Amina Ben Smaïl
« Je me nourris du contact humain »
Première Tunisienne à intégrer l’Actors Studio, férue d’anthropologie et de cinéma, elle enchaîne peu à peu les castings et les productions outre-Atlantique et en Europe en imposant un éclectisme particulier et une silhouette de madone. Retour sur un début de success-story qui nous embarque de Tunis à New York, en passant par Palerme.
Amina Ben Smaïl est une jeune femme pleine d’aplomb. Elle sait où elle veut aller et s’en donne les moyens. C’est une étoile tunisienne qui monte petit à petit les marches du cinéma, un mélange étonnant de cultures (elle a des origines siciliennes par sa grand-mère Josette) et d’apprentissages (elle est aussi diplômée d’anthropologie). Un peu dans la lignée de sa famille : le père, Karim, est éditeur, patron de Cérès éditions, la mère, Nadra, est psychanalyste et le grand frère, Youssef, chercheur-enseignantà Harvard…À 18 ans, elle quitte Tunis pour aller étudier aux États-Unis, au Bowdoin College dans le Maine, où elle obtient au bout de quatre ans son diplôme d’anthropologie. Férue de théâtre, elle s’essaietrès vite à l’art dramatique. Débordante d’énergie, elle court les castings. À force de détermination, elle parvient à intégrer le fameux Actors Studio en 2017,du haut de ses 22 ans. C’est la toute première Tunisienne à franchir les portes de la prestigieuse école ! Pendant ces trois ans de training, elle accumule les cours de voix, de mouvement, d’improvisation,et surtout les workshops avec des stars comme Ellen Burstyn, Alec Baldwin,Al Pacino, Ted Danson, Lupita Nyongo, Bradley Cooper et d’autres…Elle poursuit sa route en rencontrant Hafsia Herzi lors du tournage de L’Amourdes hommes (2017), de Mehdi Ben Attia,qui la prend sous son aile. Elle passe parle 71eFestival de Cannes dans Best Day Ever (2018), un court-métrage d’AnissaDaoud. Elle manie avec brio les langues de Shakespeare et de Dante dans The Bunker Game, film tourné dans un ancien bunker fasciste, et tient le rôle principal dans Ambiguity, de la réalisatrice tunisienne Nada Mezni Hafaiedh, qui sera en salles à la rentrée. Son visage singulier de jeune madone inspire la nouvelle génération de cinéastes. Toujours inscrite dans l’action, elle sera bientôt l’héroïne d’un film de genre en Afrique du Sud, bien décidée à poursuivre sa trajectoire entre les États-Unis, l’Europeet l’Afrique… avec une préférence pour la Tunisie !
AM: Comment êtes-vous passée de vos études d’anthropologieau cinéma ?
Amina Ben Smaïl : C’est le fruit d’uncheminement. Après avoir étudié durant plusieurs années l’anthropologie dans l’État du Maine, aux États-Unis, j’ai ressenti le besoin de me rapprocher de la Tunisie et de ma famille en m’installantà Paris, où j’avais de nombreux amis. Un soir, par curiosité, j’ai assisté à une pièce de théâtre. D’emblée, j’ai été happée par la force du jeu et l’énergie qui s’en dégageait. Je me suis inscrite à des cours de théâtre avec Christophe La valle,professeur très à l’écoute, qui m’a aidée à répéter mon monologue d’Antigone de Jean Anouilh, pour postuler aux écoles d’art dramatique américaines. Ces cours se sont révélés très porteurs, mais il me fallait retourner à l’université afin de valider ma quatrième année d’étude.Après l’obtention de mon diplôme, j’aisuivi des workshops tout en postulant à des écoles de comédie en Angleterre et aux États-Unis, car je connaissais mieux le monde anglophone. J’ai multiplié les auditions, parce que l’on m’avait dit que les Américains avaient besoin de revoir un acteur, une actrice, à plusieurs reprises, parfois sur deux ou trois ans. Je me suis armé de ténacité, et finalement, j’ai été acceptée à l’Actors Studio en 2017,le jour de mon anniversaire ! L’auditions’est passée dans l’obscurité, j’étais uniquement éclairée par trois spots, et on m’a demandé de redoubler d’intensitépuis d’énergie autour d’un monologue. Ensuite, je devais faire une improvisation sans frapper celui qui jouait face à moi, mon professeur d’histoire de l’art.Finalement, j’étais tellement habitée que je l’ai frappé [rires] !
