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Editos

750 millions de femmes

Par Zyad Limam - Publié le 6 mars 2025 à 11h17
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C’est un sujet essentiel. La réalité de la vie des femmes, nos compagnes, nos filles, nos mères, celles avec qui l’on travaille tous les jours. Le quotidien de cette moitié de nous-mêmes, de 750 millions d’Africaines. Un sujet essentiel, au cœur de notre vie commune, que l’on aborde souvent de manière formelle, par l’angle du cadre juridique, de la réforme, ces concepts politico-administratifs que les gouvernants (très souvent des hommes) aiment à manier pour souligner l’efficacité de leur travail.

Aujourd’hui, en 2025, au XXI e siècle, soixante ans après les indépendances, la situation des Africaines reste particulièrement difficile [voir «C’est comment?», page 31]. Aujourd’hui, les femmes d’Afrique portent en moyenne plus de quatre enfants dans leur vie (contre 2,4 en moyenne planétaire). Aujourd’hui, malgré les textes de loi, l’égalité de genre, l’égalité d’opportunité et de rémunération restent des objectifs lointains. Le poids de la coutume, de la religion, des traditions pèse lourdement sur la vie sociale, publique, sur la capacité de décision, y compris dans des sphères intimes. Les violences sont largement sous-estimées par les statistiques.

Ces situations inacceptables ne couvrent pas toute la réalité. Paradoxalement, l’Afrique vit aussi une révolution féminine. Sur notre continent, les femmes sont un puissant facteur de changement et d’évolution sociale. Dans les campagnes, où les discriminations sont plus ancrées, les femmes produisent jusqu’à 80% des denrées alimentaires et, sans elles, il ne pourra pas y avoir de révolution verte. Les femmes représentent globalement plus de 60 % de la force de travail du continent. Elles sont nettement moins bien payées que les hommes. Mais elles possèdent déjà près de 30% des petites et moyennes entreprises, et jouent un rôle fondamental dans le secteur informel. Les Africaines travaillent, investissent, occupent des positions dans la société civile, écrivent, y compris des best-sellers globaux, font du cinéma, chantent, bousculent les codes. Certaines d’entre elles sont engagées dans un combat néoféministe ambitieux. D’autres s’impliquent en politique, elles exercent du pouvoir [voir pages 32-49]. Il y a aussi les femmes urbaines, celles des métropoles de l’Afrique contemporaine. Elles sont en prise avec une économie réelle, avec les modes, les cultures, en connexion avec le grand monde et les réseaux sociaux. Tabou central, l’autonomie sexuelle, la liberté de choisir, de dire non ou de dire oui, gagne du terrain.

Les sociétés africaines sont entrées, d’une manière ou d’une autre, même parfois à contre cœur, dans la dualité, dans le monde du Yin et du Yang. L’émancipation est en marche. Peut-être plus qu’ailleurs, plus qu’en Asie du Sud-Est ou en Amérique latine. C’est une excellente nouvelle pour l’émergence du continent. Le combat pour l’égalité entraîne des ramifications socio-économiques puissantes. L’autonomisation des femmes est une clé de la productivité et de la croissance. Des femmes qui travaillent sont aussi des consommatrices, des investisseuses, des créatrices de richesse. Des femmes qui travaillent feront moins d’enfants, et ces enfants seront mieux élevés, protégés, éduqués, avec un impact direct en matière de développement humain sur plusieurs générations. Des femmes qui travaillent apportent un second salaire dans les familles et les ménages, du pouvoir d’achat, de la capacité d’épargne.

Les chantiers de cette émancipation stratégique sont multiples. En particulier en matière d’accès au crédit, de financement novateur et inclusif, d’élargissement de la microfinance, d’accès aux postes de responsabilité publique, de renforcement du cadre juridique, d’accès aux soins et à la santé. Mais il y a un aspect qui reste incontournable, sur lequel nous pouvons agir vite et qui relève de notre responsabilité collective. L’éducation. Selon l’Unesco, environ 35 millions de filles en âge d’aller à l’école primaire et secondaire ne sont pas scolarisées ou quittent trop jeunes le circuit. Les raisons sont multiples: les mariages précoces beaucoup trop fréquents et des normes socioculturelles archaïques qui privilégient l’éducation des garçons. Dans l’enseignement supérieur, où l’on prépare normalement aux métiers de demain, les jeunes femmes ne représentent que 10% à 12% des inscrites. Avec des exceptions notables, comme la Tunisie (60%), le Maroc (40 à 50%).

L’Afrique féminine est multiple, diverse, fragile, en attente. Mais elle est porteuse d’une certitude. Il n’y aura pas d’émergence sans les 750 millions d’afrocitoyennes. Ce n’est pas une option. N’en déplaise à certains hommes (heureusement de moins en moins nombreux…).