Sénégal
L’énigme Sonko
Sonko pouvoir Il est Premier ministre, mais il n’est pas Président. Pourtant, il est incontestablement au coeur de la révolution en cours, dont les échos vont bien au-delà des frontières du pays. À la fois souverainiste et panafricain, conservateur et pragmatique, impulsif et à l’écoute, il porte surtout l’espérance de changement d’une grande partie de la population…Tentative de portrait en cinq actes.
Acte I. L’élection présidentielle du 24 mars 2024 donne une première idée de la lame de fond.
Bassirou Diomaye Faye, libéré de prison quelques jours plus tôt, remporte l’élection présidentielle au premier tour, sans coup férir, avec 54% des voix.
Il est présenté et soutenu par son mentor Ousmane Sonko, libéré lui aussi quasiment à la veille du scrutin, mais inéligible.
C’est une victoire sans conteste, la fin de plus d’une décennie Macky Sall (2012-2024), une alternance spectaculaire, le marqueur de la volonté d’une rupture profonde, multidimensionnelle, à la fois générationnelle, sociale, sociétale et politique. Le rejet d’un modèle d’émergence et de gouvernance «libérale», qui n’aurait profité qu’à certaines «élites». Le Sénégal bouleverse la scène. En passant par le chemin institutionnel, le vote, en évitant la bascule violente ou le mirage et les impasses du coup d’État. Et en portant à la tête de la nation des opposants jeunes, la quarantaine, pour beaucoup issus d’un milieu modeste et de la méritocratie locale.
Acte II. Bassirou Diomaye Faye s’installe au palais de la présidence. Et Ousmane Sonko devient son Premier ministre. L’Assemblée nationale incarne la nouvelle opposition, avec une majorité relative issue du régime précédent. Huit mois se passent, souvent difficiles, tant sur le plan économique que social et politique. Avec une complexe «passation de régime». Il s’agit de succéder à la présidence forte, celle de Macky Sall. De rassembler un pays qui s’est déchiré au cours des derniers mois. D’installer de nouvelles équipes. De maintenir à flot le bateau Sénégal, d’appréhender les mécanismes gouvernementaux, de répondre aux promesses de campagne, de tenir compte des équilibres et des déséquilibres macroéconomiques. Les embardées sont fréquentes. Déclarations intempestives, parfois contre-productives, en particulier sur le plan financier, guerre larvée avec la presse nationale, relations tendues avec ceux qui ne sont pas d’accord… Le nouveau gouvernement mène aussi une campagne d’audits, de chasse aux «contrats corrompus», qui effraie le monde des affaires. Et les affaires sont assez largement paralysées. L’État est à sec, paie peu ou mal. Les relations avec le FMI sont tendues, au bord de la rupture. Le fameux «projet», celui de la transformation économique et sociale du pays, est annoncé en octobre. Il paraît ambitieux, sachant que dans le monde plus ou moins feutré des institutions financières internationales, on se demande bien comment tout cela pourra être financé sans mettre en place des réformes de fond (ingérables par ailleurs sur le plan social, comme la fin des subventions).
Avec Macky Sall, la rupture est profonde. L’ancien président vit comme en exil, il parcourt le monde. Son «procès», celui de ses proches, de certains de ses ministres est instruit quotidiennement sur la place publique, sur la thématique du détournement de fonds généralisé, de l’enrichissement illicite. Les acquis, certains bien réels, sont passés par pertes et profits. L’ancien président veut rester en politique, à la tête de son parti, il cherche à rassembler ses troupes. Les images presque bienveillantes de mars 2024, lors de la passation de pouvoir, sont déjà bien loin.
On observe ce nouveau pouvoir s’installer, ce «duo» exécutif surprenant, assez unique, incarné par le Premier ministre Ousmane Sonko et le président Bassirou Diomaye Faye. Les deux leaders ont une histoire commune, ils ont mené une véritable odyssée ensemble, celle de la création et de la montée au pouvoir du Pastef. Ils sont comme les deux faces d’une même pièce. Comme des frères qui auraient fait un serment de loyauté. Ils ont des codes traditionnels entre Sérère et Diola. Diomaye a même un fils qu’il a appelé Ousmane. Mais le plan A, c’était bien évidemment Ousmane Sonko, fondateur du parti, le héraut des militants, lui qui est en première ligne depuis 2016. Lui qui se présente déjà à l’élection de 2019 (où il obtient un score d’un peu plus de 15%). Lui qui a mené la lutte frontale avec Macky Sall. Ses arrestations multiples, ses détentions, en particulier à la suite d’une triste affaire de viol, entraîneront émeutes, répressions et victimes. C’est Ousmane Sonko qui a décidé d’encourager la candidature alternative de Diomaye Faye à la présidentielle pour «protéger le projet ». C’est Sonko, étonnamment libéré par Macky Sall, qui va électriser la campagne. C’est lui, le chef. Mais ce n’est pas lui, le président.
