Terres d’émergence
Cacao, anacarde, coton, huile de palme, manioc, banane… Le secteur représente 25% du PIB et fait vivre trois Ivoiriens sur cinq. Une richesse et des opportunités confrontées à de nouveaux défis: la transformation des matières premières, la souveraineté alimentaire– une priorité pour le président Alassane Ouattara– et les effets du changement climatique.
Depuis 1960, l’agriculture s’est imposée comme la colonne vertébrale de l’économie ivoirienne. De l’ère du président Félix Houphouët-Boigny à aujourd’hui, ce secteur a joué un rôle crucial dans le développement du pays, tant sur le plan économique que social.
Le rôle central de l’agriculture dans l’économie ivoirienne ne date pas d’hier. Le père de l’indépendance a vite compris que le développement agricole jouerait un rôle majeur pour la prospérité du pays. Fils de cultivateur, lui-même planteur de cacao et de café dans sa région natale de Yamoussoukro, il maîtrisait parfaitement les codes du monde rural et agricole. Et c’est grâce au syndicat agricole africain, qui donnera naissance en 1946 au PDCI-RDA (le parti qui a permis l’indépendance), que démarre son ascension. Une fois arrivé au pouvoir, il met en place une politique de modernisation et d’expansion des cultures d’exportation, à l’instar du cacao et du café. Le résultat se fait sentir dès les années 1970, quand le pays devient le premier producteur mondial de cacao, rang qu’il conserve aujourd’hui.
LA CLÉ DE L’ÉCONOMIE NATIONALE
Cette stratégie se fait toujours sentir en 2024. Elle a permis au pays d’accéder à des ressources financières substantielles, qui ont alimenté le développement des infrastructures et financé des projets sociaux. Dans des régions forestières comme la Nawa, Houphouët-Boigny a encouragé l’installation de nombreux planteurs, ce qui a eu pour conséquence l’essor de plantations commerciales. L’agriculture ivoirienne a, dès ses débuts, bénéficié de politiques volontaristes qui ont assuré son rôle moteur dans l’économie du pays.
Sous l’ère Ouattara, la place prépondérante du secteur ne s’est pas démentie. Au contraire, le président en a fait la clé de l’industrialisation du pays. Avec 25% du produit intérieur brut, l’agriculture reste un secteur vital pour la Côte d’Ivoire. Plus de 60% de la population active y est employée. Selon les données du ministère de l’Agriculture et du Développement rural, en 2023, les exportations de produits agricoles ont généré environ 7 milliards de dollars, soit 38%desventes totales nationales. En 2023, la Côte d’Ivoire a produit plus de 2 millions de tonnes de fèves de cacao, selon les statistiques de l’Organisation internationale du cacao (ICCO). La cacaoculture génère chaque année des millions d’emplois directs et indirects, tout en constituant la principale source de devises du pays. Bien que moins dominant, le café se taille également la part du lion, avec une production d’environ 1 million de tonnes par an. D’autres filières se sont développées de manière significative au fil des années, notamment l’anacarde (noix de cajou), dont la Côte d’Ivoire est devenue le premier producteur mondial, avec plus de 1,25 million de tonnes en 2023. Le pays est également l’un des leaders continentaux de la culture de l’hévéa (caoutchouc). L’huile de palme, le coton et les fruits tropicaux, comme la banane et l’ananas, viennent compléter cet étal diversifié. Sans oublier les cultures vivrières, comme le riz, le manioc, le maïs, l’igname ou encore la banane plantain, qui nourrissent des millions d’Ivoiriens. Du côté des semences, la Côte d’Ivoire est sur la bonne voie, notamment en ce qui concerne le maïs et ses 895000 tonnes produites en 2023. Des performances qui vont dans le bon sens, selon le ministre de l’Agriculture Kobenan Kouassi Adjoumani, qui, au cours du sommet sur les semences dans le secteur agroalimentaire, a rappelé la volonté du gouvernement de disposer d’un «semencier solide et diversifié».
UN SECTEUR HAUTEMENT STRATÉGIQUE
Au titre du budget 2024, 2000 milliards de FCFA (environ 3,05 milliards d’euros) ont été alloués au secteur agricole par l’État ivoirien, soit une hausse de 5% par rapport à l’année précédente. Une copieuse enveloppe budgétaire, qui traduit la place stratégique de l’agriculture dans le développement. Les infrastructures rurales, à l’image des routes et des systèmes d’irrigation, bénéficient d’une partie de ces fonds, tandis qu’une autre sera consacrée à la formation des agriculteurs, notamment aux nouvelles technologies agricoles. Mais l’agriculture ne se résume pas à ses retombées économiques. Elle joue aussi un rôle fondamental dans la cohésion sociale du pays. Environ 60% de la population ivoirienne vit en milieu rural. Pour beaucoup, l’agriculture, qui constitue la principale source de revenus, est un puissant levier de réduction de la pauvreté, ainsi qu’un vecteur d’inclusion sociale, en particulier pour les jeunes et les femmes. Selon la Banque mondiale, la main-d’œuvre agricole est composée de femmes à 45%, mais peu d’entre elles sont propriétaires foncières et elles peinent à accéder aux financements.
