà, avec quatre enfants, il y avait beaucoup de monde à la maison. Le milieu militant exige de collaborer avec l’autre, dans un rapport constant au groupe. Cela m’a habituée à écouter des points de vue différents et à être sensible aux revendications de justice. Nous vivions dans le contexte d’une Tunisie élitiste, sous un dictateur [Ben Ali, ndlr] très attaché à la façade : maintenir un pays propre pour les touristes, des partenariats économiques avec l’Europe en bon fonctionnement, mais à l’intérieur les populations, en particulier rurales, étaient délaissées, dénigrées. Ce chef ne portait pas une vision socialiste, encore moins communiste. De plus, nous habitions Tunis. Ville de privilèges pour privilégiés, à l’époque, avec un entre-soi de grandes familles tentaculaires dirigeant tout. Ma propre famille était à l’opposé de cela. Mon père avait eu accès aux études sous Bourguiba [président de 1957 à 1987, ndlr]. Il m’a transmis cette conscience aiguë de ce que sont un dominé et un dominant, une classe défavorisée, un milieu sans privilèges. Pour mes parents, il fallait faire entendre les voix de ceux qui le méritaient. Et puis, j’ai compris aussi ce que représentait socialement un nom, justement. Qu’il soit celui d’une grande famille de Tunis ou celui d’une moins aisée, le nom, dans ce pays, permet de te situer.
 
En quoi vos origines rurales vous ont-elles construite ?
 Mes grands-parents, français et tunisiens, étaient tous paysans. Leur savoir-vivre et leur simplicité sont des repères pour moi. Leur regard sur le monde m’a forgée dans ce rapport à la terre, la connexion aux saisons, qu’on oublie dans un monde industrialisé, citadin, rythmé par les hommes et non plus par la nature. La terre questionne aussi l’identité en nous rappelant à quel point les frontières sont arbitraires. La poésie raconte avec force cet attachement. L’un de mes poètes favoris est d’ailleurs le Palestinien Mahmoud Darwich. 
 
Qu’est-ce qui vous a attirée dans le théâtre, votre première passion artistique ?
 Le langage de l’intime, une rencontre avec l’âme humaine. Me glisser dans la peau de personnages, raconter des émotions… Un manque parfois, au sein d’une famille nombreuse, où l’on parlait beaucoup du groupe, de la société. Avec ma sensibilité, je ne trouvais pas ma place pour dire des émotions non politiques, comme la solitude, la mélancolie. Sur scène, mon moi profond s’exprimait. On peut faire bouger des choses par cet endroit de l’intime, de manière presque plus forte que par le discours politique. Si je ne l’incarne pas à travers un fil intérieur, mon regard plus politique sur le monde ne me parle pas. Ensuite, avant d’oser élever la voix pour chanter, je déclamais des poèmes en musique, puis les mettais en mélodie. C’est ainsi que j’ai commencé la musique : par les mots et leurs sonorités, plus que par le chant.
 
Est-ce aussi la langue arabe, qui vous a appris l’amour de la poésie ? 
 Oui. C’est une langue très imagée. Tout est un peu symbolique. Je traduis en musique cette façon de parler. Comme en littérature francophone africaine, où l’on sent un imaginaire venu d’ailleurs. Une rencontre entre une façon de penser et une langue. C’est un territoire très intéressant à explorer. Au niveau émotionnel, heureusement que j’ai l’arabe, qui est beaucoup moins cérébral. Dans les chansons comme dans le malouf, on répète plusieurs fois le même couplet, la musicalité vient beaucoup des inflexions et des accents, on n’a pas peur d’être au service de la mélodie. Au contraire de la chanson française, qui cultive cet attachement aux mots, passionnant aussi. J’explore un abandon, un lâcher-prise dans la langue arabe et j’essaie de le rattacher aux mots français. Pour leur ajouter de la vibration. 
 
 
C’est important pour vous d’inverser l’image négative de cette langue, qui persiste encore en France ? 
 Oui. J’ai été confrontée à une violence systémique. Certaines radios me demandaient d’enlever la partie de ma chanson en arabe pour la diffuser. Comme si cette langue charriait l’imaginaire d’une culture agressive, barbare, terroriste, rétrograde, avec des femmes soumises… Plutôt que de donner la voix à des figures positives, liées à la poésie, à la douceur, à la générosité, à la force, on préfère effacer nos spécificités. J’aimerais valoriser cet imaginaire. Je ne suis pas dans le déni, il y a dans le monde arabe des combats à mener, auxquels je prends part. Mais il y a aussi tant de choses positives que portent cette langue, ces gens. J’aimerais que ce soit plus représenté, car c’est tellement apaisant. Cette visibilité de figures positives est importante pour que les jeunes puissent s’y identifier. 
 
