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Édito

Une vraie Tunisie

Par Zyad Limam - Publié en avril 2023
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La crise tunisienne semble atteindre une sorte d’apogée. Le président Kaïs Saïed n’est pas apparu pendant quelques jours fin mars, alimentant toutes sortes de rumeurs. Et soulignant surtout que depuis 2011, le pays n’a toujours pas de Cour constitutionnelle, malgré… deux Constitutions successives qui prévoient l’institution. Un blocage hautement politique (l’indépendance de la justice…) et révélateur des paralysies tunisiennes. Des opposants, des intellectuels et des journalistes sont en prison. L’autocensure revient à pas de géant dans ce pays qui a été à l’origine des printemps arabes. L’inflation atteint 10 % depuis le début de l’année, laminant les classes populaires et moyennes. Les jeunes, tunisiens ou en transit d’Afrique subsaharienne, veulent traverser la mer à tout prix. Les nantis, eux, prennent l’avion et s’organisent une vie ailleurs. L’État est au bord de la banqueroute, écrasé par une gestion hasardeuse et une dette de plus 40 milliards de dollars (93 % du PIB). Le gouvernement a négocié pendant des mois un prêt de 2 milliards de dollars auprès du FMI. Une « manne » évidemment assortie de contraintes majeures en matière de réforme, et que personne à Tunis ne semble prêt à endosser. Alors que grosso modo, budgétairement, on ne passera pas l’année… Certains imaginent peut-être que la Russie ou la Chine, ou l’Algérie, ou quelques autres puissances « riches et bénévoles » viendront sauver le système…

Last but not least, comme un autre symbole particulièrement déprimant, le musée du Bardo, magnifique, unique pour ses collections de mosaïques romaines, est inexplicablement fermé depuis le « coup » du 25 juillet 2021 (au risque d’endommager les œuvres…). On pourrait croire que la Tunisie est entrée dans une zone de « no future ». On pourrait laisser tomber, d’une certaine façon, attendre avec résignation qu’elle touche le fond…

Et pourtant, non. Ici, dans ce pays aux trois millénaires d’histoire, l’avenir reste à écrire. La Tunisie existe. Elle a du potentiel. Elle dispose d’une élite politique, sophistiquée, diversifiée, qui va de la gauche à la droite, en passant par les sécularistes et des islamistes relativement modérés. Tous représentatifs de la diversité nationale. Il y a des intellectuels de qualité, des journalistes, des écrivains, des artistes, et toute cette richesse ne peut être occultée.

Le repli n’est pas une option. La Tunisie est idéalement placée, à deux ou trois heures des grands centres économiques européens. Elle a des accords avec l’UE, que l’on pourrait améliorer. Elle a un lien ancien avec l’Afrique, que les crises migratoires ne devraient pas dissoudre. Elle peut jouer aussi de son orientalisme naturel pour renforcer ses relations avec les pays du Golfe. Les Tunisiens sont des entrepreneurs et des commerçants. Le pays dispose d’une élite de médecins, d’ingénieurs, de jeunes passionnés par la tech. La diaspora, affective, attachée au pays, pourrait rapidement se mobiliser. La société civile est réactive, ambitieuse. Le monde culturel ne cède pas au désespoir. La Tunisie et les Tunisiens bénéficient toujours d’un grand capital de sympathie aux quatre coins du monde, le pays est beau, et le tourisme pourrait redevenir l’un des grands secteurs de l’économie nationale. Il y a du savoir-faire, de l’expérience. Le tissu existe, il est là, il a besoin de confiance, et de visibilité pour redémarrer au quart de tour. La Tunisie peut s’imposer en quelques années comme une plate-forme incontournable de services, industriels, techniques, logistiques, de prestation de santé, etc.

Et elle sera aidée. La crise actuelle aura eu le triste mérite de montrer que le pays était devenu stratégique, que l’on ne pouvait pas se permettre de le laisser couler. D’avoir le chaos aux portes de l’Europe, au cœur du Maghreb. Aussi bien à Paris, Rome, qu’à Bruxelles, au siège de l’Union européenne, ou à Washington, au FMI et à la Banque mondiale…

Tout est possible, à condition de retrouver une certaine normalité politique. Ce pays d’à peine 13 millions d’habitants a juste besoin d’être bien gouverné. De libérer les énergies et de libérer un débat normal. Rien de spectaculaire. Juste la norme. De solder aussi une fois pour toutes les comptes du passé. De tourner la page des révolutions, d’hier ou d’aujourd’hui. Et de se tourner vers l’avenir. De travailler. Sans développement économique, sans un nouveau pacte social, sans stabilité, rien n’est possible… Et les promesses, les discours se heurteront sur le mur des impitoyables réalités.