Un récit national
Le renforcement d’une identité partagée s’impose comme l’un des piliers de la stabilité et de l’émergence économique.
Niché au nord de la Corne de l’Afrique, Djibouti est un pays fascinant, dont l’histoire déborde de complexité. Depuis son indépendance, le 27 juin 1977, la nation a été confrontée à de nombreux défis qui ont freiné sa consolidation. Au terme d’une guerre civile sur fond ethnique, qui l’a secoué de 1991 à 1994, le pays a réussi à instaurer et maintenir une certaine stabilité, grâce à un équilibre délicat entre les différents groupes ethniques et politiques. Aujourd’hui, la construction de l’identité nationale reste un processus en cours, auquel une grande partie de la population participe.
Point de rencontre stratégique entre l’Asie et l’Afrique, au croisement des principales routes maritimes mondiales, l’emplacement géographique avantageux de Djibouti a profondément façonné son histoire. Pour le président Ismaïl Omar Guelleh, il s’agit d’une «terre d’échanges depuis la nuit des temps». Cependant, les détails de son passé avant le XIXe siècle restent peu documentés. La fondation de Tadjourah entre le XIIe et le XVIe siècle indique le début d’une présence permanente dans cette région, principalement occupée par des peuples de tradition nomade. Cette ville littorale est située au nord-ouest du golfe éponyme. Sa région est constituée de deux importantes communautés ethniques, qui partagent une histoire commune et adhèrent à l’islam sunnite : les Issas, tribu somalie couvrant un large territoire chevauchant Djibouti, l’Éthiopie et le Somaliland, et les Afars, également désignés par le terme «Danakil», signifiant «les gens près de la mer» en langue amharique, et couvrant une portion de territoire similaire. Ces deux groupes ethniques ont coexisté et formé des royaumes et sultanats qui ont alternativement dominé la région. Ils ont aussi créé un substrat commun à la naissance de l’identité nationale de Djibouti.
Sa géographie a également attiré l’attention des grandes puissances extérieures au fil des différentes époques: l’Abyssinie et l’Égypte, puis les Européens (Britanniques, Français, Italiens), les Arabes, les Ottomans, ou encore les Indiens. En 1896, le territoire actuel devient un protectorat français, prenant l’appellation de Côte française des Somalis. Cette date marque le début d’une période de domination qui durera près d’un siècle.
LE RÔLE DE LA FRANCE
L’influence française a laissé une empreinte sur la culture djiboutienne, qui se reflète toujours dans l’administration, l’éducation ou la langue. En inaugurant un port en eaux profondes sur la rive sud du golfe de Tadjourah et en le reliant, en 1917, à Addis-Abeba, la France fait de Djibouti le principal débouché de l’Éthiopie. La sédentarisation progressive des nomades issas et afars s’effectue dans les bidonvilles entourant la capitale. Les conséquences du développement de l’activité portuaire ne touchent pas les populations locales, qui continuent de vivre dans la pauvreté. Cette période suscite des ressentiments chez les Afars et les Issas, et pour asseoir sa domination sur le territoire, la France nourrit la détérioration des relations entre les deux ethnies. Tour à tour, elle favorise une communauté au détriment de l’autre, créant une fracture entre elles. Les tensions atteignent leur paroxysme en 1949, lorsque des affrontements éclatent entre quartiers populaires, provoquant des centaines de morts.
L’élite locale commence alors à prendre conscience du rôle que joue la France dans les discordes communautaires. Progressivement, une résistance plus marquée menée par des leaders des deux clans voit le jour, notamment à travers certaines figures: Hassan Gouled Aptidon, homme politique issa, Ahmed Dini Ahmed, leader afar, ou Mahmoud Harbi, premier député issu d’une tribu issa à l’Assemblée nationale française, et premier à exprimer le vœu de voir Djibouti devenir indépendant.
En 1958, le premier référendum sur le maintien ou non de l’administration obtient un résultat favorable à la puissance coloniale. Face à la forte volonté indépendantiste des Issas, la France réprime leur élite politique et licencie les travailleurs du port issus de cette communauté pour les remplacer par des Afars. Cela alimente la haine mutuelle entre les deux ethnies. Pour autant, elles gardent la souveraineté comme point de mire. Le 25 août 1966, la violente répression de la police coloniale face à la foule manifestant son mécontentement lors de la visite du général de Gaulle fait officiellement six morts et 70 blessés. Cet événement renforce le désir d’autonomie des populations.
