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SYRTE, MÈRE DE TOUTES LES BATAILLES

Par Maryline.DUMAS - Publié en décembre 2016
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Du vert au noir. De Kadhafi à l’État islamique. En cinq ans, le destin de cette ville, choyée par l’ancien dictateur et presque créée de toutes pièces, semble voué aux tumultes permanents.

Et si ce n’était qu’une question de temps ? En cette fin juillet, sous une chaleur écrasante, les forces libyennes alliées au gouvernement d’union nationale de Fayez el-Sarraj pilonnent les combattants de l’État islamique (EI) dans le centre-ville de Syrte. Tombera, tombera pas ? Les jihadistes, qui défendent leur dernier bastion, parviennent encore à tenir les assaillants à distance. Après avoir contrôlé plus de 250 kilomètres de côtes autour de la ville, nous avons pu constater, sur le terrain, que les extrémistes de l’EI étaient désormais retranchés dans les quelque vingt cinq kilomètres carrés du centre-ville.

« Ils sont là-bas » : derrière une butte de sable, Salem Taleb pointe du doigt le centre de conférences Ouagadougou à 1 600 mètresde là. Aucun drapeau n’est visible mais les tirs font comprendre qu’il est impossible d’approcher d’avantage. Les terroristes, qui y ont installé leur poste de commandement, y donnaient également des cours « théoriques » avant que les combats ne débutent. « Kadhafi avait sécurisé le site. Il y a des abris anti-aériens dans les sous-sols, c’est facile de s’y protéger», explique Abdullah el-Ayeb, membre des forces libyennes. Une ville dont le choix n’est pas dû qu’au seul hasard…

À ses origines, Syrte, à mi-chemin entre Tripoli et Benghazi, n’était qu’un conglomérat de villages au milieu d’une région désertique. Les habitants vivaient grâce aux cultures, à l’élevage et à l’artisanat. Au début des années 1950, le destin de cette zone bascule avec la découverte du pétrole : le « croissant pétrolier » contient 70 % des réserves d’or noir du pays. Le renversement de la monarchie en 1969 par le jeune colonel Mouammar Kadhafi, né à Qasr Abu Hadi, dans le grand Syrte, marque un deuxième tournant. Rapidement, le « Guide de la révolution» caresse l’idée de transformer « sa » ville en capitale du pays.

Il crée d’abord une nouvelle province, Al-Wosta (la Centrale), en plus des trois régions historiques (Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan). Le Parlement et les ministères y sont délocalisés à la fin des années 1980. Pas pour longtemps. Les accidents de la route entre les deux villes se multiplient et le nombre de victimes – dont des ministres – est tel que le leader libyen renonce au projet.

Puisqu’elle ne peut être la capitale de la Libye, pourquoi ne serait-elle pas… la vitrine du continent? Kadhafi,qui se voulait « roi des rois d’Afrique », rêve d’en faire une métropole à l’échelle continentale. Il encourage la création de l’Union africaine (UA), qui remplacera l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Et c’est à Syrte, le 9 septembre 1999, qu’est actée cette évolution.

La proclamation a lieu dans l’immense centre de conférences Ouagadougou qui symbolise à la perfection la folie des grandeurs de l’ancien dictateur : moquette verte, murs en marbre et immenses lustres contenant 500 lampes chacun, le lieu, qui s’étend sur 44 000 mètres carrés et 37 mètres de hauteur, est démesuré pour une ville qui ne comptait que 75 000 habitants en 2011.

Cette année-là, la révolte populaire puis la guerre civile contraignent Kadhafi à fuir Tripoli en août. Il se réfugie à Syrte où, le 20 octobre, il est finalement capturé et lynché. Marginalisée par les révolutionnaires en raison de sa réputation kadhafiste, oubliée par le gouvernement et détruite par les combats, la ville offrait dès lors un terrain propice pour les terroristes, qui ont donc été acceptés – voire bien accueillis dans un premier temps – par les habitants.

Février 2015. Avec les bâtiments de la radio et la télévision locales, le centre de conférences Ouagadougou est investi par l’organisation État islamique. Une prise sans combats, progressive, en douceur… Afrique Magazine avait ainsi pu se rendre dans la ville sans y être inquiété. À l’époque, dans le quartier Numéro 2 réservé aux personnes originaires de Misrata, les habitants étaient dubitatifs face à l’arrivée du drapeau noir.

Abdallah Mohamed déclarait ainsi : « Il faut oublier Daech. Ce sont des gens liés à Kadhafiqui utilisent leur drapeau, c’est tout. » Mais preuve que l’occupation allait s’annoncer difficile, l’homme et sa famille ont été chassés de leur maison quelques heures après avoir parlé aux journalistes.

Mohamed Mustapha Abbourguiba, désormais réfugié dans le fief révolutionnaire voisin de Misrata, estime que l’EI s’est comporté « de façon correcte le premier mois. Mais plus ils ont eu du pouvoir, plus ils sont devenus agressifs ». Le vieil homme à la vue défaillante en a lui-même fait l’expérience :« Un jour, j’ai allumé une cigarette à un checkpoint de Daech. Le garde a souri, m’a dit de l’éteindre et de filer.

