Soukaïna Oufkir,
Une voix libre
L’artiste sort un premier album intime, bien décidée à tourner la page des blessures du passé, à s’émanciper, à faire tomber les barrières, à s’exprimer pleinement. Une œuvre à la fois douce, sensible et puissante, le début d’un nouveau chemin, d’une nouvelle vie.
À 60 ans, Soukaïna Oufkir signe et auto - produit un premier album singulier , né d’une existence marquée par l’enfermement et d’un besoin absolu de liberté. La plus jeune fille du général marocain Mohamed Oufkir e t emprisonnée à 9 ans avec sa mère, ses frères et sœurs, ainsi que deux autres personnes sans lien avec leur famille, toutes victimes collatérales de la tentative de coup d’État de 1972 contre Hassan II . Pendant près de vingt ans, ils sont enfermés dans des conditions terribles, jusqu’ à leur libération en 1991 . Aujourd’hui, elle choisit de reléguer cette histoire au passé. Elle estime avoir déjà tout dit dans son livre, La Vie devant moi , publié en 2008 chez Calmann-Lévy. Désormais, elle choisit de parler de musique, de présent et d’espérance. C’est donc à travers D’une vie, l’autre , sorti le 20 septembre dernier, qu’elle se raconte sans rancune ni revendication . Chaque chanson est une déclaration , une affirmation de la liberté de penser, de ressentir et de dire. L’opus navigue entre blessures du passé et aspiration à savourer pleinement . Ses textes chantent l’amour, les rencontres et ce toi mystérieux, symbole d’une âme sœur à l’esprit libre, comme elle.
Pour Soukaïna, la musique est bien plus qu’un exutoire; c’est un refuge, une deuxième respiration où sa liberté s’exprime sans compromis. Sa voix, puissante et désarmante, porte aussi une sagesse, une lucidité. Avec cet album, elle ne cherche ni projecteurs, ni validation, ni pardon, ni excuses. C’est d’abord un cadeau qu’elle s’est fait à elle-même. Et pour ceux qui voudront l’écouter, ils y trouveront une femme qui, malgré tout, a choisi de rester debout, déterminée à vivre pleinement.
AM: Soukaïna, vous avez mis près de trente ans à sortir cet album. Qu’est-ce qui vous a finalement poussée à le partager?
Soukaïna Oufkir: Quelques mois avant de fêter mes 60 ans, je me suis demandé quel cadeau je pouvais me faire à moimême. Et je me suis dit: «Il faut que tu réalises ton album.» Pendant des années, ce n’était pas tant la production des titres qui prenait du temps, mais plutôt l’espoir de convaincre un label ou une maison de disques de me signer. Donc j’étais dans cette attente-là. En parallèle, je faisais de la scène. Mais en arrivant à 60 ans, j’ai compris que personne ne s’intéresserait à mon travail. Alors, j’ai décidé de le faire seule, en toute humilité, avec cette conscience qu’à la fin, on ne laisse derrière soi qu’un souvenir que le temps estompera.
Vous êtes une jeune chanteuse de 60 ans. Comment appréhendez-vous cette aventure?
Avec apaisement. J’ai donné le meilleur de moi-même. Tous les artistes qui ont contribué à ce projet sont ici remerciés chaleureusement. J’ai accompli ce rêve d’enfant, je vais en réaliser un autre, car j’ai besoin de rêver. Soyons fous: la paix dans le monde, les droits des femmes, l’émancipation de l’homme. [Rires.]
Et concrètement, comment voyez-vous l’avenir?
Mon avenir est un présent. Demain n’existe pas encore. Mes chansons vont vivre leur existence. Si elles sont écoutées, appréciées, partagées, merci la vie. Si elles ne le sont pas, merci aussi.
Dans vos paroles, on ressent une tension entre ombre et lumière, épreuve et renaissance, comme dans «Entre-deux», où vous écrivez: «Les mêmes murailles élèvent les mêmes dérives.» Est-ce que cet album est pour vous une façon de dire «je suis là»?
Une chanson n’est pas une déclaration de présence ou d’absence; c’est avant tout une inspiration, une histoire que l’on raconte. Mes morceaux me permettent de défendre des valeurs en lesquelles je crois. Par exemple, peu de personnes ont compris que celui que vous citez parle de polyamour. La société nous restreint et multiplie les interdictions, comme une morale qui dépasse les limites de la morale. Je suis une telle amoureuse de la liberté que j’observe son absence dans toute chose. Je suis pour le respect de l’autre, je suis pour le respect de soi-même, mais que l’on arrête de trouver des solutions par l’interdit! Nous devrions plutôt éduquer.
Cet album vous a-t-il permis d’exprimer cela?
Chacune des chansons parle d’un sujet qui me touche, mais sans préméditation; elles s’imposent à moi en fonction de ce que j’ai vécu. Je ressens beaucoup de frustration par rapport à la notion de liberté. Mais ce n’est pas pour dénoncer quoi que ce soit que j’ai enregistré cet album. La musique m’est vitale. C’est raconter une histoire en trois minutes et laisser chacun en faire ce qu’il veut. Dès qu’un morceau est en ligne, il ne m’appartient plus.
Et vous a-t-il permis de découvrir quelque chose sur vous-même?
Ce dont j’ai pris conscience depuis sa sortie, c’est de ma ténacité. Je n’ai jamais lâché, peu importent les obstacles.
Comment écrivez-vous?