Entre les deux hommes, forcément, les tensions ne sont pas absentes. Diomaye rassure, son domaine de compétences constitutionnelles est large, nous sommes dans un régime présidentiel. Il incarne le régalien, c’est lui qui annonce le retrait progressif des troupes françaises du Sénégal. C’est lui qui préside les cérémonies liées au 80e anniversaire du massacre du camp de Thiaroye, lui qui voyage et rencontre les chefs d’État homologues. Le président «parle» aux élites traditionnelles, qui voient en lui un possible contrepoids à Sonko, l’impétueux, le populaire, l’incarnation de ce Sénégal soucieux de rupture. L’équilibre entre les deux têtes de l’État est subtil. L’ambition et les entourages jouent leur rôle, les différences de fond et de tempérament également. Mais Ousmane Sonko reste le centre de gravité politique, l’hyper-Premier ministre adoubé par le peuple avec l’élection législative. On l’a dit, le cas de figure est réellement inédit. On évoque parfois des coups de chaud et des montées de voix. Et puis des réconciliations rapides. L’un se rendant chez l’autre, et vice versa, pour vider le début de contentieux et aller de l’avant… L’aventure du «duo» ne fait que commencer. Ils ont besoin l’un de l’autre. Pour le moment.
Acte III. Novembre. Le duo engage donc la dissolution de l’Assemblée nationale, au terme du délai imposé par la constitution. Le pays entre en campagne pour les législatives. Ousmane Sonko arpente le territoire. Il sait. Il fait appel à ses militants et électeurs pour financer l’opération. Les petits dons affluent, c’est un signe… Le Pastef y va seul, sans alliance, certain de sa dynamique. L’opposition se dit pourtant qu’il y a un coup à jouer. Qu’il y a moyen de déstabiliser le nouveau pouvoir. Qu’il est possible d’avoir suffisamment de députés pour peser. Et se protéger aussi. Le bilan de ces derniers mois aurait, dit-on, refroidi une partie des électeurs. Macky Sall prend la tête d’une liste, il fait une campagne de loin, l’opposition avance en ordre dispersé. L’erreur d’appréciation est patente et les résultats sont sans appel. Le Pastef emporte tout sur son passage. Avec 55% des voix et 130 sièges sur les 165. Les ténors de l’opposition sont même battus chez eux, dans leur circonscription.
Acte IV. La présidentielle, c’était le moment de Bassirou Diomaye Faye. Les législatives, c’est bien le moment et la victoire d’Ousmane Sonko. Certes, comme toujours au Sénégal, les législatives viennent confirmer la présidentielle. Et comme souvent, les majorités sont confortables, à l’exception d’ailleurs notable de celles issues des élections de 2022.
Mais la signification, cette fois, semble bien différente. Nous ne sommes plus dans une alternance prévisible, entre partis historiques et traditionnels, nous ne sommes plus dans une forme d’entre-soi. Nous sommes dans un schéma de rupture. Une classe politique tout entière ou presque est balayée : socialistes, libéraux, héritiers d’Abdoulaye Wade, acteurs post-Macky, Amadou Ba, Barthelemy Dias…Un peu plus de dix ans après sa création, le Pastef s’est installé au centre de la scène politique, et Ousmane Sonko au coeur du pouvoir. Avec sa super majorité, le parti est doté de tous les moyens pour mettre en oeuvre le fameux « projet », cette révolution économique, sociale, institutionnelle tant attendue par les Sénégalais. Quasiment une nouvelle république. Sur le plan politique, la mère des réformes serait de promouvoir une pratique du pouvoir plus décentralisée, plus institutionnelle, qui s’émanciperait de l’hyper présidentialisme, de cette notion selon laquelle un seul homme ou une seule femme peut être le centre de tout. Certaines institutions consultatives «budgétivores » seront dans le collimateur, comme le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et le Haut Conseil des collectivités territoriales (HCCT). On parle aussi de l’abrogation de la loi d’amnistie, votée dans les tout derniers jours du mandat de Macky Sall, qui exempte de poursuites toutes les personnes impliquées dans les manifestations et leur répression entre février 2021 et 2024. Et surtout de l’instauration de la Haute Cour de justice. Une institution qui aura pour mission de juger les ministres et officiels qui ont eu à gérer les deniers publics et qui sont aujourd’hui épinglés dans différents scandales ou accusés de mauvaise gouvernance.
