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Plateaux

Alex Ogou :
«Nous devons créer notre propre soft power culturel»

Par Jihane Zorkot
Publié le 28 février 2025 à 11h00
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Producteur, comédien, réalisateur, il a certainement plusieurs cordes à son arc. Aux manettes de séries authentiques et à succès, il entend jouer un rôle de pionnier pour que les productions ivoiriennes aient enfin la visibilité qu’elles méritent.

Il a grandi en France, mais se sent ancré dans son «identité d’Africain». Une fois rentré en Côte d’Ivoire, en 2015, il voit sa carrière de réalisateur prendre son envol grâce au succès de la série télévisée Invisibles, diffusée par Canal+, qui raconte la vie de ceux que les Ivoiriens appellent avec dédain «les microbes» et les autorités «les enfants en conflit avec la loi». Aujourd’hui producteur surbooké et heureux, il nous partage, entre autres, sa perception et son analyse du secteur de l’audiovisuel en Côte d’Ivoire.

AM: Vous connaissez les métiers du cinéma et de l’audiovisuel. Acteur, cadreur, monteur, réalisateur, producteur, vous avez joué dans les films de réalisateurs prestigieux tels que Guédiguian. Depuis quelques années, c’est en Côte d’Ivoire que vous exercez vos talents de réalisateur et de producteur de séries (Invisibles, Cacao, etc.). Dans quelle discipline vous sentez-vous le plus à l’aise?

Alex Ogou: Sans hésiter, dans ce que je fais actuellement, à savoir réaliser et produire des films et des séries. C’est exactement ce dont je rêvais lorsque j’étais adolescent. À 14 ou 15 ans, je me suis inscrit dans des ateliers de cinéma pour regarder, décortiquer, analyser des films. Je savais dès cet âge-là que je voulais être réalisateur. J’aime l’idée d’être le responsable de la bonne marche d’un projet. Si je travaillais avec des producteurs confirmés, je pense que je serais heureux de n’être que réalisateur. Si je travaillais avec des réalisateurs très doués, qui comprennent parfaitement leur environnement et les problèmes inhérents à la production, je serais très heureux de n’être que producteur. La question s’est posée pour moi lorsque je suis rentré en Côte d’Ivoire. Et j’ai malheureusement constaté un réel manque d’expérience chez les producteurs et les réalisateurs. Je ne parle ni de compétence ni de probité, mais bien d’expérience professionnelle. J’ai compris que si je voulais mener mes projets comme je l’entendais dans cet écosystème, j’avais intérêt à maîtriser tout le processus, à être réalisateur et producteur.

Vous semblez avoir délaissé le métier de comédien. On vous reconnaît pourtant un certain talent dans le domaine…

CANAL PLUS
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J’aime être comédien. Si l’on me propose un rôle qui m’intéresse vraiment, je l’interpréterai. Mais la spécificité de ce métier, ici ou à Hollywood, c’est que l’on dépend de la volonté d’un tiers pour exercer. Personnellement, je n’aime pas cette attente et cette dépendance. C’est une position passive, fragilisante, qui ne me convient pas. Je préfère agir, décider par moi-même.

Depuis la libéralisation de l’espace audiovisuel en Côte d’Ivoire en 2017, plusieurs chaînes privées ont été créées. Cela a-t-il eu l’effet escompté, à savoir un appel d’air pour la création?

Vous pouvez constater que le public ivoirien, depuis la création de ces chaînes, bénéficie d’une pluralité d’offres. En tant que producteur, je le vois aussi. Il y a davantage de concurrence dans mon métier. Clairement, la libéralisation a ouvert le champ des possibles.

Parallèlement, on constate aussi la très grande qualité des productions cinématographiques et audiovisuelles locales. À quoi attribuez-vous cette évolution positive?