LE PRIX DE LA COHÉSION
Lors du nouveau référendum de mars 1967, les élites font conjointement campagne pour l’indépendance, mais l’issue du référendum fait craindre aux populations le rattachement à l’empire éthiopien. Ou le chaos. Elles choisissent le maintien de l’administration coloniale, mais approuvent la nouvelle dénomination de la colonie: Territoire français des Afars et des Issas (TFAI). La volonté d’en finir avec le colonialisme croît au début des années 1970. En février 1972, le leader de l’élite politique issa Hassan Gouled Aptidon s’associe au leader afar Ahmed Dini Ahmed, et tous deux créent la Ligue populaire africaine (LPA). Trois ans plus tard, d’autres partis politiques rejoignent le mouvement, rebaptisé Ligue populaire africaine pour l’indépendance (LPAI).
L’indépendance se concrétise le 8 mai 1977, lorsque ses partisans obtiennent plus de 99% des suffrages exprimés. Majoritaire, l’élite politique issa prend alors la tête du pays. Hassan Gouled Aptidon devient le premier président de la République, et Ahmed Dini Ahmed son Premier ministre. Mais très peu de place est laissée aux Afars. Sept mois après sa proclamation, le binôme Gouled-Dini se sépare, et les tensions reprennent. Elles culminent en 1991, lorsqu’une guerre civile opposant le Front pour la restauration de l’unité et la démocratie (FRUD) au régime du président Aptidon éclate. Trois ans plus tard, le gouvernement signe avec le FRUD l’accord dit de la « Paix des braves », mais une partie du mouvement armé le rejette. À son arrivée au pouvoir en avril 1999, le nouveau chef de l’État Ismaïl Omar Guelleh se donne pour mission de parvenir à un accord durable avec le Front. Véritable figure de la lutte pour l’émancipation du pays et proche d’Hassan Gouled Aptidon, il a rejoint la LPAI quelques années avant l’indépendance. Il a réussi à gravir les échelons du mouvement, prenant le rôle de chargé des affaires sécuritaires et de renseignement du parti, et de directeur du journal Djibouti aujourd’hui, l’organe central de la LPAI. En devenant président, il adopte une stratégie d’apaisement général, négociant habilement avec le FRUD et les représentants des communautés, et exprime un premier engagement indispensable pour la nation : « La paix d’abord. » Les négociations portent leurs fruits et l’accord de paix est signé le 12 mai 2001. La construction institutionnelle et politique du pays peut alors réellement commencer. Les processus de réconciliation durable peuvent se mettre en place.
Pour Ismaïl Omar Guelleh, réélu le 9 avril 2021, l’unité nationale est la clé de la stabilité et de l’émergence du pays. Les tensions ethniques peuvent être persistantes, alimentés aussi par les conflits régionaux, mais la politique d’union doit primer. Et cela va de pair avec la réussite du programme de développement du pays, mis en œuvre au cours des deux dernières décennies, et qui a permis l’essor d’une exception djiboutienne. Cette unité se fonde aussi sur l’identité. Ainsi est apparu le concept de «djiboutinité»: une véritable appartenance à la nation, qui transcende les clivages et va au-delà des différences ethniques. En somme, la création progressive d’une appartenance, une solidarité commune, en se réappropriant l’histoire, le parcours d’hier à aujourd’hui. Un mouvement qui a vocation également à se différencier, s’éloigner des conflits des pays voisins. Lors du 45e anniversaire de l’indépendance, le 27 juin 2022, le chef de l’État a inauguré le mémorial pour les victimes du barrage de Balbala – référence au triste épisode d’août 1966, au cours duquel les forces coloniales françaises ont installé un double barrage miné pour isoler la presqu’île de la capitale afin d’en contrôler l’accès. Cette installation créait une «séparation aussi brutale qu’arbitraire du territoire» et une «discrimination aussi abjecte que répugnante», a précisé le président à cette occasion. Rendant hommage aux martyrs, aux blessés et aux familles des victimes, ce mémorial est une manière de rassembler le peuple autour d’un récit commun. Un moyen de faire ruisseler la «djiboutinité» sur le peuple.
Il y a quarante-six ans, le quotidien français Le Monde décrivait Djibouti comme «la colonie la moins attrayante de la France», et s’interrogeait sur l’avenir de ce petit pays nouvellement indépendant. Aujourd’hui prospère et stable, et malgré des tensions qui restent ancrées dans certains esprits, il poursuit son chemin vers une unité nationale, profitant d’une stabilité sans faille depuis plus de deux décennies et d’un développement économique accru. L’heure est désormais à la préservation et à la consolidation de l’identité djiboutienne. Le processus est en marche.