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Interview

Youssou Ndour «Je suis un homme libre !»

Par Astrid Krivian - Publié en août 2019
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Artiste mondialement reconnu, entrepreneur ambitieux, ministre conseiller du Président… Le « boy Dakar » ne se reconnaît au fond que deux exigences : le Sénégal et sa famille ! Entretien exclusif.

Plus d’une trentaine d’albums, près de cinquante ans de carrière, le chanteur et musicien à la renommée internationale, toujours aussi passionné, présente son nouveau disque, History. S’il est souvent associé au mbalax, genre traditionnel du Sénégal qu’il a modernisé et popularisé avec son orchestre Le Super Étoile de Dakar, l’artiste ne s’est jamais enfermé dans un style. Sa musique s’est toujours enrichie des formes musicales de son pays, du continent, et même au-delà, devenant l’une des figures majeures de la « world music » par ses collaborations, notamment avec Peter Gabriel, ou Neneh Cherry et leur tube « Seven Seconds » (1994). En 2005, réalisé avec des musiciens égyptiens, son album Egypt, dédié à Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie musulmane mouride à laquelle il appartient, est couronné d’un Grammy Awards. Héritier de la caste des griots, cet artiste engagé pour des causes panafricaines tout au long de sa carrière est également un homme d’affaires, patron de presse, fondateur du groupe Futur Médias (radio, chaîne de télévision, le quotidien L’Observateur – plus grand tirage du pays), qu’il a installé dans son quartier d’enfance de la Médina à Dakar. Mû par une ambition politique pour « répondre aux attentes des Sénégalais » (il avait tenté de se présenter à l’élection présidentielle en 2012), ancien ministre de la Culture et du Tourisme, il est aujourd’hui ministre-conseiller du président Macky Sall. Rencontre avec une personnalité pour qui le pouvoir et l’intégrité artistique peuvent se concilier.

Youssou N’Dour et Peter Gabriel, en 1989, réunis autour de l’album Shaking the Tree. HARARI GUIDO

 

AM : Pourquoi avez-vous nommé votre nouvel album History ?
Youssou N’Dour : Parce que ce disque est composé de plusieurs histoires de vie. Celle de Babatunde Olatunji, percussionniste nigérian [né en 1927 et mort en 2003 aux États-Unis. Certains de ses morceaux ont été repris par Serge Gainsbourg, ndlr]. Il a laissé derrière lui des enregistrements inédits. Fan de ma musique, son neveu m’a demandé de terminer ses chansons, et j’ai donc chanté avec Baba virtuellement. Il y a aussi les histoires des artistes de la nouvelle génération : la chanteuse suédoise d’origine sénégalaise Seinabo Sey, avec qui je reprends « Birima », et le chanteur congo-suédois Mohombi sur « Hello ». Enfin, il y a la perte de mon fidèle compagnon, l’architecte de ma musique, le bassiste Habib Faye, avec qui j’ai composé énormément de morceaux, décédé l’an dernier.

Vous lui dédiez le premier titre…
Oui… La perte des êtres chers nous prépare et nous rappelle que la mort est un passage obligé pour tout le monde. On prie pour que cela vienne le plus tard possible. Quand cela arrive à un proche aussi essentiel à votre passion, cela vous interpelle. Croire en Dieu nous aide à comprendre ce rapport à la mort. Tout est écrit. Nous croyons à notre destin. Notre foi, notre religion est en nous, ses recommandations agissent et valent à chaque instant de notre vie, dans toutes  circonstances. 

Vous êtes l’un des artistes africains les plus célèbres du monde. À chaque nouvel album, parvenez-vous à vous libérer de ce que l’on attend de vous ?
 J’ai la chance de venir du Sénégal avec une musique populaire, presque traditionnelle, le mbalax, originaire du folklore, et que notre génération a modernisée, urbanisée. Et dès les années 1990, j’ai rencontré des artistes extraordinaires comme Peter Gabriel, Paul Simon, avec lesquels nous avons créé ce que l’on appelle la « world music ». Il faut comprendre que celle-ci ne vient pas forcément d’Afrique. Elle est la jonction de beaucoup de musiques : africaines, anglo-saxonnes, asiatiques… J’ai donc mené deux carrières, avec ces deux courants, que je vis et crée avec la même passion. Alors, quand je sors un album, je choisis s’il est local ou world. History est world, avec cette influence urbaine africaine.
 