Quand l’inspiration vient. C’est comme une voix intérieure qui se manifeste sans prévenir. Il y a des refrains que j’ai enregistrés dans le métro, avec la chanson déjà formée dans ma tête. Une fois l’inspiration passée, il reste le travail: je fignole chaque mot, car je suis très attachée au texte, à l’écriture.
Que représente ce toi, qui revient souvent dans vos chansons, comme «Il y a toi»?
Ce sont ces âmes sœurs que la vie nous permet de croiser, des êtres avec qui l’on partage des fondamentaux, même si l’on est différents. Dans ce monde si fragile, il y a encore des gens qui gardent les pieds sur terre tout en regardant les étoiles, sans se laisser emporter par la futilité ou la brutalité. Je l’ai déjà dit, on n’est peut-être pas les plus forts, mais on est nombreux.
Dans «Vis», vous dites: «Le passé, efface-le; le futur, efface-le; rien n’existe que le présent.» Est-ce une urgence de vivre l’instant?
C’est une forme de lucidité. Dès lors que l’on comprend que le passé est à sa place et que le futur n’est pas encore là, alors chaque instant devient une véritable urgence. Prendre le temps d’observer, de ressentir, d’être là avec gratitude… En somme, il s’agit de vivre aussi intensément que possible le moment présent.
Dans «Si c’était elle», vous parlez d’une muse, d’une présence idéale. Que représente-t-elle pour vous?
C’est un idéal d’amour. Comme une moitié. Je ne désespère pas de finir ma vie avec quelqu’un qui respectera à la fois mes forces et mes faiblesses, qui aimera ce corps qui s’écroule, mon âme qui se bonifie, mes démons jugulés, ma vie, ses merveilles et son prix en étendard. Quelqu’un qui ne réclame rien, afin de me laisser l’espace de tout lui donner. Et réciproquement. Et pourtant, aimer est presque contradictoire avec ma quête de liberté… Ne sommes-nous pas tous faits d’ambivalences?
L’amour serait ainsi au-dessus de la liberté?
Quand il intervient, c’est vrai qu’il l’emporte…
Vos textes évoquent souvent la mémoire et la résilience. Cet album vous aide-t-il à apaiser la douleur du passé?
J’ai un passé qui est ce qu’il est, et j’ai fait un travail sur moi pour passer de la colère au pardon, et du pardon à l’acceptation. Ce n’est pas pour guérir que je crée, mais en le faisant, je me répare. Ma douleur, aujourd’hui, est liée aux horreurs du monde. Alors, je fais ce que je peux pour démultiplier mon humanité et ma bienveillance, comme pour compenser la furie de notre temps.
Les chansons «Entre deux» et «L’Animal» expriment un désir d’ailleurs, de sortir des limites. Après ces années de reconstruction, quel est ce désir d’ailleurs?
S’il existait un endroit où la liberté correspond à ma vision, j’y serais. Comme je ne le connais pas, j’élargis mes libertés là où je suis. Le temps qu’il me reste à vivre est court, mais je garde espoir que les humains finiront par se tenir debout et penser par eux-mêmes. Sur tous les sujets, mon premier réflexe, c’est la liberté: celle de penser, de conscience, d’exister pleinement. En tant que femme, c’est souvent plus difficile à affirmer qu’en tant qu’homme, alors je mets deux fois plus d’énergie à la faire respecter.
Votre mère semble être une présence douce, mais puissante, dans votre vie. Qu’est-ce qui reste de son influence?
Son éducation – le plus beau cadeau qu’elle m’ait fait. C’est un passeport pour la vie. Parfois, j’ai l’impression qu’elle est là pour me rappeler ce qu’elle m’a transmis. J’ai traversé sept ans de deuil, où j’ai manqué de souffle, d’air… J’ai manqué de tout, jusqu’au moment où je l’ai portée en moi. D’ailleurs, la chanson «Un» en parle. Je la porte comme elle m’a portée pendant neuf mois. Je l’emmène partout, elle vit tout avec moi, le bon comme le mauvais. Je l’aime. Elle est là, au quotidien, et m’accompagne dans chaque choix.
Entre le Maroc et la France, où vous avez vécu longtemps, où balance votre cœur?
Mes racines sont marocaines. Mon cœur est à la fois marocain et français. Je ne confonds jamais un pays avec son gouvernement. Quand je pense à la France, je pense aux amis qui m’y ont accueillie, à ce que j’y ai appris – la laïcité, les droits et les devoirs. Depuis trois ans, je suis revenue au Maroc, et je savoure ce retour aux sources. J’habite à Marrakech, une ville où règnent une magie et une humanité dont j’ai besoin au quotidien. Mais je n’aimerais pas que l’on me demande de choisir. Une fois encore, c’est ma liberté. Et si un autre pays devait m’accueillir, mon cœur serait assez grand pour lui aussi.
Maintenant que l’album est sorti, pensez-vous déjà à un second projet ou préférez-vous savourer l’instant?
L’envie est là, c’est certain. J’ai même relancé quelques arrangeurs que je connais pour travailler sur une nouvelle idée – complètement différente. Mais pour l’instant, je préfère ne pas en parler, car ce n’est pas encore concret. Je pensais que cet album marquerait la fin, le point final. Mais dix jours après sa sortie, j’étais déjà en train d’appeler les arrangeurs pour leur proposer de recommencer. Donc oui, c’est reparti.