Tunisiano « Il faut parler d'amour »

Les traits de son visage sont plus arrondis. Traces de l’homme plus mûr ? À 34 ans, il revient avec un nouvel album solo, Marqué à vie, qui sort ce mois-ci. Pour l’évoquer, il nous a donné rendez-vous à l’Institut du monde arabe (IMA) sur les quais parisiens. Veut-il nous signifier par là qu’il est et restera Bachir Baccour alias Tunisiano, fier, comme son pseudo l’indique, d’être le fils d’immigrés originaires de Menzel Bouzelfa en Tunisie ?
Le gamin du quartier sensible de la Sourde, à Deuil-la-Barre en région parisienne, fondera en 1997, avec trois autres potes Aketo, Blacko et DJ Boudj, le groupe Sniper. Quatuor magique aux talents complémentaires qui fera mouche avec deux disques, Du Rire aux larmes (2001) et surtout Gravé dans la roche (2003), album-phare du rap français (plus de 600 000 exemplaires vendus !). Car Sniper-la-colère tire sur tout ce qui bouge : la religion, le racisme, le conflit israélo-palestinien, l’extrême droite… Et enthousiasme les cités françaises, la jeunesse maghrébine et gratte là où ça fait mal. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qualifiera même le groupe de « voyous qui déshonorent la France » ! Par la suite, Sniper devient un trio, avec le départ de DJ Boudj, sur Trait pour trait (2006) puis finalement un duo sur À toute épreuve (2011), réalisé sans Blacko. Parallèlement, Tunisiano se lance en solo et sa voix acide fait merveille dans de multiples collaborations (avec Diam’s, Zaho, Amel Bent, Zahouania, Cheb Bilal, Rim’K, Soprano, Youssoupha, etc.). Mais laissons parler l’artiste…
AM : Qu’est devenu ton premier album solo, Le Regard des gens, sorti en 2008 ?
TUNISIANO : Nous en avons vendu 50 000 exemplaires mais sa commercialisation a été bloquée à cause d’un différend judiciaire avec mon ancienne maison de disques, Desh Musique. J’ai dû fonder mon propre label, Mezoued Records, pour publier Marqué à vie. De toute façon, ce n’est pas facile de se retrouver en solo, c’est comme passer d’un sport collectif à un sport individuel. J’ai parfois des crises d’inspiration, d’autant plus qu’en tant qu’artiste, je suis un éternel insatisfait.
Tu as commencé à faire de la musique il y a 20 ans. Que retiens-tu de l’évolution du monde depuis tout ce temps ?
Il y a eu clairement un avant et un après septembre 2001. C’est flagrant pour moi, fils d’immigrés et musulman. La diabolisation de l’Islam a succédé à la Guerre froide. Ce sont maintenant les Arabes qui sont les ennemis de l’Occident, et pas seulement à Hollywood ! À côté de ça, le monde va plus vite, trop vite, par la faute du capitalisme qui impose un rythme infernal : il faut faire toujours plus d’argent, être toujours plus productif. Et ce rythme, même nous les artistes, on le subit ! On est obligé de sortir un album tous les deux ans maximum…
Tu n’évoques pas le printemps arabe dans cet album. Pourquoi ?
Quand la nouvelle Constitution tunisienne a été adoptée en janvier dernier, Marqué à vie était déjà enregistré ! Mais c’est un acte positif et il faut être patient, donner sa chance à ce nouvel espoir démocratique, surtout quand tu constates le chaos post-révolutionnaire en Égypte et en Libye. J’attends d’ailleurs avec impatience les prochaines élections tunisiennes pour voter.
Sniper avait précisément incité les jeunes français à voter lors des présidentielles de 2012.
Il faut arrêter de se taire. Et voter, c’est bien faire entendre sa voix, non ? J’ai toujours incité les jeunes à le faire. Seul on va plus vite, mais ensemble on va plus loin ! Il faut se prononcer par les urnes, même si la situation politique se révèle compliquée, comme aujourd’hui en France. Après Nicolas Sarkozy, on a droit au fiasco François Hollande ! J’ai peur des extrêmes pour les présidentielles de 2017 mais je me demande s’il ne faudrait pas que le Front national accède au pouvoir, pour que les gens descendent enfin dans la rue et se fassent respecter !
Il y a très peu de rappeurs qui parlent d’amour, excepté pour le déclarer à leur mère. C’est ce que tu fais pourtant dans cet album…
Et pourquoi pas ? Je raconte même l’histoire d’un homme trahi par sa copine. Il faut parler d’amour et ne jamais en rougir. Moi, j’ai acquis de la sagesse et une certaine maturité depuis que je me suis marié il y a deux ans. J’y ai trouvé une source d’équilibre. Avant, j’étais en mode « freestyle » ! Et puis je suis un jeune papa depuis neuf mois. Ma fille, Kheira, a bouleversé ma vie. Je sais aujourd’hui pourquoi j’ai envie de travailler, de réussir. Je ne rappe plus de la même manière.
Dans le titre « Marqué à vie », tu dis : « Je veux pas apprendre à vivre, mais apprendre à mourir. »
Je suis terrifié par le fait de me voir vieillir et de constater que mon entourage prend de l’âge. Plus jeune, j’étais totalement inconscient du temps qui passe. Je cherche donc quelque chose de l’ordre de l’intime, qui pourrait m’aider à affronter cette idée de la mort. Or, croire au divin, c’est adoucir ce qui nous attend. Je ne fais pas mes prières, je ne vais pas à la mosquée mais je crois, ou plutôt j’aspire à être croyant.
L’âge venant, comment vois-tu ton avenir ?
Rapper à 55 ou 60 ans ne me poserait pas de problème, mais il faut toujours avoir des choses à raconter. Si je n’y parviens pas, je me dis que je pourrais bien me reconvertir dans la production d’artistes. C’est ce que je fais déjà, actuellement, avec un jeune rappeur qui s’appelle Vald.
Par Jean-Michel DENIS