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Tunisie
Vers une contre révolution démographique ?

Par Frida Dahmani - Publié en avril 2018
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Dans ce pays emblématique du contrôle des naissances, la montéedu conservatisme religieux, le recul des politiques de Planning familial et les non-décisions politiques font remonter les courbes.
 
Avec 11,4 millions d’habitants, la petite Tunisie n’est pas confrontée au choc démographiquedes géants d’Afrique. Et ici, la natalité se portebien. Nul besoin de chiffres pour le constater ;il suffit de flâner un samedi après-midi dansles artères des grandes villes, dans les innombrables centrescommerciaux ou autres espaces publics, pour constater lenombre important defamilles accompagnées de deux ou troisenfants de moins de 8 ans. Certes le pays est jeune, 60 % desa population a moins de 30 ans, maisil ne s’agit pas de cela ; la Tunisie,aujourd’hui, pouponne. La proliférationde jardins d’enfants, de magasinsde jouets et de vêtements pour lespetits, d’espaces réservés aux familles,de clubs pour les moins de 6 ans dansles milieux urbains, est aussi un indicateursignificatif d’un phénomènenouveau. L’offre de prestations proposéesaux foyers avec une progénitureen bas âge pourrait révéler une meilleureaisance sociale et un changementdans les habitudes familiales, avec desmères qui n’abandonnent pas leur vieactive. Elle dit surtout que la Tunisiefait de plus en plus d’enfants. C’est cequeconfirment les chiffres de l’Institutnational des statistiques (INS) issus durecensement de 2014 ; pour une populationde 11,4 millions, le nombre denaissances est passé de 182 478 en 2005, à 225 887 en 2014,tandis que le nombre moyen d’enfants par femme, ou indicesynthétique de fécondité (ISF), est de 2,46 en 2014 contre 2,16en 2004 et 2,2 en 2009.
Culminant à 7,01 en 1964, le nombre d’enfants par femme a progressivement baissé depuis pour s’établir à 1,99 en 2005. Selon les estimations de la Banque mondiale, ce taux pourrait monter à 2,33 en 2020. AM
 