Comment est née votre voix de chanteuse au grain rocailleux ? 
 Petite, je sentais qu’elle sortait du lot, et j’aurais préféré qu’elle soit plus fine. Mes sœurs ont des voix plus classiques, et quand on chantait ensemble je faisais toujours le chœur des hommes. Ce grain prenait trop de place, je ne savais pas quoi en faire, donc je ne me projetais pas du tout comme chanteuse. J’ai mis du temps à m’assumer, mais j’ai compris plus tard à quel point nos singularités sont des forces. J’ai pris des cours de chant sur le tard pour être performante en tournée et acquérir des outils techniques (vocalises, respiration…). J’aime ce rapport instinctif au chant et à la musique, avec l’idée d’un parcours autodidacte. 
 
Arrivée en France à l’âge de 16 ans, avez-vous mis du temps à vous sentir légitime dans le fait de porter un regard sur votre second pays ?
 Oui. Ce n’était pas conscient, je m’assignais le rôle de celle qui débarque de Tunisie et a juste le droit de dire ce qui se passe là-bas, mais pas celui de donner son avis sur les injustices ici, sur son vécu d’une double culture. En musique, on était renvoyés à une catégorie de niche, comme la « world music », en marge de la prise de parole dominante. En participant au projet Méditerranéennes, de la chanteuse Julie Zenatti, ma voix a eu un écho auprès d’une audience plus large. Un soulagement : je pouvais être une chanteuse française, pas seulement écoutée par ceux qui étaient initiés au monde arabe, avec le droit de prendre la parole pour tous, et pas uniquement pour ma communauté. Donc je n’ai pas hésité quand une maison de disques plus mainstream m’a fait une proposition et m’a encouragée à chanter en français. Plus jamais, je ne me priverai de cela, car c’est vraiment un plaisir d’être comprise. Si à la fois les émotions et le discours passent, c’est très agréable.
 
Avez-vous connu des déconvenues à vos débuts dans le milieu du cinéma et du théâtre ? 
 À Paris, j’ai très vite rencontré une agente qui m’a dit : « Soit vous vous teignez en brune, soit vous changez de nom. » J’ai compris qu’on continuait à nous assigner des stéréotypes. Alors que, justement, si on est attiré par le théâtre, c’est qu’on a envie de jouer d’autres personnages, on s’intéresse au langage des émotions, à ce qu’il y a au-delà d’un nom, d’un physique. C’était violent. J’ai fait un pas de côté et continué à m’exprimer dans ma musique. Au lieu de mon profil hybride, il aurait été plus facile d’avoir le type brunette, voire banlieusarde, je serais rentrée dans leur moule… Maintenant, je suis apaisée. L’hybridité est riche et peut être déclinée en images, dans la mode, en sonorités… Elle peut être une marque ! 
 
Vous dites que le métier d’auteur-compositeurinterprète est un métier d’homme…
 Dès qu’il y a un musicien à mes côtés, on me prend pour l’interprète. Comme si l’on était perçue d’office comme la voix, voire le physique ou la marionnette de la pensée d’un autre. Il y a cette expression commune : derrière chaque grand homme se cache une femme. Mais on pourrait dire aussi que devant chaque grande femme, il y a un homme qui lui fait de l’ombre ! [Rires.] Dans toutes les sphères de la société et dans les milieux professionnels, ce sont majoritairement des hommes qui occupent les postes de pouvoir. Parfois, les femmes intériorisent ce sentiment : pendant longtemps, je n’osais pas m’affirmer réalisatrice ou coréalisatrice de mes clips, par exemple, et je laissais mes idées aux autres, souvent des hommes. Mon approche consiste toujours à apporter de la lumière, de la force et de l’humour, malgré un constat amer. D’où ma chanson « Monde d’hommes », ou comment la figure d’une femme qui danse, créatrice et puissante, est positive. 
 
Quelles figures féministes vous ont inspirée ?
 La militante égyptienne Nawal el-Saadawi, une pionnière dans le monde arabe, à l’origine de nombreux combats, comme celui contre l’excision. Mes parents m’ont appelé Nawel en hommage à elle. L’afroféministe américaine Bell Hooks m’intéresse beaucoup aussi. En France, je suis sensible à l’approche intersectionnelle de Christine Delphy : elle élargit sa réflexion sur le champ de l’humanité pour comprendre d’autres formes d’oppression, comme le racisme. 
 