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Le réalisateur ivoirien Andy Melo m’a dit un jour: «Avec les séries Invisibles et Cacao, tu nous as mis dans la merde, car tu as imposé un niveau de qualité que nous nous devons tous, au moins, d’égaler.» Il y a de l’émulation dans notre corporation. Nous avons de l’estime les uns pour les autres. Nous nous regardons et cela nous tire vers le haut. Pourtant, sur le plan de l’environnement, des équipes, nous ne sommes pas encore au niveau attendu. Il a fallu attendre 2017 pour que nous produisions des séries de manière plus régulière. Avec le temps, les comédiens, les équipes techniques, qui n’ont pas forcément fréquenté des écoles ou suivi des formations qualifiantes, travaillent de manière plus constante. Ils font leur expérience sur le tas. Il faut du temps, mais le niveau monte. J’encourage ceux qui ont la chance de pratiquer les métiers de l’audiovisuel à renforcer leurs connaissances avec de la théorie, à travailler leur culture générale, à regarder des films classiques, à apprendre à les décortiquer. Tout cela pour s’ouvrir et ne pas rester sur une vision locale du métier.

Le public ivoirien semble de plus en plus réceptif à ces créations locales…

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Bien sûr. Il attendait cette offre de programmes conçus chez nous. D’une certaine manière, il attendait de «se voir être raconté», même si cela se faisait déjà un peu dans certaines comédies. Maintenant, nous sommes sortis d’une représentation audiovisuelle de l’Afrique et de l’Africain qui passait toujours par la comédie ou le sport. Tous les nègres – j’assume ce terme au sens où Aimé Césaire l’employait – ne sont pas forcément drôles, ne courent pas forcément vite. Ils veulent aussi que l’on parle à leur intellect, que l’on stimule leur réflexion. Je me considère moi-même comme un nègre, fier de l’être, mais pas un négro, esclave ou dépendant d’autrui. Je prends un positionnement politique sur ce sujet.

Si les chaînes achètent des productions locales, c’est qu’il y a un public. Est-ce suffisant pour faire vivre tout le secteur de l’audiovisuel?

Il est difficile de répondre à cette question. Cela dépend du taux d’investissement des chaînes, qui dépend lui-même de l’audience visée et de celle qui leur est accessible. Si une chaîne produit à moindre coût, ses productions n’atteindront pas un niveau de qualité international. Le bassin d’audience sera limité au niveau local. Le groupe Canal+, au contraire, a une large audience sur plusieurs pays. Il peut se permettre d’investir sur des fictions, qui seront plus largement partagées. Ce que je crois, c’est que nos productions doivent être panafricaines. Car notre bassin d’audience, avec environ 28 millions d’habitants en Côte d’Ivoire, est trop petit. Il n’y a aucun débouché économique pour moi dans la production africaine francophone considérée dans chaque pays. Nous ne sommes pas le Nigeria avec ses 225 millions d’habitants. Là-bas, on peut produire uniquement pour le pays. Nous, nous devons regarder plus large.

Comment se passe le financement des projets? Quel est le modèle économique? Existe-t-il un système de subventions, un soutien de l’État à la création audiovisuelle?

Chez nous, ce sont les chaînes qui, à 99%, financent les projets. Le modèle est constitué ainsi. Alors si on a la chance, comme moi, de travailler avec Canal+, on peut avoir un budget par épisode situé entre 80000 et 100000 euros pour une création originale. Mais les autres chaînes ivoiriennes ne peuvent pas dépasser un budget de 5000 à 6000 euros par épisode. Pour pallier cette difficulté, elles essaient de plus en plus de travailler ensemble sur des projets. Elles se partagent d’avance des «fenêtres de diffusion» en fonction de leurs parts dans le budget global. Par ailleurs, en Côte d’Ivoire, le FONSIC [le Fonds de soutien de l’industrie cinématographique, ndlr] peut chaque année injecter un peu d’argent dans cinq à six projets. Personnellement, j’ai obtenu une subvention du FONSIC sur un seul de mes projets, la saison 2 d’Ôbatanga [une série policière de création originale de Canal+, ndlr], et c’était 80000 euros en tout et pour tout. C’est très limité. En tout cas, que ce soit les acteurs, diffuseurs ou producteurs ivoiriens, nous sommes tous en phase de création de nos catalogues de programmes, avec pour objectif dans un second temps de les vendre ailleurs.

Grâce à tous ces projets, nous avons vu émerger une génération de jeunes comédiens avec beaucoup de talent. Sont-ils en mesure de vivre de leur métier?

Non, le constat est clair: les comédiens n’arrivent pas à vivre de leur art.

Abidjan a pour ambition de devenir le pôle africain de la création audiovisuelle francophone. Pensez-vous que cet objectif soit crédible?