 La désignation « world music » n’est donc pas péjorative pour vous ?
 Non. Ce sont les médias de l’époque qui ont affirmé que la world music venait des pays sous-développés, pauvres, en catégorisant les artistes selon leur origine géographique. Je ne suis pas d’accord, ce genre concerne vraiment tout le monde. D’ailleurs, qui ne fait pas de world aujourd’hui ? Les popstars influentes viennent désormais de partout, on trouve des percussions traditionnelles dans le rock… Toute musique est devenue world. 
 
Youssou N’Dour à la tribune de l’ouverture du Partenariat mondial pour l’éducation, à Dakar, en février 2018, entouré de Macky Sall, d’Emmanuel Macron et de chefs d’État africains. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/DIVERGENCE POUR LE MONDE
 
 
Vous invitez des jeunes artistes sur votre album. Êtes-vous sensible et attentif à ce que la jeunesse crée sur le continent ?
Oui ! C’est pour cela qu’on les retrouve sur le disque. Tous incarnent cette musique urbaine africaine, que le Nigeria a particulièrement développée. Je leur conseille de ne pas s’inspirer des Américains, je n’ai rien contre eux, mais en Afrique on a des bases tellement riches : il faut qu’ils se servent de ce terreau, de ces racines ! Nous avons de grandes compositions, des valeurs, des éléments qu’ils peuvent réactualiser. C’est le cas ici : quand on entend « Birima », qui a plus de quinze ans, reprise par Seinabo Sey et sa voix extraordinaire, à sa demande en plus… Ça montre que les jeunes ont compris qu’ils disposent de greniers ! 
 
Votre vocation s’est imposée de manière précoce : dès l’âge de 13 ans, vous chantiez, déterminé à en faire votre métier. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne sais pas. Rien n’a été calculé, il n’y avait pas de projet, d’objectif. Mais c’est vrai que je viens d’une famille griotte, du côté de ma mère. Les griots sont des conteurs, des chanteurs. Il y avait un conflit, mon père voulait que je continue mes études car ni lui ni ma mère n’avaient eu cette opportunité. Mais j’avais cette passion de chanter. Et quand après, ça devient votre métier, you are a happy man ! Même si cet héritage ne suffit pas, il faut beaucoup travailler. Et j’ai fait des rencontres extraordinaires, vécu des expériences, j’ai voyagé un peu partout au niveau sonore. Cela a enrichi ma musique.
 
Votre père voulait que vous travailliez dans un bureau. Aussi, lorsque vous avez loué un local pour votre orchestre Le Super Étoile de Dakar, vous l’avez invité dans ce bureau…
Oui et je lui ai dit : « Voilà, Papa, j’ai un bureau ! » Il était content, rassuré que je prenne quand même ses conseils au sérieux. Je comprends sa position à l’époque, il avait peur. Vous savez, nous avons des valeurs, une religion, mes parents étaient très pieux. Ils ne voulaient pas qu’on tombe dans la drogue, etc. Et ça m’a servi. Dans le show-biz, quand certaines choses se présentaient à moi, je pensais à mon père. Cela m’a aidé à faire attention, à savoir ce que je ne voulais pas. 
 
Aviez-vous le désir de faire carrière au-delà des frontières de votre pays, et même d’Afrique ?
Non, je n’avais pas cette ambition. J’ai juste saisi les occasions quand elles se sont présentées. La première fois que je suis venu en France, en 1984, j’étais invité par l’Association des chauffeurs de taxis sénégalais à Paris. Avec mon orchestre, nous avons donné un concert à la mairie du 14e arrondissement. Je m’en souviens très bien ! Le lendemain, avec l’argent gagné, on a loué un studio d’enregistrement, et c’est là que j’ai enregistré mon premier album, Immigrés. Beaucoup d’artistes comme Jacques Higelin, Peter Gabriel l’ont écouté et adoré. Ils m’ont alors invité, j’ai découvert ce monde, jusqu’à ce que la world se crée autour de nous. Mais je n’avais rien programmé, je n’avais pas de plan de carrière. Et je n’ai jamais quitté le Sénégal.
 
