Oum Kalthoum
À jamais la diva
Par
CATHERINE FAYE -
Publié en février 2018
C’est l’histoire d’une icône populaire, d’une artiste engagée, d’une femme mystérieuse, d’une chanteuse de légende, qui aura unifi é l’Égypte, le monde arabe, par ses incroyables mélopées. Et le son de sa voix. Aujourd’hui, le mythe est toujours là, porté par les réseaux sociaux et les nouvelles générations qui redécouvrent l’Astre de l’Orient.
Ses fans prétendent qu’elle vend plus d’albums que Madonna, Céline Dion ou Mariah Carey. Encore aujourd’hui, des millions de disques de la diva égyptienne continuent d’être écoulés dans le monde : best-of [lire aussi p. 10], rééditions, voire coffret intégral, disponible uniquement dans le monde arabe (à… 1 268 euros !), mais qui est en réalité une simple boîte luxueuse contenant les CD sortis dans les années 90. Al-Atlal, un de ses tubes, affiche plus de 28 millions de vues sur YouTube. Ses chansons, vues et écoutées en boucle sur les réseaux sociaux, touchent les nouvelles générations. Le mythe Oum Kalthoum est un phénomène hors norme qui perdure. « Si on veut la décrire, on n’arrivera jamais à trouver son équivalent », prophétisait le poète égyptien Ahmed Rami, un de ses plus fameux paroliers. Astre de l’Orient, Rossignol du Caire, Quatrième Pyramide… L’impressionnante vague de superlatifs et de surnoms laudateurs incarnent l’impossibilité d’exprimer tout l’amour que le monde arabe lui voue. Avec elle, les femmes rêvent de prétendants transis, les paysans récitent des vers, les hommes se pâment dans un amour impossible avec une diva qui incarne tout à la fois, l’amante, la mère, la patrie. Ses chansons, bouleversantes et subtiles, se limitent invariablement au triptyque formé par l’amour, l’Égypte et Dieu. Véritable muse, elle rassemble et insuffle une énergie exaltante. Telle une Liberté guidant le peuple. « Elle parlait aux princes comme aux gens de la rue », confirmait Naguib Mahfouz dans un documentaire 1 réalisé vingt ans après la mort de la chanteuse. Une voix aussi singulière qu’inoubliable, qui chante le coeur et la foi, conjure le sort de l’histoire égyptienne, incarne les frustrations, le désespoir et l’identité.
UN ACCUEIL DE CHEF D’ÉTAT
« Elle a fait couler nos larmes quand nous avions besoin de pleurer », soulignait Anouar el-Sadate, président de la République arabe d’Égypte de 1970 à 1981 après les obsèques de la chanteuse. De fait, devenue « la voix du régime » sous la présidence de Gamal Abdel Nasser de 1956 à 1970, Oum Kalthoum chante la nationalisation du canal de Suez, la redistribution des terres aux paysans, la construction du barrage d’Assouan… Elle qui a fréquenté le palais royal et chanté pour le couronnement du roi Farouk en 1936 devient deux décennies plus tard l’égérie du socialisme nassérien et du nationalisme arabe. Après la révolution de juillet 1952, quand une rumeur circule sur l’interdiction de ses chansons à la radio parce qu’on lui reproche d’avoir trop chanté pour les dirigeants de l’ancien régime, le nouveau maître du pays prend sa défense. Pour le plus grand soulagement du peuple. Cette union étroite qui lie Nasser et la diva est audacieuse.