Vous avez suivi durant trois ans un Master of Fine Arts, à New York, en travaillant à la fois votre voix ,l’art de l’improvisation ou encore des textes de Shakespeare. Certains cours se déroulaient en présence d’Al Pacino ou de Lupita Nyongo. Qu’en retenez-vous ?
Cet enseignement à l’Actors Studio représente mes plus belles années auxÉtats-Unis. Ma vie a totalement changé ,j’ai eu la chance de suivre une méthode d’acting très profonde qui aborde tousles aspects de la comédie. Les professeurs y sont particulièrement talentueux et dotés de fortes qualités humaines. De plus, les jeunes acteurs assistent à la célèbre émission Inside the Actors Studio, qui accueille des grands noms du cinéma.On apprend énormément de leurs expériences et de leurs techniques, la façon dont ils jouent et façonnent leurs personnages. Nous sommes libres de leur poser toutes les questions possibles. C’était une période très riche pour moi, je m’y suis pleinement épanouie, j’ai appris à me connaître, à me relaxer et à puiser dans mes forces comme dans mes faiblesses. La méthode qui y est enseignée, héritée de Lee Strasberg et des théories de Constantin Stanislavski (La Formation de l’acteur, Petit Bibliothèque Payot), m’aénormément servi pour l’authenticitédu jeu : recréer les sens et les émotions enfouis en moi, afin de servir au mieux un personnage.
Vos débuts ont été marqués par une rencontre déterminante à Los Angeles avec le manager de Lerber Roklin Enertainment ,qui vous a ouvert la voie vers des castings destinés à Netflix, Hulu et Amazon Prime…
Oui. Grâce à ce manager, Luc Benner line, j’ai décroché des rôles intéressants, dénués de stéréotypes. Il est sincère dans sa démarche et croit en moi, il a révélé de nombreuses célébrités et collabore avec les plus grands talents. Par son intermédiaire, je suis entrée en contact avec un mentor qui m’a beaucoup aidé ,Susan Ashton, célèbre coach qui a découvert d’illustres comédiens et a dirigé l’undes acteurs de la série Soprano. Elle m’aénormément appris. Les Américains sont très professionnels, ils s’investissent et se donnent au maximum, ils vont au bout des choses. A-t-il été difficile de vous adapter au mode de vie américain en passant de Tunis au Bowdoin College ?Oui. Le campus est pensé et organisé pour étudier dans des conditions optimales, l’éducation américaine est très bien structurée, j’ai vraiment fait face à un choc culturel. Après l’obtention demon baccalauréat littéraire, j’avais envie d’une nouvelle expérience, de quitter temporairement la Tunisie et je ne souhaitais pas étudier en France. Passionnée d’anthropologie, j’ai décroché une bourse pour le Bowdoin College. La première année dans le Maine, j’étais pleine de curiosité. La seconde, j’ai pris conscience des différences culturelles. Par exemple , les étudiants américains vivent leurs premières expériences de soirée avec beaucoup d’agitation, alors qu’en Tunisie, on est plus apaisés et on apprécie les ambiances cosy, lounge. Et si vous avez besoin d’une écoute auprès d’une amie, on vous dit gentiment : « OK, on se voit dans une semaine », alors qu’en Tunisie ,on vient immédiatement vous voir. Pareil pour notre rapport à la famille, beaucoup plus intense. La société américaine est plus individualiste. Mais en étudiant à des milliers de kilomètres de chez moi, j’ai vraiment beaucoup appris et je me suis ouverte à d’autres cultures. La Tunisie a aussi joué un rôle important dans votre parcours.Parlez-nous de votre stage sur le tournage du long-métrage L’Amour des hommes, de Mehdi Ben Attia, avec Hafsia Herzi…J’étais à la recherche d’un stage et je voulais approcher au plus près l’univers et la vie d’un tournage. Mehdi Ben Attia a accepté ma demande et m’a fait travailler. Je devais être présente pourl’actrice principale, Hafsia Herzi, suivre son emploi du temps à la lettre. Constamment à ses côtés, nous nous sommes instantanément liées d’amitié, elle est d’uncontact facile, direct, et c’est une trèsbelle personne. Ensuite, elle m’a invitée sur le tournage de Mektoub, My Love:Canto Uno (2017), d’Abdellatif Kechiche,et m’a présenté mon futur agent italien,Roberto Almagià. Hafsia m’a beaucouppoussée et encouragée à devenir actrice.
