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Archive exclusive

Nelson Mandela
Un long chemin vers la liberté

Par Zyad Limam - Publié en septembre 2013
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Le vieux lion est entré dans l’Histoire depuis bien longtemps. Sa vie est un exemple pour tous, le témoignage d’une incroyable destinée, d’une formidable espérance. Une aventure humaine, politique et héroïque.

Même les hommes d’exception finissent par mourir. Ils sont soumis à l’implacable condition humaine. Ils nous quittent et ils entrent dans l’Histoire. Au moment où ces lignes sont écrites, nous pen sons à lui, à Nelson Rolihlahla Mandela, 94 ans, allongé dans le lit de sa clinique, personnage rare, au bout de sa vie. Le lion est mourant et, pendant ce temps-là, quelque part dans les collines du pays xhosa, les chefs de clan et sa famille se déchirent sur le lieu final de son inhumation. À son chevet, tous les hauts dignitaires du pays, ce pays qu’il a refondé et dont il est, finalement, le père. Nelson Mandela s’en va, au terme d’une incroyable existence, au terme de ce qui est pour nous tous une formidable leçon d’espérance.

Tout au long des années de reportages et de voyages, j’ai visité les lieux de sa vie. Sa petite maison à Orlando West, dans Soweto, celle où il a vécu près de quinze ans, une case quasiment, où il ira s’asseoir, au premier jour de sa libération. Et la grande maison, dans les « quartiers chics » de Soweto, avec des rues un peu moins défoncées qu’aux alentours, où il se sera installé quelque temps avec Winnie, après sa sortie de captivité. Un de ses nombreux petits-fils nous avait ouvert la porte, me montrant la pièce où étaient déposés les cadeaux que lui avaient déjà offerts tous les grands de ce monde. Au Cap, assis au port, on regardait avec des jumelles l’ancien bagne de Robben Island, triste prison posée là, au large de la ville. J’ai connu la présidence, double bâtiment pompeux, sur les hauteurs de Pretoria. Ville qui porte le nom d’un Boer dit « héroïque », vainqueur de la bataille de Blood River contre les Zoulous en 1838. Et là où, le 10 mai 1994, Nelson Mandela prêta serment pour devenir le premier président noir d’Afrique du Sud. Plus tard, je suis passé devant les hauts murs de la belle résidence où il s’était installé avec Graça dans une retraite plus ou moins active. Discrétion, grand parc, barbelés…

ICÔNE PLANÉTAIRE

J’ai eu le privilège de le croiser, de l’approcher, de le saluer. La première fois, au tout début des années 1990, à Sandton, ghetto de riches Blancs dans le nord de Joburg, dans la magnifique demeure de son ami afrikaner, Douw Steyn, où il avait trouvé refuge lors de son divorce avec Winnie. L’icône planétaire avait dû quitter la maison de Soweto… Une fête hors norme battait son plein dans la boîte de nuit privée du sous-sol et dans les immenses jardins. On y croisait Whoopi Goldberg, Paul Simon, le Tout-Hollywood et tous les journalistes de la planète. Et des Blacks déjà embourgeoisés. Et des Blacks « ultras » venus d’Alexandria, le township voisin, boire du champagne avec des teeshirts portant l’inscription sans concession « One white man, one bullet »… Je m’étais aventuré pour visiter ce petit palais. Et je l’ai croisé dans l’escalier, vêtu de son éternelle chemise longue et africaine, dessinée par Pathé’O, et il m’a fait un signe de la main : « How are you, young man ? » Je suis resté immobile, paralysé, face à cet homme chaleureux, simple, immense, qui portait le destin de son pays sur ses épaules.

Je l’ai vu à Tunis, lors d’un sommet de l’OUA, la défunte Organisation de l’unité africaine. Je me suis approché de sa suite présidentielle, dans son hôtel, et j’avais été stupéfait de voir que sa porte était solidement gardée par de rudes gaillards, aux cheveux roux et à la peau blanche, des bodyguards qui avaient dû servir « avant », et qui maintenant protégeaient « leur » président.