Et déterminante. Leurs trajectoires, leurs ambitions, sont parallèles. Ils se fascinent mutuellement, se soutiennent, s’apprécient. D’un côté, Oum Kalthoum, dotée d’un vrai flair politique, est terriblement attirée par le pouvoir. Elle traverse tous les régimes, celui du roi Fouad jusqu’en 1936, celui du roi Farouk jusqu’en 1952, dont elle envie l’opulence de la vie de cour. Mais lorsque Nasser devient président, c’est comme si son propre village accédait au pouvoir. Les militaires sont des paysans ou d’origine modeste, comme elle. Nasser, lui, a besoin de cette figure charismatique. Elle lui offre son soutien quand il nationalise le canal de Suez en 1956. Ou après la cuisante défaite de la guerre des Six Jours contre Israël. Et lorsqu’il annonce sa démission le 9 juin 1967, que les foules se rassemblent partout dans le monde arabe pour le faire revenir sur sa décision, Oum Kalthoum monte en première ligne. « L’Arme secrète de Nasser », comme la qualifie le magazine Time, somme toutes les femmes d’Égypte de donner leurs bijoux pour réarmer le pays et entame une tournée au Maghreb, en Orient et à Paris. Les bénéfices sont reversés à l’armée égyptienne afin qu’elle garde la tête hors de l’eau. Et partout, on l’accueille comme un chef d’État. Leur symbiose est magistrale. Lorsque Nasser meurt d’une crise cardiaque, le 20 novembre 1970, elle annule son déplacement en Union soviétique et rentre en Égypte. Sous le choc, une foule innombrable suivra le cercueil du défunt. Deux millions de personnes suivront également le sien. Car si les Égyptiens considéraient Gamal Abdel Nasser comme leur père, ils perdent leur mère en ce 3 février 1975. Si elle émeut tant, c’est bien évidemment par l’amplitude exceptionnelle de sa voix, mais aussi parce qu’elle console. Et berce tout un peuple lorsqu’il est bafoué ou qu’il se redresse.
UNE AURA QUASI MYSTIQUE
« Rends-moi ma liberté, détache mes mains/ Je t’ai tout donné et n’ai rien gardé pour moi/ Mes poings saignent encore à cause des liens que tu m’as fait porter/Pourquoi les garderais-je alors que tu m’as tout enlevé ?/Pourquoi resterais-je captive alors que le monde m’appartient ? » Enregistrés en 1966, ces vers écrits par Ibrahim Naji et mis en musique par Riad al-Sunbati, sont extraits d’Al Atlal (« Les Ruines »), une des plus belles chansons de son répertoire. Quand elle les psalmodie, ce sont les ruines d’un amour qu’elle évoque. Mais, après la défaite de la guerre des Six Jours, les auditeurs associent ces mêmes termes aux événements politiques, leur donnant une dimension idéologique certaine. Ce cri devient un ralliement du Golfe aux rives de l’Atlantique et « la Dame » s’entoure alors d’une aura quasi mystique. C’est un des sommets de sa carrière. Elle devient une merveille du patrimoine. La Quatrième Pyramide. « J’ai réalisé à ce moment que la musique peut résoudre plein de différends entre les nations. Oum Kalthoum, elle, avait réussi à unir les Arabes. Une chose que ni la religion, ni la langue, ni les politiciens n’ont jamais réussi à obtenir », confie Saïd Hekal, violoniste, qui l’a accompagnée de 1959 à sa mort. Doyen de l’Institut supérieur de la musique arabe de l’Académie des arts au Caire, il a également collaboré avec les artistes les plus célèbres de l’époque comme Abdel Halim Hafez. Mais Oum Kalthoum sort du lot. Rarement artiste aura à ce point maîtrisé son image, s’auto-statufiant de son vivant. Que ce soit la Syrienne Asmahan, l’Algérienne Warda, les Libanaises Sabah ou Fairouz, aucune de ces chanteuses adulées dans le monde arabe n’aura réussi à détrôner l’Astre de l’Orient, ni de son vivant, ni après sa mort. Car Oum Kalthoum tire toutes les ficelles de sa vie et de sa carrière. Elle impose le respect, ne se donne pas en spectacle, revoit textes et musique à la virgule près. Sa vie intime est mystérieuse. Une assurance et une force vraisemblablement liées à son enfance singulière…
Oum Kalthoum, de son vrai nom Fatima Ibrahim al-Sayyid al-Beltagui, naît à Tmaïe al-Zahayira, un village du delta du Nil. Son registre de naissance indique le 4 mai 1904. Mais selon le ministère égyptien de l’Information, elle aurait vu le jour le 18 décembre 1898. Elle grandit dans une famille paysanne pauvre, s’amuse à répéter les textes sacrés que chantent son frère, Khaled, et son père, imam du village. Ce dernier, alors qu’elle joue un jour à la poupée en psalmodiant, est stupéfié par sa voix. Indocile, elle refuse d’abord de l’accompagner chanter dans les cérémonies religieuses. Mais finit par accepter en échange de sucreries à la fleur d’oranger. « J’étais têtue, mais gourmande », raconte-t-elle lors d’un entretien donné à la radio. Après un bref passage à l’école, elle anime, dès l’âge de 6 ans, mariages, circoncisions et fêtes religieuses en chantant avec les hommes de sa famille au sein d’une petite troupe de cheikhs. L’un des plus renommés, Abou El Alaa Mohamed, lui donne des leçons puis convainc le père de le laisser emmener la jeune fille au Caire. Pour ne pas déroger à la bienséance, on l’habille en jeune bédouin, tenue qu’elle conservera jusqu’à sa majorité.
