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Safy Boutella : l’ingénieux du son

Par Michael.AYORINDE - Publié en février 2011
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On ne l'a pas vu depuis quelque temps, mais il n’a pas changé. Mince, une certaine élégance de l'âme dans les traits. Chez lui, pas de portable qui déchire, pas de tee-shirt qui tue, pas de coupe de cheveux qui dérape. Il est vêtu tout de noir, tout en sobriété, impression que viennent renforcer des lunettes qui le « tirent » plutôt vers un look intello que du côté de chez Kanye West. Safy Boutella aurait pourtant les moyens de donner dans le bling-bling. Car ce musicien, auteur-compositeur, arrangeur et producteur est déjà entré dans l’histoire de la musique, à cause d’une seule galette, Kutché. « Je suis très jaloux de ce disque, avoue-t-il. Il est un de mes deux bébés, avec Medjnoun. »

La superbe aventure de Kutché démarre en 1986. « J’avais assisté au festival de raï d’Annaba, cette année-là, se souvient-il, et cette musique, bien que poussant comme une herbe folle, m’a appelé. » En 1988, il est mis en contact avec un chanteur doté d’une voix qui survole la nuée des raïmen oranais. Son nom : Khaled. Troisième épisode : l’enregistrement, cette même année, à Paris. Quatre mois de studio. Safy produit le disque de toutes pièces. Épilogue : cette galette, magistrale passerelle entre la tradition oranaise, la sophistication jazz et la pulsion rock, s’avère un chef-d’œuvre, l’opus-référence de tout le mouvement raï, celle qui va enfin faire démarrer la carrière internationale de Khaled : le journal Le Monde ira même jusqu’à la classer parmi les cent meilleurs CD du XXe siècle ! « Beaucoup de détracteurs ont estimé que j’avais dénaturé le raï. Avec Kutché, je l’ai rendu buvable, consommable par d’autres oreilles qu’algériennes. En tout cas, le côté canaille du raï, ses cabarets, sa vie trouble ont fait beaucoup de bien au crétin propret que j’étais ! »

Crétin propret ! Autocritique en forme de clin d’œil, allusion à son background familial qui aurait pu l’amener, ado, à être un tchi-tchi, un de ces membres de la jeunesse dorée d’Alger, toujours entre Club des pins, la résidence de la nomenklatura algérienne, et vacances en France. Après tout, son père, après avoir été militaire dans l’armée française, avait rallié l’Armée de libération nationale et son combat pour une Algérie indépendante. Il avait fait partie de l’état-major du président Houari Boumédiène avant d’entrer dans le corps diplomatique comme attaché militaire. C’est ainsi que Safy, né en 1960 à Pirmasens, en Allemagne, sera « trimballé », avec mère, frère et sœur, d’Annaba, le berceau familial, à Lyon, en passant par Paris.

Mais voilà, tchi-tchi, il ne sera point. La musique le « prendra », très vite. Son père, grand mélomane devant l’éternel, lui révèle Bach, Mendelssohn et les sophistications de la musique classique occidentale. Sa mère, elle, est cantatrice. Quant au reste de la famille, « tout le monde jouait d’un instrument et chantait aussi bien du Oum Kalthoum que du Édith Piaf. » Donc le jeune Safy fera comme les autres et commencera à gratter de la guitare dès 13-14 ans. Après avoir passé son bac à Paris, il s’essaie à deux années de fac, mais qu’est-ce au regard des parties d’éclate dans les divers groupes de rock locaux dont il est membre ? Il obtient, en 1975, une bourse du gouvernement algérien pour suivre des études au Berklee College of Music de Boston. Berklee, c’est ce qui se fait de mieux en études musicales supérieures, dans cette monstrueuse pépinière à musiciens que sont les États-Unis. Y sont passés Stevie Wonder et moult jazzmen célèbres. Safy y décrochera son diplôme en 1979. Et il est, jusqu’à présent, le seul musicien du monde arabe à l’avoir obtenu ! « C’est à Berklee que j’ai compris ce que je voulais faire. Y’avait des p’tits génies qui jouaient déjà, à 20 ans, comme Erroll Garner. Alors, que faire ? M’appuyer sur mes origines. »

C’est ce que le guitariste, devenu poly-instrumentiste, fera dès son retour au pays natal, en 1979. Swinguer, mais swinguer maghrébin. Et ce dès sa première œuvre : la BO des Moineaux d’Algérie, un moyen métrage de Tayeb Mefti. Plus d’une soixantaine de musiques de fi lm suivront, dont, notamment, Little Senegal, Salut Cousin, Room to Rent. Mais c’est dans Medjnoun, son seul album solo (1992), salué unanimement par la critique, que cette « griffe » est la plus manifeste.

Ce Jean-Michel Jarre à l’algérienne, mais qui se sent plus dans la peau d’un Quincy Jones, adore les défis impossibles, comme celui de faire travailler plus de mille personnes sur cet opéra africain qu’est La Source, son œuvre la plus aboutie. Il l’interprétera devant le président Bouteflika, en 2001, au stade olympique d’Alger, devant 90 000 spectateurs. Le thème : la guerre entre deux tribus qui se déchirent pour un trésor, l’eau. Comprenne cette allégorie qui voudra… Safy, pour sa part, ne s’en cache pas : « La Source raconte, en un sens, les gros drames que vit notre pays, les hommes qui bouffent sur le dos des autres, alors qu’ils pourraient partager. Le problème vient des divers traumatismes que nous avons subis. Le vieux est triste, parce qu’il ne retrouve pas aujourd’hui l’Algérie dont il avait rêvé au moment de l’indépendance. Le fils, lui, ne s’est pas accompli, du fait de l’islamisation de la société. Et le petit-fils, qui voit son grand-père et son père ainsi, que devient-il ? Il ne se respecte pas, n’a pas le sens de la loi. L’État fait pourtant des choses louables, mais le peuple a besoin de tendresse, qu’on s’occupe de lui. »

Voilà Safy le misanthrope élégant (« Aimer tout le monde est éreintant, faut me forcer le cœur ») qui se mue en Safy-la-tendresse ! Qui prend un soin gourmand à choisir ses mots dès qu’il évoque son pays ou sa seconde patrie, sa seconde résidence, la France, (« Je m’y sens chez moi ; le français est la langue des choses élevées, conceptuelles.») Safy, qui se fait presque papa poule quand il parle de son fils, Azad, 18 ans, ou de sa fille Sonia, 26 ans, une des plus grandes danseuses de hip-hop actuelles, qui a su « breaker » toutes les barrières. Ah, Sonia ! On sent une immense fierté dans son ton. Et pour cause... Égérie époustouflante de Nike, elle a dansé pour Madonna, Mariah Carey ou Rihanna ! Elle a, bien sûr, participé à La Source. « J’ai eu très peur pour elle, quand elle est partie s’installer à Los Angeles il y a deux ans. Le show-biz américain est très dur, mais elle se débrouille très bien », avoue son père qui désormais possède un troisième point de chute, avec la Californie.

Safy composera et dirigera également Watani en 2002, fresque historique présentée à l'occasion du 40e anniversaire de l'indépendance. Certains verront dans ce second spectacle le signe d'un « adoubement » par l'État algérien, au lieu d'y voir simplement la consécration d'une nation. Alors, Safy-la-tendresse en voie de devenir Safy l’institution ? Vous plaisantez ? Le Sindbad des sons continue de tracer sa route en toute liberté : il songe à un disque qui se situerait entre le rock trash d'un Marilyn Manson et le délicat impressionnisme français d'un Erik Satie !

Par Jean-Michel Denis