Je l’ai vu de loin, lors de la passation de pouvoir, en 1999, transmettant le flambeau à Thabo Mbeki. Un moment d’humilité pour un homme qui avait toute la légitimité pour rester au pouvoir pratiquement indéfiniment. Et qui a, par ce geste, durablement installé la nouvelle démocratie sud-africaine.

Je l’ai vu à l’occasion des Kora Awards, à Sun City, dans cette étrange ville de plaisirs posée au milieu du veld, conçue pour que les Blancs puissent aller s’amuser, puissent s’évader de la gangue morale étouffante de l’apartheid. Je suis monté sur scène pour présenter un prix. Il était là, devant moi, assis à la table d’honneur. La salle était sombre, j’étais aveuglé par les projecteurs, j’ai improvisé un petit discours, je lui ai dit : « Merci pour tout ce que vous avez fait pour nous, Monsieur le président ».

À L’OMBRE DE SON HISTOIRE

Mandela fait partie de notre vie. Nous avons grandi en l’attendant, à l’ombre de son histoire et de l’histoire de son pays. Il était le prisonnier le plus célèbre du monde. On essayait de deviner le visage d’un homme qui avait disparu de la lumière depuis des années, de très longues années. Certains le dessinaient. On savait qu’il était au bagne. Au silence. On manifestait à Paris et ailleurs, dans les villes du monde entier. Mandela incarnait le peuple noir face aux démons de l’apartheid. Il incarnait la dignité et la liberté face à l’oppression, au racisme et à l’injustice. On voyait à la télé la tête des John Vorster et des PW ces photos et ces images terribles. Celle du massacre de Soweto (juin 1976) et la photo de ce garçon, Hector Pieterson, mort dans les bras d’un camarade. On lisait dans les livres qu’il y avait eu des précédents, la tuerie de Sharpeville par exemple (21 mars 1960).

À partir des années 1980, ce sont les chapitres de sang du « struggle », le soulèvement général pour rendre l’Afrique du Sud ingouvernable. Images de ces Casspir, les blindés de la police « sud-af », entrant dans les townships, ouvrant le feu, images de ces policiers armés de fouets, de fusils court à canon scié, tenant des molosses en laisse… Images de Khayelitsha, township de « dernière génération », près du Cap, construit avec de larges avenues, pour que, justement, les blindés puissent passer entre les maisons.

On chantait « Gimme Hope Jo’anna » (Eddy Grant), on fredonnait du Miriam Makeba et aussi l’hymne de l’ANC, « Nkosi Sikelele Africa » (« Que Dieu protège l’Afrique »). On apprenait à danser le toyi-toyi en hommage aux gosses du « struggle ». Mandela, c’était notre lutte. Celle de l’insoumis, de l’homme noir pour sa dignité et sa libération, la lutte de tout un continent en mal d’indépendance et de fierté. Le 11 février 1990, à l’âge de 71 ans, après vingt-sept années de prison, après avoir disparu aux yeux du monde, si longtemps, Mandela est sorti. Libre et vainqueur. Un chef sous le soleil de l’été austral, un chef qui n’avait rien cédé, rien négocié sinon la perspective d’une réconciliation nationale. L’Afrique du Sud avait alors un avenir possible. Et un des fils de l’Afrique se hissait à l’échelle de la grande histoire. Un fils de l’Afrique a tendu vers l’universel.

Les êtres d’exception finissent par mourir. Et au moment où ces lignes sont écrites, on pense à lui, à Madiba (son nom traditionnel de clan), couché sur son lit, au bout du chemin.