À 16 ans, sa notoriété est faite. On l’appelle déjà le Rossignol. La première guerre mondiale a mis fin à quatre siècles d’hégémonie ottomane. Quand elle s’installe dans la capitale en 1924, le royaume d’Égypte, fondé deux ans plus tôt, est alors sous domination britannique. La décennie est marquée par d’importantes manifestations réprimées par l’occupant. Ce contexte propice aux bouleversements artistiques rend possible l’émergence d’une femme sur le devant de la scène musicale. Par ailleurs, l’offre du disque se développe en même temps que la demande d’un art national qui, tout en respectant les traditions, se veut populaire. Elle s’inscrit dans cette nouvelle vague et, en 1928, presque trentenaire, la jeune femme ose enfin braver l’autorité paternelle et abandonne ses vêtements de garçon. Oum Kalthoum, qui porte le nom de la troisième fille du Prophète, se dévoile. Dès les années 30, la célébrité l’amène au-delà des frontières : Bagdad, Al-Qods (Jérusalem), Beyrouth ou encore Haïfa où elle offre la recette du concert à la fondation contre l’occupation britannique et l’immigration juive. La Mère des peuples – encore un surnom – s’inscrit dans le rayonnement de la musique égyptienne qui s’exerce depuis la fin du XIXe siècle. Plus encore, elle chante chaque premier jeudi du mois à l’antenne de la chaîne de radio La Voix des Arabes créée en 1953 sous l’impulsion de Nasser.
DU RITUEL À L’OFFRANDE
Progressivement, il faut accroître la puissance de l’émetteur car tous, d’Oman à Nouakchott, la réclament. Le rendez-vous devient un rituel où le temps suspend son vol : la population se précipite au café ou à la maison et fait corps autour du poste de radio. Dans le monde arabe, pas une oreille ne l’ignore. Bien sûr, quelques voix s’élèvent pour dire qu’elle endort le peuple avec ces chansons qui n’en finissent pas, mais ses millions d’admirateurs réclament cette offrande. « On se réunissait avec ma famille autour d’un bon repas et on écoutait le concert pendant trois heures. Riches ou pauvres, tous étaient pendus à ses lèvres », se souvient Saïd Hekal, son violoniste. Mais, derrière la magie et la fascination, il y a aussi une machine commerciale et artistique. Exigeante, ambitieuse, Oum Kalthoum mène sa carrière d’une main de maître, n’oublie pas de s’investir dans le cinéma et les comédies musicales, qui font du Caire la capitale culturelle du Moyen-Orient. Dure en affaire, elle exige et obtient des cachets démesurés. Au point de constituer une fortune comme en voit peu. Lors d’une négociation âpre qu’elle mène avec un producteur de cinéma qui lui demande d’embrasser son partenaire à l’écran, non seulement elle n’y consent pas, mais parvient à soustraire 40 % des recettes du film. Dans son contrat radiophonique, elle fait inclure une clause exigeant qu’elle soit la mieux payée de toutes les chanteuses. On la dit avare, notamment avec ses musiciens. Pourtant, celle que l’on surnomme aussi la Cantatrice des pauvres sait se montrer généreuse en certaines occasions, participant à la reconstruction de Port-Saïd après la guerre, faisant construire écoles et mosquée dans son village natal, reversant la plupart de ses gains à l’armée égyptienne lors de sa tournée à Tripoli, Beyrouth, Damas, Bagdad, et lors de ses deux uniques concerts en Occident, à Paris, au lendemain de la victoire de Tsahal sur les armées arabes en 1967. Une ambiguïté à l’aune de cette « divinité hermaphrodite » telle que décrite par Selim Nassib 2.