Quels clichés perdurent en France au sujet des femmes dans les pays arabes ? 
 Quand on est une femme arabe, on cumule deux discriminations. Si l’on nous parle de sexisme, c’est pour mieux dévaloriser, dénigrer notre culture, la juger arriérée… Ça devient du racisme ! Il ne s’agit pas d’être dans le déni des problèmes du monde arabe. Mais parler des femmes arabes dans le monde arabe pour faire avancer les choses, c’est différent que d’en parler dans un pays qui a colonisé certains de ces territoires, et qui lui-même a encore des choses à régler avec son propre patriarcat. Parfois, on a envie de dire : de quoi tu te mêles ? Si ce n’est pas pour valoriser mais au contraire entretenir cette image de la femme soumise, beaucoup continueront à s’y identifier. Ça ne fait pas avancer la lutte ! Donnez plutôt la parole à des femmes inspirantes, fortes, et rappelez, par exemple, que la Tunisie a donné le droit de vote aux femmes avant la France…
 
Présentez-nous Chouftouhonna, le festival d’art féministe de Tunis, où vous officiez régulièrement en tant que membre du jury…
 C’est une programmation artistique pluridisciplinaire, avec un angle militant. Au cours de conférences, de rencontres, on réfléchit, par exemple, aux questions de genre, au fait de penser un féminisme relié à un contexte culturel précis. Pendant longtemps, des voix se sont élevées pour déterminer ce qu’était « une femme libre ». Mais il y a des spécificités de classe, de culture, d’ethnie… Notre génération est l’héritière de visions plus nuancées, de voix multiples du féminisme – afro-américaine, musulmane… 
 
Comment avez-vous vécu la révolution tunisienne, en 2011 ?
  Je vivais déjà en France et je suis retournée en Tunisie pour quelques mois. Pendant mon enfance régnait une peur réelle de la dictature, qui emprisonnait certains collègues ou amis de mes parents. On pensait que ça ne changerait jamais, qu’il fallait partir, que la cause était perdue. Mais même quand c’est très rigide – comme aujourd’hui en Algérie –, le système n’a jamais les pleins pouvoirs. Cela donne beaucoup d’espoir, efface ce sentiment d’impuissance. Chacun a le droit de dire ce qu’il veut réinventer. Cela a valorisé l’humain et eu un écho intime très fort chez moi. Cet événement a aussi ouvert une place pour les artistes de la nouvelle génération qui chantaient en arabe. Il y avait une émulation artistique, des créations d’associations, de festivals, des relais dans le monde arabe, avec une scène alternative en Égypte, donc j’ai participé à des compilations, à des concerts… Et c’est à ce moment-là que j’ai assumé de faire un projet solo, une carrière avec mon regard, mes chansons, mes choix de collaborateurs… Car apparaissaient des espaces possibles pour le faire, et un intérêt. Ce fut donc un tournant.
 
 Quels sont vos endroits favoris en Tunisie ? 
  J’adore le centre-ville de Tunis et mon quartier, Denden, très familial, populaire, ancien, qui a beaucoup d’âme. Je n’aime pas ces quartiers neufs, clinquants, inspirés de Dubaï. Dans la banlieue nord, en bord de mer, belle mais parfois un peu snob, la Goulette a su rester populaire tout en conservant son charme. On y sent encore l’âme cosmopolite de cet ancien quartier juif. Nous avons tourné le clip de « Dérangés » dans des endroits publics phares de la capitale, où la danseuse militante Ari De B effectue le waacking, une danse politique d’empowerment issue des milieux gays « racisés » aux États-Unis. Mon pays, ainsi que l’Algérie m’inspirent beaucoup, stimulent mes sens. La lumière du Maghreb, très particulière, le rythme des gens, les sonorités des rues… me mettent dans un état de disponibilité. Ce sont des pays moins saturés, aussi.
 
 Ressentez-vous aussi cette part d’africanité en vous ?
  Bien sûr. Nous partageons notamment la culture tribale. Mes grands-parents viennent du sud de la Tunisie, d’une tribu de bergers qui constituait le village. Notre nom tribal est d’ailleurs Frigui, qui signifie « l’Africain ». Parce que le nom « Afrique », Ifrîqiyya, désignait à l’origine la Tunisie et une partie de l’Afrique du Nord, avant de s’étendre au reste du continent. Pour mon EP, j’ai choisi des instruments comme le guembri, les karkabous, issus des musiques de transe des confréries d’origine subsaharienne : le stambeli en Tunisie, le diwan en Algérie, le gnawa au Maroc. Leurs rythmes très terriens, leurs répétitions mènent à cet abandon que je recherche sur scène.