On regarde les images de la télé. L’Afrique du Sud a beaucoup changé. Elle a organisé la Coupe du monde. Elle s’est embourgeoisée. Elle a connu trois autres présidents depuis 1999 (Thabo Mbeki, Kgalema Motlanthe, par intérim, et Jacob Zuma). Une nouvelle élite est apparue. On roule en Mercedes. C’est un pays émergent. Et beaucoup de ceux qui ont lutté sont déjà partis, ont rejoint l’éternité. Les Govan Mbeki, les Walter Sisulu, les Oliver Tambo… Les jeunes générations ont presque oublié le combat des anciens, même s’il suffit d’y voyager les yeux ouverts pour relever les traces et les blessures de l’apartheid. L’histoire extraordinaire de Nelson Rolihlahla Mandela, né le 18 juillet 1918, s’est elle aussi presque banalisée. On ne voit de lui que la légende, les images symboliques figées de sa biographie, cette image d’une star planétaire vieillie et bonhomme.

La douleur, le combat, la lutte ont comme disparu. Les gens vous parlent de Madiba, parce que Madiba appartient à l’humanité. Mais les gens ont peut-être oublié ce que fut l’Afrique du Sud. Ce que fut vraiment l’apartheid. La politique de développement séparé et forcément inégal. Le regroupement des Noirs dans des bantoustans et des villes satellites (les fameux townships). Les gens ont oublié la répression, les dizaines de milliers de victimes, les générations sacrifiées, sans éducation, l’exploitation de la main-d’oeuvre brute dans les mines et dans les champs, pour des salaires de misère. Les gens ont oublié les « hostels », dortoirs de la honte. Et la retribalisation des Noirs pour mieux les diviser, les opposer. Ils ont oublié les lois sur la pureté, sur la non-mixité, les lois qui empêchaient les non-Blancs de se déplacer librement. Les gens ont oublié les « forced removals », les déportations massives d’habitants. Ils ont oublié Sophiatown, quartier mixte du Cap, « bulldozé » par la police. Ils ont oublié Steve Biko et de nombreux autres, victimes de la répression, assassinés. Ils ont oublié les théories du peuple élu développées par une église dévouée aux intérêts du peuple afrikaner. On a oublié l’apartheid, immense prison à l’échelle d’un État. Soutenu plus ou moins directement par des grandes puissances, par des Margaret Thatcher, des Ronald Reagan, obsédés par le « péril noir » et « la menace communiste ».

On a oublié que la libération de Nelson Mandela ne fut que le premier acte d’un nouveau combat extrêmement difficile, tendu, contre un pouvoir blanc décidé à maintenir sa domination, d’une manière ou d’une autre. Et qu’il fallut aussi échapper à la guerre civile entre communautés noires. Que tout au long de ces quelques années, l’Afrique du Sud a hésité, sur le fil de la falaise, au bord du précipice. Et que c’est cet homme qui par sa force, son intelligence politique, son sang-froid, a maintenu l’espérance pour la nation Arc-en-Ciel. Les gens ont peut-être oublié aussi que lui-même a quitté le pouvoir au bout de cinq ans, sans que personne ne lui demande. Et qu’il s’est soumis aux lois de la démocratie interne de son parti s’abstenant de choisir un successeur.

DE SACRÉES QUALITÉS HUMAINES

On a souvent parlé de lui comme d’une sorte de saint vivant. « Je suis loin d’être un ange », disait pourtant Mandela, qui savait parfaitement user et jouer de son image emblématique. Son biographe, Anthony Sampson, notait avec justesse et humour qu’aucun saint n’aurait pu survivre si longtemps à la violence de la politique sud-africaine. Qu’il fallait forcément de sacrées qualités humaines pour pouvoir transformer cette société si meurtrie. Et, comme le soulignait l’un de ses proches conseillers, « on ne savait jamais si on avait affaire au saint ou à Machiavel… » Derrière l’aura du grand papa universel se trouve un politicien achevé, confirmé, puissant et habile. Focalisé sur ses objectifs. Endurci par la prison. Là où il a probablement appris l’art subtil du pouvoir, renversant l’ordre établi entre lui et les gardiens, entre lui et le système carcéral, entre lui et le régime d’apartheid, pour devenir, de par-derrière les murs, le véritable leader.

C’est peut-être là, aussi, que cet homme s’est comme dissocié de lui-même, prenant la mesure de son rôle et de son destin. C’est là, peut-être, que la solitude et l’adversité ont fait de lui ce qu’il est devenu.