Vous n’avez jamais eu envie, comme beaucoup d’artistes, de vous expatrier ? 
Non. Vous savez, j’ai toujours eu besoin d’être auprès de ma mère. Je n’ai rien contre ceux qui sont partis de leur pays pour vivre ailleurs, certains ont ainsi réussi davantage, ils ont pris des raccourcis. Mais ma musique avait besoin du Sénégal. Et voir ma mère, ma famille, c’est le plus important. Dieu sait pourtant qu’il y a eu des tentations, des propositions. J’ai énormément voyagé, je fais toujours beaucoup d’allers et retours. Mais là, je finis mon interview avec vous et, je touche du bois, je prends un avion ce soir pour rentrer à la maison, à Dakar. 
 
Vous êtes ministre-conseiller de l’actuel président Macky Sall. Concrètement, en quoi consiste votre rôle ?
Quand il fait appel à moi, je le conseille sur toutes sortes de sujets, ma mission est transversale. En 2012, je faisais déjà partie du gouvernement en tant que ministre de la Culture et du Tourisme. J’en suis sorti pour retourner à ma passion, qui me manquait. Je ne suis pas son seul conseiller. Et on ne dit jamais en public ce que l’on conseille à un président. Mais ça me plaît, je suis content de ma collaboration. Je suis un homme libre, et je pense à mon peuple. J’exerce mon métier, je vis ma réussite, et la vie c’est le partage : si j’ai une expérience, un réseau que je peux mettre à la disposition de mon pays, si je peux aider la personne qui à mon sens est la plus à même de le diriger, je la soutiens, pour l’intérêt général. Je veille à sa stabilité, c’est très important, il ne faut pas aller « à l’aventure ». À ce sujet, je joue mon rôle, croyez-moi. 
 
Vous dites partager la vision du Président sur le Sénégal. Quelle est la vôtre ?
Si ce pays de 15 millions d’habitants rayonne ainsi, c’est grâce à ses ressources humaines. Regardons l’histoire : Léopold Sédar Senghor, le père de la nation sénégalaise [premier président, de 1960 à 1980, ndlr], était un homme de culture, un poète, un panafricaniste. Je partage son idée selon laquelle la culture est au début et à la fin de tout développement. Je comprends que d’autres budgets comme celui de l’éducation soient plus importants et prioritaires. Mais il faut donner encore plus de place à la culture, engager des réformes pour permettre aux artistes, aux musiciens, de pouvoir vivre décemment, car c’est très difficile pour eux. Nous avons aussi des figures religieuses comme Cheikh Ahmadou Bamba, d’autres intellectuels et penseurs comme Cheikh Anta Diop. Il faut préserver ces bases, et les transmettre à la jeune génération. C’est notre force. Après, bien sûr, il faut régler les problèmes en matière d’emploi, d’éducation, de formation des jeunes… 75 % de la population a moins de 25 ans et il faut répondre aux besoins de cette jeunesse. Il faut aussi exploiter les ressources naturelles découvertes récemment, comme le gaz, le pétrole, les transformer, et définir quels secteurs vont en profiter en priorité (santé, agriculture, éducation…). Et que toute la population en bénéficie. Mais il ne faut pas dépendre seulement de ces ressources, sinon on en devient prisonniers, comme c’est le cas pour d’autres pays. Et ces richesses ne doivent pas bousculer, nous faire oublier nos valeurs, que nous devons toujours préserver pour nos enfants. C’est là où la culture doit exercer son rôle. 
 
Des rappeurs sénégalais, notamment le groupe Keur Gui, pose un regard amer et déçu envers le pouvoir, qui serait pour eux la continuité du précédent. Ils estiment notamment qu’il n’y a pas de progrès au niveau social…
Nous sommes un pays démocratique, et tout le monde n’est pas obligé d’être d’accord avec le gouvernement. Certes, tout n’est pas OK à 100 %, mais il y a eu des avancées. Chacun doit être écouté : les critiques des opposants, des rappeurs, peuvent être utiles pour les gouvernants. Il y a des pays où tu ne peux pas dire un mot contre l’État. Au Sénégal, tu parles toute la journée, tu vas même aller plus loin et insulter, et on ne te dit rien… Tout le monde a sa voix, sa vision. Il faut les écouter et essayer d’améliorer, de répondre à toutes ces questions. 