Évidemment, les observateurs locaux et internationaux cherchent à décrypter le personnage. À définir le sonkoisme. Le mouvement ratisse large dans une société fragilisée et en attente. Il entraîne avec lui la jeunesse déshéritée des quartiers périurbains et des cités, les enfants de la démographie, de l’exode rural, de l’échec des systèmes scolaires, les étudiants sans perspectives ni débouchés. Mais aussi les salariés, la petite bourgeoisie urbaine et rurale privée d’opportunités, et des cadres séduits par la promesse d’un nouveau modèle (et d’autres par pur opportunisme, pratiquant avec une certaine habileté la transhumance).
UNE FIGURE AMBIVALENTE ET INSAISISSABLE
Le patron du Pastef s’inscrit dans une certaine gauche néomarxiste, altermondialiste, à la recherche de nouveaux héros (et orpheline depuis la mort de Thomas Sankara). Il se positionne aussi, «en même temps», comme un conservateur intransigeant sur les valeurs traditionnelles. Il est musulman pratiquant et polygame (avec deux épouses). En mars 2022, il déclarait vouloir durcir la loi criminalisant l’homosexualité (passible actuellement d’un à cinq ans de prison) dans «un souci de préservation de l’humanité». Inspecteur des impôts, ex-cadre du ministère des Finances, il n’est pas particulièrement proche de l’esprit d’entreprise. Il se proclame souverainiste, patriote et panafricain. Tout en étant, semble-t-il, pragmatique, même sur des questions qui furent au centre de la campagne présidentielle, comme l’abandon possible du FCFA, la reforme ou le démantèlement de la Cedeao. Il n’a guère voyagé, il ne connaît pas bien le monde, par culture, il n’est pas fasciné par l’Occident, il alterne le chaud et le froid dans ses relations avec la France, il porte haut l’étendard de la tragédie des soldats du camp de Thiaroye.
Pour Sonko, l’objectif n’est pas de remplacer «les uns par les autres», l’objectif, c’est de «rester libres et dignes». Mais le système s’adapte et compense par l’intense activité diplomatique du président Diomaye Faye, qui maintient les canaux traditionnels ouverts, tout en annonçant une possible visite à Moscou.
Au fond, il y a aussi le saut quantique, le passage d’opposant, de mobilisateur des foules, à responsable d’un gouvernement, d’un État, d’une équipe de ministres et de décideurs. Ousmane Sonko est encore en apprentissage, en formation. Et les actes et les mots d’aujourd’hui pèsent bien plus lourd que ceux d’hier…
Comme le souligne un proche du Pastef : «la conquête du pouvoir et l’exercice du pouvoir sont des choses bien différentes».
Pour un autre observateur averti de la scène sénégalaise, il faut surtout et avant tout comprendre de quoi Ousmane Sonko est le nom :
«Ce qu’il dit, ce n’est pas lui qui le dit. C’est la très grande majorité du Sénégal. Il agit comme un porte-voix. Il incarne une demande puissante de changement, de rupture sociétale. La fin d’un modèle, la fin d’un système qui favoriserait les élites et les inégalités, qui délaisse les petites gens, le peuple et les jeunes. Sonko incarne aussi l’importance, la nécessité de la réédition des comptes. Il sait que c’est attendu. Et il pense à la fois idéologiquement et stratégiquement qu’il faut en passer par là». Et il ajoute :
«Si l’on fait l’impasse sur le Pastef, sur Ousmane Sonko, si on l’empêche d’une manière ou d’une autre, c’est là que la violence peut intervenir, que la révolution peut mal tourner, que la foule peut exploser, que le coup d’État devient une possibilité. Sonko canalise la colère et la demande. Il promet une solution. De ce fait, il stabilise le pays. Et en ce sens, on a tous intérêt à ce qu’il réussisse.»
Quoi qu’il en soit, Ousmane Sonko est bien décidé à agir. Au coeur de l’exécutif, de la bagarre. Pas sur un strapontin ou inversement sur un lointain Aventin. Il centralise beaucoup trop, certainement, la plupart des dossiers remontent à la primature. Le personnage, on l’a dit, peut être impulsif, impétueux. Il n’aime pas qu’on lui marche sur les pieds, il réagit. Mais il écoute aussi. Il cherche, dit l’un de ses proches, à corriger les erreurs. Et la culture politique du Pastef implique du dialogue et des échanges entre les leaders, qui peuvent être, dit-on, assez vifs.