Ambiguity, dans lequel vous jouez le rôle principal, est un film d’auteurqui promet de faire du bruit. Vous passez avec aisance de ce rôle decomposition à un autre genre, plus grand public, avec The Bunker Game(en post production). Comment faites-vous ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces films ?
Ce sont deux expériences qui ont été très enrichissantes. Ambiguity aborde un sujet assez inattendu et méconnu que je ne souhaite pas encore dévoiler. La réalisatrice, Nada Mezni Hafaiedh, m’avait contactée via mon compte Instagram. Elle m’a vraiment offert un rôle très intéressant et complexe, elle a fait preuve de beaucoup d’écoute :à chaque fois que je lui proposais un axe concernant mon personnage, elle était partante ! J’ai aussi énormément lu de livres sur le sujet, qui convoque tant l’identité que la sphère médicale, et je me suis nourrie de vrais témoignages. Je fais du cinéma pour incarner ce genre de rôle, j’espère que le débat et la critique seront constructifs après la sortie de ce film en Tunisie. Et je suis prête à y répondre. Quant au tournage de The Bunker Game, de Roberto Zazzara, il s’estrévélé très éprouvant physiquement. Il se déroulait à Rome pendant le confinement dans un vrai ancien bunker fasciste, dans la pénombre totale, et il y faisait froid en permanence. Ce film d’horreur se situait dans les années cinquante, par conséquent, je portais des hauts talons et des robes. J’étais la plus jeune actrice, j’ai eu trois mois de préparation afin de penser et d’affiner mon personnage. Le casting était impressionnant, j’ai travaillé aux côtés de Gaia Weiss, Makita Samba, Tudor Istodor et Mark Ryder, ils étaient tous bienveillants. On était sur un pied d’égalité. Nous avons gardé contact et nous nous sommes revus à Paris récemment. Ce film très intense sortira en salles à la rentrée, en octobre 2021.
Quels liens entretenez-vousavec la Tunisie ?
Je suis profondément tunisienne dans mon cœur. J’y ai vécu dix-huit ans, en ayant grandi à Tunis. Mon père est tunisien et a aussi des origines italiennes. J’ai eu une enfance très heureuse et une adolescence pleine de liberté et d’insouciance, marquées par des étés passés à Hammamet. Je suis toujours en contact avec mes amis du lycée français Pierre Mendès France, à Tunis. J’aimerais surtout continuer à tourner avec des réalisatrices tunisiennes, elles sont nombreuses, et les productions se développent de plu sen plus. Les femmes commencent à s’imposer dans le cinéma : en 2018, j’ai eu la chance de tourner dans Best Day Ever, uncourt-métrage tunisien réalisé par Anissa Daoud et présenté au Festival de Cannes.
Quels réalisateurs appréciez-vous ?
Mes goûts sont assez éclectiques. J’aime beaucoup le cinéma de Kaouther Ben Hania, elle aborde des thématiques tunisiennes spécifiques, mais également d’autres plus universelles. C’est une cinéaste qui pousse à la réflexion, comme la documentariste Hinde Boujemaa. Le regard d’Abdellatif Kechiche sur la jeunesse me touche, et je suis sensible à sa façon de saisir la lumière méditerranéenne.J’ai un vrai coup de cœur pour les films d’Hafsia Herzi et ceux, dans un autre registre, de Paolo Sorrentino et de Quentin Tarentino.
Que faites-vous lorsque vous n’êtes pas en tournage ?
L’année du Covid-19, en 2020, j’aidû quitter New York, cela m’a permis de redécouvrir l’Italie. J’y ai vécu et pratiqué la langue, j’ai aussi passé énormément de temps entre Palerme et Tunis, où j’aimerester avec ma famille. Je peins depuis l’enfance, et je viens de finir le portrait de ma grand-mère qui était passionnée de sculpture. J’écris également, je peaufine des ébauches de scénarios, peut-être qu’un jour, je signerai le mien. Je continue à m’entraîner régulièrement pour mes prochains rôles en pratiquant des exercices de méditation, de voix. Je lis aussi avec la plus grande attention lesscénarios qu’on m’envoie, et j’ai hâte d’entamer mon prochain tournage. Cesera un long-métrage de science-fiction,qui se déroulera en Afrique du Sud !Et je me nourris du contact humain,comme une forme d’écho à l’anthropologie ludique, car je crois que je suis unegrande enfant.