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Editos

Une remontada ivoirienne

Par Zyad Limam - Publié en mars 2024
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Le président Alassane Ouattara, à Ebimpé, dans le stade qui porte son nom. ANGE SERVAIS MAHOUENA/FLICKR GOUVERNEMENT DE CÔTE D’IVOIRE
Le président Alassane Ouattara, à Ebimpé, dans le stade qui porte son nom. ANGE SERVAIS MAHOUENA/FLICKR GOUVERNEMENT DE CÔTE D’IVOIRE

​​​​​​​​​​​​​​Finale de la Coupe d’Afrique des nations. Le stade Alassane Ouattara d’Ebimpé chavire de joie dans la nuit chaude du 11 février dernier. Les Éléphants sont champions au terme d’un match maîtrisé face aux Green Eagles du Nigeria. Sébastien Haller, revenu de tout, du cancer et de la blessure, a marqué le but victorieux. Le président, ému presque aux larmes, remet la coupe à cette équipe de toutes les Côte d’Ivoire du nord au sud, de l’est à l’ouest, sans oublier les « diaspo ». La nuit sera d’autant plus belle que l’on revient de loin. Des tréfonds de l’humiliation et de la défaite, avec ce tristement célèbre 4-0 encaissé en match de poules contre la Guinée équatoriale. On connaît tous l’histoire de cette remontada fabuleuse, de la révolte de cette équipe magnifique, de son audace et de son talent. Cette histoire puissante, symbolique, d’unité et de rassemblement pour tout le pays.

La Côte d’Ivoire a gagné la coupe. Mais elle a aussi gagné l’organisation de la Coupe. Le gouver- nement, dirigé par Patrick Achi, puis dans la dernière ligne droite par le très efficace Robert Beugré Mambé, s’est mobilisé, tout comme le COCAN et les administrations concernées. Il y a certainement eu des « flous », mais à chaque fois, le coup de barre nécessaire a été donné. Il n’y a pas eu d’incidents majeurs, la sécurité a été assurée. Les stades étaient prêts, opérationnels. Les pelouses ont fait mieux que tenir. Après quelques bugs initiaux, le public était au rendez-vous et les visiteurs nombreux. On aura fait le plein, et souvent la fête, dans les hôtels et les restaurants des villes organisatrices. Ça a été une très belle Coupe d’Afrique, sinon la plus belle. Les médias, les retransmissions télé et radio, les influenceurs, les visiteurs, les performances et le storytelling de l’équipe ivoirienne ont renvoyé au monde l’image d’une Côte d’Ivoire dynamique, en mouvement, en confiance. Ce n’était pas couru d’avance. L’effort interne a dû être spectaculaire. Mais il est aussi révélateur de ce qu’est la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui.

Rapide flash-back. Début 2011, ce n’est pas si loin, un peu plus d’une décennie. Le pays sort de la quasi-guerre civile, et de ce que l’on appelle assez pudiquement la « crise post-électorale ». Alassane Ouattara arrive au pouvoir, mais la tâche est immense. L’État est à terre, l’économie dévastée, les blessures profondes, et chaque camp compte ses victimes. Une force des Nations unies maintient le pays dans un équilibre précaire.

Tout cela va changer, rapidement. Globalement, la richesse a doublé depuis, et devrait doubler encore d’ici 2030. Le PIB avoisine les 70 milliards de dollars, hissant la Côte d’Ivoire au rang de neuvième puissance du continent, avec une économie qui pèse dorénavant autant que celles du Cameroun et du Sénégal réunies. Abidjan s’inscrit comme une cité globale et cosmopolite, une interface entre l’Afrique et le monde. Le PIB par habitant se place au-dessus de la moyenne globale des pays d’Afrique subsaharienne, et à la seconde place du bloc Cedeao (juste derrière le Cap-Vert, devant le Nigeria, le Ghana, le Sénégal...). Le pays est crédible sur les marchés internationaux, comme le montrent le succès récent de l’eurobond de 2,6 milliards de dollars et le plan de soutien du FMI signé l’année dernière. La Côte d’Ivoire se construit. On peut parler de la transformation parfois spectaculaire d’Abidjan, des ponts qui enjambent la lagune, des périphériques qui ceinturent la ville, des tours qui montent dans le ciel, du métro qui arrive... Mais l’effort concerne aussi les hinterlands du pays, avec barrages, routes, électrification des communes rurales, construction d’hôpitaux, d’universités, et d’autres choses encore.

Malgré les blessures de la guerre, l’héritage de l’ivoirité et des années 2000, malgré justement la pression migratoire, malgré les toujours actuelles instrumentalisations ethno-politiques de tous bords, et même si le processus de réconciliation a été complexe, souvent heurté, la Côte d’Ivoire retrouve, in fine, une forme d’unité dans sa diversité. C’est fragile, oui, récent, mais l’urbanisation, la croissance favorisent la mixité, les mariages inter-ethniques, les intérêts communs. La CAN, aussi, l’a montré.