Lors de la campagne, Sonko s’était emporté contre les troupes de Barthelemy Dias, maire de Dakar et ancien allié, accusé de violences et d’outrances verbales (avérées) :
«Que chacune des agressions subies par Pastef de leur part depuis le début de la campagne, que chaque patriote qu’ils ont agressé et blessé soit proportionnellement vengé. Nous exercerons notre droit légitime à la riposte», avait-il alors écrit sur Facebook, dans la nuit du 11 au 12 novembre.
«Barthelemy Dias et sa coalition ne doivent plus battre campagne dans ce pays», avait-il ajouté.
Le lendemain matin, à la suite d’intenses débats internes, Sonko appelait finalement ses militants à : «continuer la campagne dans le calme et la paix pendant les jours qui restent». «Le PM sait ce qu’il veut », poursuit l’un de nos témoins. «Il veut aller de l’avant, il a clairement une volonté d’affirmer son autorité. Mais il écoute. Et il faut l’engager, ouvrir la discussion avec lui».
Acte V. Le pays sort aussi d’une longue séquence électorale, fortement politisée, ou il fallait mobiliser les troupes. Une page se tourne, une nouvelle phase arrive, avec certainement une forme de normalisation, d’affrontement du réel aussi, celui de la situation économique et sociale du pays.
Comme le souligne cet investisseur : «La réédition des comptes ne peut pas servir de politique économique ad vitam aeternam. Il faut relancer la machine, remettre de la confiance dans le système, renouer avec les principaux partenaires locaux et internationaux».
Le défi est de taille. Le Sénégal reste classé comme un pays pauvre, avec un PIB de près de 30 milliards de dollars, aux alentours de la 20e place du continent. Un pays en urgence sociale. L’âge médian y est de dix-neuf ans. Et 70% des Sénégalais ont moins de trente ans. Chaque année, plus de 200 000 jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail. Beaucoup veulent un emploi, un logement, se marier. D’autres, désespérés, partent sur les pirogues, au péril de leur vie. D’ici 2050, la population devrait doubler, avec plus de 50 millions d’habitants. Le «projet» porté par le Pastef est porteur d’une philosophie séduisante. Celle de l’émancipation par la transformation des modes de productions. Par l’intégration des chaînes de valeur. Par la création de richesse locale. Par l’industrialisation. La stratégie, c’est de ne pas tomber dans le piège d’une continuité habilement aménagée (celle d’une reprise habile des anciens PAES).
Mais comment le «projet» pourrait-il réussir sans appui extérieur, sans apport de capital et d’expertise? Comment ne plus être uniquement producteur de matières premières? Comment transformer la pêche, les mines, rééquilibrer les fruits de l’exploitation du gaz et du pétrole, s’inscrire dans une politique ambitieuse d’exploitation et de transformations de phosphate? Comment promouvoir les politiques d’import-substitution? Le projet vise également à réduire sensiblement la dette extérieure et à doubler le revenu moyen par habitant en cinq ans. À quitter dans le même laps de temps la zone des pays à développement humain faible pour passer à celle des pays à développement moyen. Mais tout cela nécessite de la cohérence, de la stabilité. Et comme le savent tous les hommes et les femmes de pouvoir, il y a le court terme et le moyen terme, il y a les besoins de croissance pour financer le social, il y a des besoins de financements pour l’État et les entreprises…
L’HISTOIRE SE JOUE À DAKAR
Le Sénégal a des atouts, du talent, de l’intelligence, une démocratie, une grande façade maritime, des ressources naturelles. Pour réussir, il faudra apaiser le climat politique, sortir des querelles permanentes et inutiles. Pour réussir, il faudra attirer des vrais talents, des créateurs, des techno-opérationnels, mobiliser les forces, favoriser la croissance, la confiance, l’investissement. Pour réussir, il faudra faire preuve à la fois d’audace, d’habileté, de séduction, de réalisme et de pragmatisme. Un exercice d’équilibriste.
Au fond, comme nous l’avons déjà écrit dans Afrique Magazine [ AM n°451, avril 2024, "La révolution Sénégal"], quelque chose d’avant-gardiste, d’historique, se joue à Dakar. Ce besoin de changement systémique, la permanence des inégalités, leur refus, la furieuse envie de vivre des jeunes, de s’émanciper, interpelle toute l’Afrique ou presque. Il y a ici le passage d’une époque à une autre, d’une lignée générationnelle à une autre, une recherche de ce que pourrait être un autre système, un nouveau chapitre de la très longue histoire de la décolonisation et la construction de l’Afrique moderne. Changer le monde, changer le Sénégal, ne se fera pas du jour au lendemain. Mais que l’on soit en accord ou en désaccord sur le plan idéologique, le pays a intérêt à ce qu’Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye ne trébuchent pas sur une partie de ce chemin.