 
La situation est assez paradoxale pour la Tunisie. Au lendemainde l’indépendance, dans un ensemble de mesures pour l’émancipation de la femme dont le Code du statut personnel (CSP), la régulation des naissances a été l’un des outils de lutte contre le sous-développement qui a également permis aux Tunisiennes de disposer d’elles-mêmes. À telle enseigne qu’elles donnaient naissance à deux enfants dans les années 2000 contre sept dans les années 60. Une transition démographique brutale mais saluée comme un modèle à suivre par les instances internationales. Il n’en demeure pas moins que ce choix fait par les autorités a été imposé au même titre que l’éducation, la lutte contre l’analphabétisme et l’éradication des épidémies. Cette politique, qui présentait la limitation de la fécondité comme un devoir des femmes au titre d’une participation au développement économique, s’est appuyée sur le réseau du Planning familial. Celui-ci a vulgarisé le principe du contrôle des naissances, l’usage de la contraception et l’avortement. « Quand les femmes faisaient trop d’enfants, on avait recours à la ligature des trompes. C’était sans doute violent pour les couples mais la plupart des femmes étaient soulagées de ne plus enfanter », se souvient Fatma Mourali, une assistante sociale qui a participé au lancement du Planning familial aux côtés de la première gynécologue tunisienne, Tawhida Ben Cheikh. Les Tunisiennes, qui représentent la moitié de la population, ont dès lors pris, avec un certain succès, une place active dans la société, accédé à l’éducation et intégré le marché du travail.
Soixante ans et une révolution plus tard, malgré les changements de modes de vie, le chômage, le niveau d’éducation et l’urbanisation, la Tunisie, avec une fécondité de 2,5 enfants par foyer (lire p. 27), est prise dans « une contre-transition démographique, comme l’Égypte et l’Algérie », selon Youssef Courbage, directeur de recherches à l’Institut national des études démographiques (Ined). Un renversement de tendance et une réaction de type nataliste qui interpellent. La hausse actuelle n’est plus justifiée comme dans les années 80 par la baisse de la mortalité infantile ; pour l’INS, le baby-boom s’explique par l’augmentation du nombre de mariages au moment où les époux, natifs des années 70-80, sont en âge de fonder une famille. « Le temps de boucler les études, de trouver une stabilité professionnelle, fait que l’on se marie beaucoup plus tard. Mais l’horloge biologique presse les femmes à procréer » raconte Imène, pharmacienne de 38 ans qui vient d’avoir son premier enfant et projette d’en faire un autre avant ses 41 ans.
À son opposé, des Tunisiennes, dans l’attente de trouver un emploi, mettent à profit ce temps pour devenir mère. D’autres estiment que la recrudescence des naissances est en lien avec une société qui s’est révélée profondément conservatrice depuis la révolution de 2011 ; comme si l’ancien régime avait brimé sa prédisposition naturelle. Dans le discours des islamistes, entre 2011 et 2013 – date où ils ont quitté le pouvoir –, les incitations au mariage étaient nombreuses, certains en faisaient même un droit qu’ils réclamaient pour les plus démunis, tandis que des associations caritatives organisaient des cérémonies en groupe. Indubitablement, un changement a impacté la société. Mais il est aussi issu d’une décision politique, ou plutôt d’une non-décision. En effet, si les autorités ne semblent pas s’alarmer de l’inflexion de la courbe des naissances, elles semblent aussi ne pas avoir de politique en matière de planification natale. Le docteur Khaldoun Bardi constate que « tout a été fait pour détricoter le système de régulation de naissances ; tant au niveau du discours qu’au plan pratique en rendant difficile l’accès soit à la contraception soit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Le constat est là ; les équivalents du Viagra sont disponibles, par contre les stérilets, contraceptifs que préfèrent les femmes en Tunisie, sont en rupture de stock. Nous manquons de gouvernance pour les moyens que nous avons, mais le symptôme est plus grave que le fait lui-même ; toute la trame du choix de société est attaquée ». La natalité est prise entre deux feux du fondamentalisme religieux : celui encouragé par la politique et celui qui répond aux principes d’une frange de la société nourrie des préceptes des chaînes satellitaires traditionalistes. La situation est ubuesque ; tout le système de contrôle et de régulation des naissances se délite faute d’un programme, de moyens et de maintenance de son réseau. Les centres de Planning familial, qui fournissaient les stérilets gratuitement,invitent les femmes à les acheter ; les plus démunies n’en ont pas les moyens et « reviennent plus tard au Planning pour un avortement qui revient plus cher à l’État que le stérilet », souligne Irzak Khnitech de l’association tunisienne de la Santé de la reproduction. Encore faut-il qu’elles continuent de pouvoir recourir à l’IVG. « L’accès au centre de Protection maternelle et infantile (PMI) est devenu dramatique, il y a toujours quelqu’un qui invoque des raisons idéologiques et religieuses, pour dissuader les femmes d’interrompre une grossesse, même dans les délais légaux et sans que cela relève d’un avis ou d’un argumentaire médical », note Khaldoun Bardi. Rupture de stock des préservatifs, qui ne sont plus disponibles gratuitement et coûtent 5 500 dinars le paquet de trois unités, absence de sensibilisation et de prévention des jeunes à la sexualité achèvent de rendre patent le désengagement de l’État en matière de stratégie reproductive. La Tunisie, qui a bâti son développement notamment par le biais du contrôle des naissances, pourrait, faute de décision, mettre en péril ses équilibres. L’INS se veut rassurant. S’appuyant sur les projections des Nations unies en matière de population, l’institut assure que ce phénomène nataliste est ponctuel. N’empêche, le secrétaire d’État à la Jeunesse, Abdelkoddous Saâdaoui, précise « qu’il faudra attendre 2035 pour retrouver une stabilité démographique». L’impact de la poussée de naissances est difficilement quantifiable mais pose déjà un problème sérieux dans la mesure où la Tunisie, dont les ressources sont faibles et qui peine à résoudre le problème de l’emploi des jeunes, ne peut continuer à soutenir une fécondité de 2,5 par famille. Les difficultés financières rencontrées par les ménages les inciteront peut-être à vouloir moins d’enfants. Il n’en demeure pas moins que les autorités devront tenir compte de cette tendance qui grèvera des caisses de Sécurité sociale et de retraite déjà mal en point. « Plus de naissances aujourd’hui, plus de retraités demain, une durée de vie plus longue, un chômage endémique et un secteur informel fort,vont mettre à genoux le système », souligne un directeur de la Caisse nationale de Sécurité sociale. Le plan de développement 2016-2020 ne prévoit rien en matière de natalité alors qu’un rapport sur « les perspectives de la population mondiale » des Nations unies annonce 13,476 millions d’habitants en Tunisie à l’horizon 2050. Il faudra que l’État s’y prépare, mais aussi que les femmes retirent à la sphère politique et sociale un droit de regard et d’ingérence dans leur sphère privée. Une démarche qui pourra être soutenue par la société civile.