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Editos

Nouveaux sud, nouveau monde ?

Par Zyad Limam - Publié en février 2024
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Paradoxalement, le concept est né aux États-Unis. Une nation dominatrice, mais souvent à l’avant-garde de la réflexion sur les évolutions du monde et moins empêtrée dans les certitudes eurocentrées. Le terme «Sud global» apparaît en 1969, porté par Carl Oglesby, une figure du mouvement étudiant qui s’oppose à la guerre du Vietnam, qui dénonce une domination et un ordre social injustes imposés par le « Nord ». L’expression « Global South » revient dans des publications américaines à la fin des années 1990, actant la fin du paradigme est-ouest, pour en revenir à la dynamique finalement fondamentale nord-sud.

Depuis, le terme s’impose. Nous serions ainsi passés de la pauvreté, du déclassement, du «tiers- monde » (expression inventée par Alfred Sauvy en 1952), pour aboutir à une sorte de force « globale » qui serait, du coup, à respecter. Les frontières du concept sont floues (la Chine est au nord, l’Australie au sud...), on a du mal à en extraire les facteurs d’unité géostratégiques. Et les chercheurs, très souvent occidentaux, sont nombreux à critiquer le terme: hétérogène, à géométrie variable, dissensions internes, avatar de la pensée postcoloniale naïve... Peut-être. Pourtant, au Sud, aux Sud, on y adhère naturellement, malgré les différences, malgré la confusion.

Paradoxalement encore, cette dynamique du Sud global est largement le produit de la mondialisation, une mondialisation voulue et promue par «l’Occident». Cette vaste ouverture des marchés, la délocalisation de l’argent et du travail ont entraîné une modification profonde de l’équilibre économique. La Chine, empêtrée dans la misère de masse il y a à peine cinquante ans, se propose aujourd’hui comme un contre-modèle, le leader de ce Sud global, et vise la place de première puissance économique, face à la grande Amérique. L’Inde, même encore archaïque, n’est pas loin d’entrer dans le « top 5 » mondial. Mexique, Brésil, Turquie, Malaisie, Vietnam, Afrique du Sud, Thaïlande et d’autres encore... L’argent s’est déplacé d’une manière révolutionnaire. Les pays du G7 détenaient les deux tiers de la richesse mondiale au virage des années 1980. Aujourd’hui, ils représentent aux alentours de 35%. Dans le process, des centaines de millions de pauvres se sont émancipés. L’émancipation a créé de la souveraineté, de l’indé- pendance, une prise de conscience.

C’est ce qui rassemble ces Sud globaux. Le concept incarne une aspiration commune, sous- jacente. La volonté militante de rééquilibrer l’ordre de l’humanité, avec un point commun tout à la fois confus et puissant: la remise en cause du règne de l’Occident, ce si long règne qui commence par l’exploration du monde, puis la colonisation, puis la libération dans la violence, puis l’avènement d’un ordre postcolonial inéquitable et qui perdure, en imposant la domination politique, financière, militaire, sociétale du tiers de l’humanité sur tout le reste... Et si l’Amérique n’a pas été une puissance coloniale, elle s’est tout de même installée comme puissance impériale, dictant ses choix et ses priorités à tous.

Le Sud global n’existe peut-être pas vraiment dans son hypothétique unité, mais c’est une idée puissante (au point qu’elle recrute dans les sphères du « Nord », la jeunesse, les minorités raciales, chez une partie des « déclassés »...). Et elle se nourrit des réalités d’aujourd’hui. La formidable injustice du débat sur le changement climatique en est l’une des illustrations. Le tristement célèbre « deux poids, deux mesures », incarné par la guerre en Ukraine et la guerre à Gaza, en est une autre. L’alignement sans nuance, ou presque, de la grande majorité de l’Occident avec Israël, les yeux fermés sur l’immensité de la tragédie humaine à Gaza un territoire rasé, déjà près de 30000 morts, dont au moins 6000 enfants, selon l’Unicef ont mobilisé largement les Sud globaux. Et, après soixante- quinze ans d’oppression, les Palestiniens sont devenus l’un des emblèmes de la lutte anticoloniale moderne.

Le monde change, mais le chemin à parcourir est encore long. L’Occident est une réalité. Tout comme son intelligence, sa créativité, sa puissance. Sa décadence est toute relative. Il reste l’épicentre, là où se dessine une grande partie de ce que sera demain. Le Sud global émerge, l’émancipation est nécessaire, incontournable, mais ce monde-là doit encore composer avec la pauvreté, les inégalités, la fragilité, tout particulièrement en Afrique.