​​​​​​​La démocratisation, même imparfaite, avance plus vite sous le RHDP que sous tous les autres régimes précédents, de Félix Houphouët-Boigny à Henri Konan Bédié, en passant par Laurent Gbagbo. Depuis 2021, le pays a connu des élections législatives, puis municipales et régionales, largement ouvertes et compétitives. Les atteintes flagrantes ou les plus brutales aux droits de l’Homme restent rares. Le président Alassane Ouattara est puissant, sa parole compte avant tout, mais le système a des entrées multiples. La scène médiatique est dynamique, les télés privées (et publiques) animent le débat, pas uniquement politique, mais aussi sociétal. Internet et les influenceurs montent en puissance. Au sein du parti au pouvoir, les ambitions des uns et des autres ne manquent pas. Et elles ne sont pas forcément cachées. L’opposition est loin d’être aphone. Guillaume Soro est en exil, résultat de ce qui est perçu comme une trahison du pouvoir. Mais Laurent Gbagbo est dorénavant un homme libre et son influence est bien réelle, tout comme celle de sa femme, Simone. Le PDCI, grand parti historique, s’est doté d’un nouveau chef, affilié à la famille du président fondateur Félix Houphouët-Boigny. Tidjane Thiam peut s’appuyer sur un parcours international assez bluffant. Il est relativement jeune (63 ans), il a le «drive», comme diraient nos amis anglo-saxons. Mais le parti est à reconstruire de bas en haut. Et reste à voir si l’attractivité de «TT» dépassera les élites d’Abidjan pour résonner dans les territoires historiques et agraires du pays, et aussi au-delà, au nord et à l’ouest (une extension nécessaire pour celui qui voudrait briguer la magistrature suprême). Bref, la Côte d’Ivoire, ce n’est pas la Suède ou le Danemark. Le chemin reste long, mais la scène politique est vivante. Et vivace.

Bien évidemment, les difficultés et les impasses ne manquent pas. La dette et le financement de la croissance sont de véritables questions. Pour honorer ses engagements, maintenir sa crédibilité, le pays devra maximiser ses performances, exporter plus et mieux, mobiliser aussi les ressources intérieures. Le choc de modernisation exigera un effort majeur de la part de chacun, en particulier dans le secteur public. La pauvreté diminue, mais elle est loin d’avoir disparu. Tout comme la corruption. Elle se retrouve même alimentée par le volume de l’économie nationale. Les inégalités, qui sont aussi le fruit de la croissance rapide, se creusent. Les zones de pauvreté posent un défi permanent, comme le montre l’actuelle crise des déguerpissements à Abidjan. Sur l’ensemble de la ville (5 à 6 millions d’habitants), on estime le nombre d’habitants en situation précaire ou ultra-précaire à 800 000...

Pour la première fois depuis 30 ans, la Côte d’Ivoire est sortie de la catégorie des pays à IDH faible pour rejoindre celle des pays à IDH moyen, mais la performance pourrait être nettement meilleure. Le dossier des égalités de genre, de l’égalité hommes-femmes, de la promotion et de la protection des jeunes filles reste une urgence. Les questions liées à l’éducation, au niveau général, à la formation restent aussi des préoccupations majeures.

Cela étant dit, et sans sombrer dans l’ultra-optimisme, la Côte d’Ivoire reste, depuis le virage des  années 2010, l’un des rares exemples africains d’émergence réelle. Une dynamique est en place en Côte d’Ivoire, et à Abidjan plus particulièrement. Mais les villes comptent de plus en plus dans le processus: on ne se sent pas en périphérie du monde, comme asphyxié par des problématiques ultra-locales. On sent un air de grand large. Et ça fait du bien.

Au cœur de cette dynamique, il y a une constance, un projet. Et le rôle du président, Alassane Dramane Ouattara. ADO gouverne à la fois de haut et de près. Il fait, bien sûr, de la politique. Il est clairement patriarche, et parfois ombrageux. Il s’est battu pour accéder au pouvoir. Il a créé un parti, un courant, un mouvement en sa faveur, avec des lieutenants qui lui sont largement fidèles. Il est entouré, et ça compte. Sa garde rapprochée le protège, et ça compte. Il est suivi par la technostructure, et ça compte.

Mais ce qui est primordial pour lui, c’est le résultat. Intimement, ADO veut réussir, montrer qu’un pays africain peut réussir, montrer qu’un chef d’État africain peut changer la donne et sortir des clichés habituels. Il est soucieux de son héritage, de sa place dans l’histoire du pays, de l’image qu’il renvoie au monde.

Évidemment, rien n’est gagné et le futur est à écrire. Il faut maintenir et accentuer les cercles vertueux du développement. Accentuer et maintenir les cercles vertueux de la démocratisation et de la modernisation. Tenir compte des nouvelles menaces, comme le changement climatique et les paramètres sécuritaires régionaux. Affronter, enfin, l’échéance qui arrive. En octobre 2025, aura lieu l’élection présidentielle. ADO n’a pas fait part de sa décision ni de ses choix, mais il connaît plus que tout autre les enjeux. Il sait que l’échéance l’en- gage, ainsi que toute la Côte d’Ivoire.