UN POÈTE FOU D’AMOUR
Sous l’égide de Deutsche Grammophon et Odeon, deux maisons de disques parties à la conquête des marchés de l’Égypte et du Proche-Orient dès 1903, Oum Kalthoum fera des rencontres déterminantes. Notamment Zakaria Ahmed et Riad al-Sunbati, compositeurs fondamentaux pour sa carrière. Sans oublier Mohammed Abdel Wahab, alter ego et icône masculine de la variété égyptienne, avec qui elle a su utiliser les médias, l’industrie du disque et le cinéma pour offrir au grand public une musique à mi-chemin entre répertoire savant et chanson légère, le plus souvent en arabe populaire. Ses paroliers jouent également un rôle clé. Tel le poète égyptien Ahmad Rami qui tombe follement amoureux d’elle lors d’un de ses concerts. Pour cette Perle de l’art, il traduit les vers d’Omar Khayyam, écrivain persan né au XIe siècle : « Et il n’est pas plus grand gâchis/ Que ce jour passé sans amour ni désir. » Elle lui impose d’écrire en langue dialectale, alors qu’il compose plus volontiers en arabe classique. Il lui offrira 137 de ses 283 chansons. Des oeuvres brûlant d’un amour sans espoir, comme « Enta Omri » (« Tu es ma vie ») reprise en 2013 par la star colombienne Shakira, qui feront le tour du monde. Et tandis que leur relation perdure durant cinquante ans avec une force et une intensité inouïes, la diva ne lui cédera jamais. Il faut dire que la Dame ne s’en laisse pas conter. Chignon laqué, lunettes noires, pendentifs en diamants, mouchoir en soie à la main, elle ne cesse de travailler son image, celle d’une créature mythique. « Je n’ai pas de secret, mon seul secret c’est que j’aime mon art », répond-elle à un journaliste à Paris, lors de ses deux concerts à guichets fermés à l’Olympia, en novembre 1967, où le Tout-Paris du show-business se bouscule à prix d’or pour entrer, et où les Arabes de la diaspora y côtoient princes et émirs. « Ses admirateurs étaient venus en charters spéciaux de toute l’Europe, elle les domptait, elle les tenait en haleine, ils étaient à quatre pattes, implorant Dieu sait quoi ! », confiera Bruno Coquatrix, directeur de l’Olympia. En chantant debout et au milieu des hommes, elle revendique sa féminité, revêt des robes non traditionnelles, invite les femmes à ôter leur voile pendant ses concerts.
ENTRE VERTU ET SENSUALITÉ
On lui prête toutes les vertus. Quelques vices aussi. Colère, cupidité, orgueil, libertinage. En dépit de son mariage tardif en 1954 avec son médecin, des rumeurs sur sa bisexualité circulent. En 2013, une photo inédite d’elle embrassant une femme fait le tour d’Internet. Certains prétendent qu’il ne s’agit que d’une fan emportée par sa fougue. Qu’importe, on l’aime. « C’était une forteresse, elle ne répondait jamais au téléphone, répugnait à accorder des interviews, avait très peu d’amis. On ne savait pas grand-chose sur elle », révèle encore Naguib Mahfouz. De toutes les stars, c’est une des plus secrètes. Parfois quand elle n’était pas satisfaite de sa voix sur une phrase, en plein concert, elle la chantait de nouveau, encore et encore, jusqu’à ce que les spectateurs finissent par crier « Allah, Ya Sett ! », expression intraduisible, signe d’admiration suprême. Ce n’est pourtant pas la seule explication de son succès phénoménal. Il tient bien davantage dans la relation quasi-charnelle qu’elle instaure avec son public. Alors qu’elle est l’image physique de la vertu et de la bienséance, la sensualité vibrante de son chant, les variations qu’elle sait faire subir aux textes et aux musiques qu’elle interprète mettent son auditoire à genoux. Une dualité paradoxale dans laquelle elle passe maîtresse. Au Caire, on peut assister, aujourd’hui encore, à un spectacle de marionnettes dédié à la chanteuse, au Sakia Puppet Theater. Adultes et enfants y sont aussi extraordinairement réactifs que face à la Oum de chair, pour atteindre collectivement le tarab, cette émotion maximale, artistique et physique. Oum Kalthoum, tout à la fois mère, amie, amante, continue d’ensorceler les coeurs.
1. Oum Kalsoum, de Simone Bitton, 1991.
2. Oum, Balland, 1994.