Oui! Mais entre «crédibilité» et «possibilité», il y a du chemin. Pour rendre possible quelque chose de crédible, il faut investir. L’espace et l’environnement permettent de penser que la Côte d’Ivoire peut devenir un hub. On sent un frémissement. On constate que des étrangers commencent à s’intéresser à notre secteur. On l’a vu par exemple au SICA [Salon international du contenu audiovisuel d’Abidjan, ndlr], la Côte d’Ivoire fait tout pour plaire à l’extérieur et attirer des financements. La dynamique est enclenchée. Mais attendons de voir si cette spirale vertueuse peut tenir et se développer dans le temps.

Dans votre carrière, la série à succès Invisibles, réalisée en 2017 et diffusée en 2018, occupe une place centrale. Pouvez-vous nous en parler?

Invisibles est évidemment une production très particulière pour moi. C’est mon bébé. C’est la première série que j’ai écrite de A à Z, avec un coscénariste, que j’ai produite et réalisée, et qui a rencontré le succès. Je suis persuadé que les Ivoiriens ont senti que cette série est née de mes tripes. Cela a contribué à son succès. Je ne l’ai pas faite en pensant à un marché ou à un business. Parler d’un sujet aussi sensible, à savoir des enfants qui tuent, n’était pas évident. C’est un phénomène que j’ai découvert à mon arrivée en Côte d’Ivoire. Le 4 juillet 2015, je débarque à Abidjan. Le 6 juillet, je me retrouve dans un taxi et le chauffeur me parle de «ces gamins qui sont sortis de Yopougon [un quartier populaire, ndlr] pour venir tuer des gens à la Riviera [un quartier résidentiel, ndlr]». Je suis incrédule, je ne sais rien de tout cela. Je l’interroge. Il me répond: «Vous, vous n’êtes pas d’ici! Vous ne connaissez pas les petits qui tuent avec des machettes?» En une semaine, je suis confronté à trois reprises à des personnes qui me parlent de ce phénomène de société. Tous concluent: «Ces gamins, il faut les tuer, il faut les exterminer.» Et moi, papa d’une petite fille d’un an à l’époque, ça m’interpelle. Je me suis beaucoup documenté. La première fois que j’ai écouté une analyse, au-delà de mes premières conversations, c’était sur RFI, grâce à l’émission Sept milliards de voisins. Et c’est ainsi qu’est née la série. J’ai toujours aimé analyser les comportements humains et sociétaux – j’ai d’ailleurs étudié la sociologie à la fac. Chez moi, cela se traduit en films, parce que c’est mon mode d’expression.

Vous êtes parti en France avec vos parents à l’âge de cinq ans et y avez fait toute la première partie de votre carrière. Vous êtes rentré en Côte d’Ivoire à 35 ans, en 2015. Pourquoi le choix du retour?

À partir de 2010, des productions françaises m’ont envoyé travailler en Afrique sur certains de leurs tournages. Burkina Faso, Sénégal, Ghana, Côte d’Ivoire… À un moment, je me suis rendu compte qu’en deux ans et demi, je n’avais passé que trois ou quatre mois dans mon appartement à Paris. Mon activité est clairement passée du côté de l’Afrique. Et puis moi, il était hors de question que je devienne le «bon petit» qu’on envoie travailler en Afrique, «parce qu’il connaît», «parce qu’il est Africain». Si je suis Africain, je travaille en Afrique, pour nous.

Comment voyez-vous la suite de votre carrière?

En ce moment, ma plus grande motivation est d’être un pionnier, pour ouvrir la voie à d’autres personnes sur le continent. Mon plaisir est de faire émerger des professionnels et une industrie ici. Mais je ne veux pas que ce soit uniquement une industrie du divertissement. Je veux que ce soit une industrie de conscientisation des Africains. On ne s’en sortira pas uniquement avec nos ressources, nos minéraux, nos matières premières. Nous ne nous en sortirons pas davantage avec nos armes, nous sommes trop faibles. Fondamentalement, les Africains émergeront grâce à une revendication intellectuelle forte. Nous devons créer un soft power culturel africain. Nous devons créer une coalition, déjà en Afrique de l’Ouest, nous présenter en un bloc qui parle la même langue et propose une véritable richesse culturelle, pour imposer notre vision des choses.