Malgré les succès historiques et actuels, le secteur fait face à de nombreux défis: les effets du changement climatique (la forte pluviométrie a affecté la campagne 2023 2024 de cacao, par exemple), la dégradation des sols, la fluctuation des prix sur les marchés internationaux… Pis, la concurrence accrue dans certaines filières.
MODERNISER POUR AFFRONTER LES DÉFIS
La Côte d’Ivoire a pour objectif de renforcer la productivité agricole, tout en protégeant l’environnement. Une ambition qui se traduit par le Programme national d’investissement agricole (PNIA II). La deuxième génération du PNIA, courant de 2017 à 2025, bénéficie d’un budget d’environ 4500 milliards de FCFA (environ 6,8 milliards d’euros). L’initiative vise à moderniser les infrastructures rurales, à améliorer l’accès au financement pour les petits agriculteurs et à encourager la transformation locale des produits agricoles pour créer plus de valeur ajoutée et d’emplois. Si Houphouët Boigny a fait de l’agriculture un pilier, aujourd’hui, le gouvernement a conscience que pour en faire un levier vers l’émergence, il faut passer à la transformation locale des produits. Le Plan national de développement (PND) 2016-2020 l’évoquait, le PND 2021-2025 considère l’industrie agroalimentaire comme un pilier de la transformation structurelle.
LA QUÊTE DE LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE
La lutte contre la déforestation, liée à l’expansion des plantations de cacao, et l’adaptation face au changement climatique font aussi partie des priorités sur le plan écologique. L’agriculture durable est d’ailleurs devenue un enjeu à part entière, avec l’adoption de pratiques vertueuses. Autre sujet majeur, outre le développement de l’agro-industrie: répondre à la question de la souveraineté alimentaire, tout en maintenant un rôle de premier plan sur les marchés internationaux. S’il est vrai que la Côte d’Ivoire excelle dans la production de cultures de rente destinées à l’exportation, le pays reste encore dépendant des importations pour plusieurs produits alimentaires de base, tels que le riz, le blé, la viande, le poisson et certains produits laitiers. Un véritable paradoxe. Par exemple, en 2022, 1,5 million de tonnes de riz ont été importées, alors que le pays en produit et que cet aliment est consommé quotidiennement par des millions d’Ivoiriens. Pour mettre fin à ce paradoxe, le gouvernement a pris des mesures. Mi-janvier 2024, l’exportation de produits vivriers est suspendue de manière temporaire, pour une durée initiale de six mois. En ligne de mire de cette suspension: le riz et le manioc. Le but? Assurer un approvisionnement suffisant du marché local. Le tout dans un contexte d’inflation généralisée, que certaines voix commençaient à décrier. Le 18 juin dernier, le président Alassane Ouattara affirmait sa volonté: «Notre ambition est de transformer une plus grande proportion de nos matières premières. À cet égard, notre pays est sur le point de devenir, à brève échéance, le premier broyeur mondial de fèves de cacao», expliquait-il aux deux chambres du Parlement réunies en Congrès. Un exemple qui résume la volonté du gouvernement de voir la Côte d’Ivoire maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur, de la production à la transformation.
Empêcher une potentielle crise alimentaire intérieure causée par la hausse des prix mondiaux et l’instabilité d’approvisionnement due aux soubresauts géopolitiques, telle est alors la démarche. Cette décision marque un tournant historique dans la politique agricole ivoirienne, en mettant l’accent sur la nécessité de garantir la disponibilité de produits alimentaires de base à un prix abordable pour les consommateurs locaux. Une stratégie qui vise à renforcer la souveraineté alimentaire du pays. Depuis, l’interdiction d’exportation a été partiellement levée pour certains produits vivriers, notamment les bananes plantains, le manioc et ses dérivés, ainsi que l’igname. Mais nombreux sont ceux qui restent soumis à une autorisation d’exportation. La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont levé le voile sur la vulnérabilité des pays dépendant des importations alimentaires.
La Côte d’Ivoire est à un tournant de sa vie agricole. Pour que le secteur conserve ses lettres de noblesse, les réformes doivent être poursuivies, associées à une gestion durable des ressources naturelles. Ces mesures devraient permettre au pays de conserver sa position de leader sur le continent, tout en assurant le bien-être de sa population. En somme, le secteur agricole ivoirien reste une pierre angulaire de l’économie nationale, un moteur de croissance et d’emploi, mais aussi un secteur résilient et en constante évolution pour pouvoir mieux répondre aux défis de demain.