Vous avez fondé un studio d’enregistrement, un club, le groupe de presse Futur Médias réunissant le quotidien L’Observateur, une chaîne de télé, une radio… C’était aussi dans l’objectif de créer une dynamique économique, des emplois ? 
Oui. Le partage est une valeur très importante que l’on doit cultiver. Quand on a du succès, on gagne de l’argent, alors on investit. Aujourd’hui, je peux me glorifier d’avoir créé plus de 500 emplois avec mes différentes activités. Je dois beaucoup au peuple sénégalais, et je veux répondre à ses besoins.

Vous citiez précédemment l’historien et anthropologue sénégalais Cheikh Anta Diop. Ses écrits ont-ils eu une importance pour vous ? 
Oui. On n’a pas assez lu ses œuvres, on ne l’a pas assez écouté. Il nous a tout appris, sur le rôle et la place historique de l’Afrique dans le monde et la contribution de l’homme noir à l’humanité, les solutions qui ont été trouvées bien avant la colonisation… Les colonisateurs ont brouillé les cartes en nous imposant un modèle. Mais dans le passé, les sociétés avaient défini elles-mêmes leur organisation, etc. Il faut y chercher des éléments qui pourraient apporter des solutions à ce que nous vivons. Je conseille aux jeunes qui s’interrogent, et même à ma génération, de replonger dans ses écrits. Nous n’avons pas encore réussi à transcrire et rendre accessibles ses idées, qui ne s’adressent pas qu’aux universitaires, intellectuels, mais aussi à une population qui se cherche encore. 

 

 

Il rappelait que l’Égypte pharaonique était noire… 
Sa vision m’a beaucoup encouragé, et mon album Egypt (2004) était aussi une démarche pour raviver ce lien avec l’Égypte, à travers ce mélange d’instruments acoustiques égyptiens et sénégalais. Et puis, bien sûr, l’élément sonore qui m’a inspiré et poussé à réaliser ce disque : la voix d’Oum Kalthoum.
 
Comment se déroule pour vous une journée lambda ? 
Le week-end, je reste à la maison avec les enfants, la famille, un peu les amis. Je regarde le sport à la télé, en particulier le football. Je soutiens bien sûr notre équipe nationale Les Lions de la Téranga. On y croit pour la coupe d’Afrique cette année ! Nous avons de bons joueurs. Sinon, en semaine, si je ne suis pas à mon cabinet pour travailler sur mes dossiers avec l’État, je fréquente le studio pour des répétitions. Je reste aussi beaucoup à la maison. Je sors un peu, mais quand on est connu, c’est difficile et j’aime bien rester moi-même. Rencontrer des gens, c’est important, mais je passe le maximum de temps avec ma famille. Car ce n’est pas évident, je pars énormément en tournée, j’ai un calendrier de folie. 
 
Que transmettez-vous à vos enfants ? 
Des valeurs comme l’humilité, très importante. Le rôle d’un parent est de ne pas démissionner. De veiller, et rectifier ce qui ne fonctionne pas. D’abord par l’éducation à la maison, avec bien sûr le rôle primordial de leur maman. Après, il faut qu’ils aillent à l’école, acquièrent des connaissances, on s’assure qu’ils aillent le plus loin possible dans les études. Car moi, j’ai arrêté assez tôt. Il faut aussi savoir les écouter, échanger avec eux. 
Lorsque le gouvernement français décide de multiplier par seize le montant des frais d’inscriptions universitaires pour les étudiants étrangers extra-européens, qu’est-ce que cela vous inspire ? Les grandes décisions qui frustrent sont souvent d’ordre politique. Pour tenter de stabiliser l’économie, on touche à des poches. Or, les études ne doivent pas faire l’objet d’un marchandage économique. Je ne peux pas me mêler de la politique intérieure d’un État, mais en tant que père de famille, cette décision me gêne. Fréquenter les grandes écoles ne doit pas être réservé à ceux qui ont de l’argent. Le français est encore la langue officielle dans le monde du travail au Sénégal. Heureusement, grâce à des réformes, d’autres langues comme l’arabe commencent à être utilisées. Mais avant ça, si vous n’alliez pas à l’école française, vous aviez peu de chance de devenir avocat par exemple. Si en plus, on nous met des obstacles économiques pour continuer les études en France…