Quelques mois plus tard, j’ai été arrêté pour la même raison. Cette fois, ils voulaient me battre ! Un des hommes s’est montré miséricordieux à cause de mon âge… » Car en juin 2015, l’EI a pris le contrôle complet de la ville et instauré ses règles,avec sa propre police et un tribunal islamique. Le tournant décisif se produit en deux mois plus tard. Suite au meurtre de Khaled ben Rajab, un imam qui a refusé de remettre sa mosquée aux mains de l’EI, la tribu des Ferjani (à laquelle il appartenait) décide de prendre les armes face au drapeau noir.

La répression sera sanglante : plus d’une centaine de morts, parmi lesquels une douzaine décapités puis crucifiés.Les habitants n’ont d’autre salut que dans la fuite.

LE PORT, AUTRE « CADEAU MAUDIT » DE KADHAFI

Juin 2016. Nous revenons à Syrte. Faouzi Mustapha, réfugié à Misrata, estime que l’EI a choisi cette ville « parce qu’il y avait un manque de sécurité et pas de police. Nous, les habitants, on a été manipulés par la brigade des rebelles. C’est eux qui étaient responsables de la sécurité dans la ville. Mais ils se sont rapprochés d’Ansar al-Charia [en 2013-2014,NDLR] puis ont accepté Daech. » Basés au sud-ouest du centre ville de Syrte, Salem Taleb et sa dizaine d’hommes tiennent la dernière base avant l’EI : « Notre rôle, c’est de tenir cette position. » À ses côtés, les combattants sont jeunes, certains sortent tout juste de l’enfance.

Ils font face aux terroristes sans grand équipement : en tenue dépareillée – baskets, tongs, T-shirt, jean ou bermuda – et sans gilet pare-balles.« Dieu nous protège », affirme Ahmed Zeidan, un combattant. En est-il certain ? Quoi qu’il en soit, il est sur le front. « Pour sauver mon pays », dit-il. Tous, pourtant, reconnaissent que ces combats sont bien différents de ceux de la révolution de 2011. Ils évoquent une guerre « sale », faite d’attaques imprévues, de snipers, de mines et d’attentats-suicides.

Malgré tout, les brigades libyennes ont réussi à encercler l’EI. Elles espèrent ainsi affaiblir l’ennemi en l’assiégeant par la terre comme par la mer. « Nous surveillons étroitement le port de Syrte, indique Reda Issa, chef des gardes-côtes de Misrata. De toute façon, aucun gros bateau ne peut entrer par le port. L’entrée devait faire sept mètres de profondeur, aujourd’hui, il n’y a pas plus de deux mètres… Le lieu est malplacé, le sable revient constamment. »

Le port de Syrte, un autre cadeau maudit de Kadhafi : le « Guide » avait été prévenu, mais il n’en a fait qu’à sa tête. Dans le même registre, l’aéroport international construit dans le sud de la ville n’a reçu que les avions des délégations étrangères. Aucun vol commercial ne s’est jamais posé surson bitume. Les terroristes l’ont abandonné début juin, laissant dans les toilettes cheveux et barbes coupées. Signe que certains d’entre eux ont pris la fuite. Les largesses du « Guide »pour sa cité ont en tout cas nourri la jalousie des autres localités.

Hassan Rohama, un Syrtois, raconte : « Tous les Libyens croient qu’on a été privilégiés. Un jour, j’ai rencontré un Tripolitain. Je lui ai fait visiter le quartier Abu Hadi où vivent les kadhafistes [la tribu du « Guide », NDLR]. Il s’attendait à voir des routes en marbre.

Mais les routes n’étaient réparées qu’en cas de sommet international et alors, on ne pouvait plus bouger. L’université était fermée, les routes coupées. Nous avons autant souffert que les autres. » Pour héberger dignement les chefs d’État étrangers en visite, Mouammar Kadhafi avait également fait construire des bâtiments luxueux à l’est de Syrte. Les « palais des invités » ont accueilli, après la révolution de 2011, une partie des déplacés libyens. Originaires de villes considérées comme pro-kadhafistes comme Tawerghaou Tomina, ces réfugiés internes avaient choisi de s’installer là où ils espéraient trouver un accueil chaleureux. « Le problème, c’est que 10000 maisons ont été détruites par les combats, et notamment les bombardements de l’Otan, et que nous avons reçu 25 000 déplacés », indiquait, en 2012, Abduljalil Chaouch, un des députés locaux.

Dans ces conditions, les nouveaux arrivés se sont installés dans les palais des invités,dans des bâtiments publics, ou des bungalows pour les moins chanceux. La plupart des habitants de Syrte ont dû finalement fuir la ville à cause des jihadistes et ce sont désormais près de 15 000 familles, selon les autorités libyennes, qui ontété « déplacées » au sein de leur propre pays.

À Misrata, on juge que ce sont justement les kadhafistes– sous-entendu la tribu et ceux qui ont la même idéologie –qui ont accueilli l’État islamique afin de maintenir le désordre dans le pays. Les habitants de Syrte, eux, nient ce caractère tribal. « Il y a dix-sept tribus ici. Chacune a des membres qui soutiennent Daech », affirme Faouzi Mustapha, responsable des réfugiés de Syrte à Misrata. De fait, tous les responsables sécuritaires s’accordent à dire que l’EI est ici majoritairement composé d’étrangers (Tunisiens, Égyptiens, Soudanais…).

Les Misratis, eux, répètent à l’envi la déclaration télévisée d’Ahmed Gaddafi Dam, cousin de l’ancien « Guide» réfugiéen Égypte qui présentait, en 2015, les combattants de l’EIcomme des «jeunes au coeur pur». Les faits lui auront donné passablement tort.  Du vert au noir…