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Salif Keita : toutes ses différences…

Par Michael.AYORINDE - Publié en février 2011
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À 60 ans, Salif Keita est internationalement connu et reconnu. Ses quelque quarante ans de carrière (il arpentait déjà les rues de Bamako en 1968, chantant dans les marchés et les gares) n’ont en rien altéré le port de roi de ce descendant de Soundjata Keita, fondateur, au XIIIe siècle, de l’empire mandingue. Peau blanche caractéristique, joliment mouchetée, tunique en bogolan sans manches, petit chapeau carré traditionnel, de coton blanc, large pantalon et boucle d’oreille. Il nous confie se sentir « plutôt bien » et « confiant ».

Quelques semaines auparavant, il a reçu la Victoire de la musique, catégorie « musique du monde » pour son somptueux album La Différence. « Cette Victoire, c’est une étape, une consécration, se réjouit-il, une récompense qui remplit le cœur de l’artiste et que je souhaite à tous. » L’expression « musique du monde », qu’en pense-t-il ? Il rigole d’abord, puis lance ce qui semble une évidence : « Toutes les musiques sont des musiques du monde ! Personne ne vient d’ailleurs ! Pour l’instant…

Sérieusement, si ça permet aux gens de comprendre différentes musiques et influences et de donner un coup de pouce à la musique africaine, tant mieux ! » Ces influences à lui viennent, depuis toujours, d’horizons très divers. La Différence ne fait pas exception. Un nouvel opus très acoustique, mâtiné des sonorités arabisantes de l’oud et de la trompette du Libanais Ibrahim Maalouf. Un album « du monde », enregistré à Djoliba, son village natal, à Bamako, Beyrouth, Paris et Los Angeles. « C’est le travail des artistes que de rapprocher les cultures, dit Salif. La musique africaine, on l’a dans le sang, mais on ne peut pas ne pas la mélanger. Nous, les Africains d’Afrique de l’Ouest, relève-t-il en appuyant sur le “nous”, nous avons déjà des sonorités orientales dans nos traditions, avec la présence du muezzin, et des influences espagnoles comme celle du flamenco. » Lui, il est définitivement « rock, très rock. Cette musique, je l’écoute depuis très jeune et je continue de l’écouter. Les Rolling Stones, Led Zeppelin, et surtout les Pink Floyd. » Ses premiers souvenirs de musique, ce sont les oiseaux, raconte-il, doux sourire émerveillé aux lèvres. « Les oiseaux, ils chantent ! Il y en avait un petit qui était très bavard, on aurait dit qu’il parlait… Il s’asseyait, il te regardait et il te parlait… ça m’a beaucoup marqué. » Réminiscence de son enfance aux champs, où son père, agriculteur, l’envoyait régulièrement.

L’artiste jette aussi des ponts entre les musiques africaines, même s’il avoue ne pas être « très amateur de musique congolaise » et avoue être davantage attiré par les Nigérians, dans la lignée des Kuti. Son dernier album délivre, confie-t-il, deux messages. Celui de « la différence », avec le désir de « célébrer les beautés de la terre, qui reposent sur cette différence ». Et celui de la célébration de la nature, de sa nécessaire protection : « Je sens bien sa dégradation, l’avancée du désert, les cours d’eau qui se tarissent… »

Cette « différence », bien sûr, c’est aussi la sienne. Celle de sa couleur de peau, qui l’a longtemps stigmatisé. « Les albinos ont peur pour leur vie, quotidiennement. » Il en sait quelque chose, lui, le Noir-Blanc coutumier des moqueries, lorsqu’il était enfant, à Djoliba. Avec sa fondation, « Salif Keita pour les albinos », créée en 2001, il oeuvre aujourd’hui auprès des jeunes atteints de cette particularité, qu’il décrit poétiquement : « Je suis un Noir, ma peau est blanche… », chante-t-il dans le titre phare de son album. Son association effectue un travail de sensibilisation et d’assistance. Elle contribue, petit à petit, à faire évoluer les mentalités. « Maintenant, je vois des petits groupes d’albinos qui ont envie de parler, qui répondent aux journalistes… » À présent, plusieurs associations ont fleuri dans tout le Mali. « Mon histoire est connue, tout le monde est au courant de ce que j’ai subi et de ce que je pense à ce sujet. Je ne les fais pas rêver non plus, car c’est un combat de tous les jours, on voit encore des écoliers albinos disparaître du jour au lendemain… »

Cet engagement le ramène à son combat politique. Salif Keita s’est présenté en 2007 aux élections législatives maliennes. Et c’est alors qu’il s’enflamme : « Je vais me présenter aux prochaines élections ! » prévient-il. Il est affilié au Parti citoyen pour le renouveau (PCR) *, « mais je pourrais très bien le quitter si je ne suis plus d’accord. Le problème des partis politiques africains, c’est qu’ils sont là pour rester au pouvoir, pas pour changer les choses. »

Impossible de laisser repartir ce voyageur du monde, au regard aussi affûté que sa voix, ardent défenseur du panafricanisme, sans lui parler du cinquantenaire des indépendances africaines. Et il revient, encore et toujours, à la musique. « C’est grâce à la musique que l’Afrique est aujourd’hui internationalement connue, pas grâce à ses coups d’éclat politiques, je suis désolé… C’est plutôt des coups d’État qu’on a vus », avoue-t-il en évoquant les pionniers. « Lumumba, Modibo Keita, Kwame Nkrumah, Sankara… Même Houphouët n’a pas été écouté ! » s’anime-t-il. La colonisation, aussi, est passée par là : « Toutes les civilisations ont avancé en s’appuyant sur leur culture de base. Pour l’Afrique, c’était difficile. » Et le Mali contemporain ? « Déjà, on a la démocratie, c’est bien. Mais l’obscurantisme a toujours cours dans une grande partie de mon pays ! On doit commencer par l’éducation. Or, la culture des marabouts, de la superstition, perdure. » Salif répond sans hésitation « amour », quand on lui demande quel est son mot préféré. « L’amour et la paix, qui sont pour moi des synonymes. »

Ses projets ? Salif Keita se fait plus grave, son regard virevolte de nouveau. « J’ai vécu soixante ans, ça n’arrive pas souvent chez les albinos… » Son désir de musique, il continue de le porter sur scène, dans ses albums, dans sa tête. Par la voix de ses descendants, aussi. Sa fille de 18 ans, Nassira, a assuré la première partie de son concert à l’Olympia. « Je veux qu’elle passe son bac avant toute chose, dit son père. Après, elle fera ce qui la rend heureuse. » Comme poursuivre la lignée des Keita musiciens, eux dont la noblesse leur interdisait, à l’origine, de chanter. Vive la rébellion qui nous a amené Salif sur scène et sa voix dans nos oreilles !

Par Sarah Elkaïm

* Le Parti citoyen pour le renouveau a été fondé le 9 juillet 2005, majoritairement par des militants du Mouvement citoyen qui ont soutenu la candidature d’Amadou Toumani Touré à la présidence.