Les gens ont peut-être un peu oublié, mais voici l’oeuvre de Nelson Rolihlahla Mandela. Recréer un grand mouvement nationaliste. Entraîner avec lui dans l’espoir un peuple anéanti et divisé. Affronter un régime d’exception, sans foi, ni loi, ni limite, celui de l’apartheid. Survivre mentalement à la prison. Négocier sans accepter de conditions préalables. Ne pas se venger. Poser comme principe la nécessité absolue de la réconciliation et de la coexistence. Maintenir l’unité de ses partisans. Et, du coup, sauver l’unité du pays et s’imposer comme un chef indiscutable. Ne pas perdre la communauté blanche tout en mettant à bas le système qui assurait sa domination. Et aller vers des élections : one man, one vote. Fonder la nouvelle République. Le 27 avril 1994.

Je ne sais pas où vous étiez ce jour-là, je ne sais pas quel âge vous aviez, mais ces images-là, ces files d’attente, immenses, interminables, dans les villes, les bidonvilles et les campagnes, ces hommes et ces femmes avec leur bulletin de vote dans la main, une révolution absolue. Pour l’Afrique du Sud, pour l’Afrique et le reste du monde. Comme une émancipation finale et la fin officielle du long cauchemar colonial pour l’histoire du monde.

De ce jour, Nelson Rolihlahla Mandela s’est inscrit dans la grande histoire du monde. Il s’est inscrit dans la lignée d’un Mahatma Gandhi, qui lui-même avait vécu en Afrique du Sud. Son message de démocratie, de coexistence raciale, sa capacité à transformer la réalité, tout cela a fait de lui un Africain exceptionnel et un homme exceptionnel dans l’humanité.

Alors, oui, évidemment, on aurait peut-être pu faire autrement, disent certains, on aurait pu faire mieux. La présidence Mandela aurait dû être plus ceci ou moins cela. Mais la réalité parle d’ellemême. L’Afrique du Sud a survécu à l’apartheid. Elle ne s’est pas détruite. Elle s’est recréée. Elle existe aujourd’hui. C’est un pays difficile, compliqué, inégal, violent, mais tous les Sud-Africains sont égaux en droits. C’est l’oeuvre de Mandela. Et pour le reste, tout ce qui suit, c’est à ses successeurs, aux nouvelles générations, d’assumer leurs responsabilités, de construire, de ne pas trahir le rêve de la nation Arc-en-Ciel, d’être à la hauteur de ce qu’aura été la vie et l’oeuvre de Madiba.

 

Je suis le maître de mon destin, Je suis le capitaine de mon âme

Ce poème de William Ernest Henley, Invictus, joue un grand rôle dans la vie de Nelson Mandela, en particulier durant la période d’incarcération à Robben Island. C’est aussi le titre du fameux film de Clint Eastwood (2009), retraçant l’épopée victorieuse de l’équipe des Springboks lors de la Coupe du monde de rugby 1995.

Out of the night that covers me,
Black as the pit from pole to pole,
I thank whatever gods may be For my unconquerable soul.
In the fell clutch of circumstance I have not winced nor cried aloud.
Under the bludgeonings of chance My head is bloody, but unbowed.
Beyond this place of wrath and tears Looms but the Horror of the shade,
And yet the menace of the years Finds and shall find me unafraid.
It matters not how strait the gate, How charged with punishments the scroll,
I am the master of my fate: I am the captain of my soul.

Dans les ténèbres qui m’enserrent,
Noires comme un puits où l’on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu’ils soient,
Pour mon âme invincible et fière.
Dans de cruelles circonstances,
Je n’ai ni gémi ni pleuré.
Meurtri par cette existence,
Je suis debout bien que blessé.
En ce lieu de colère et de pleurs Se profile l’ombre de la mort,
Et je ne sais ce que me réserve le sort,
Mais je suis et je resterai sans peur.
Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.
​​​​​​​(Traduction tirée du film Invictus, de Clint Eastwood.)