
Asta Rosa Cissé :
«Nous avons besoin de jeunes pour nous aider à aller encore plus loin»
Directrice régionale du groupe AGL pour la Côte d’Ivoire et le Burkina depuis !n 2023, elle est la première femme à occuper un tel poste, à la tête de plus de 5000 collaborateurs directs et plus de 15000 indirects.
Diplômée en finance et en management à Paris et à Barcelone, elle est entrée dans le groupe Bolloré en 2007, et a dirigé Abidjan Terminal Bolloré Ports entre 2018 et 2023. Elle explique pourquoi c’est en Côte d’Ivoire qu’Africa Global Logistics, fruit du rachat du groupe Bolloré par MSC, détient sa plus grosse filiale et comment son entreprise soutient le développement économique du pays, tout en partageant sa vision des enjeux nationaux.
AM: AGL Côte d’Ivoire est la filière africaine la plus importante du groupe. Pourquoi?
Asta Rosa Cissé: La Côte d’Ivoire occupe une position stratégique sur la côte ouest africaine et a une économie diversifiée. Le groupe AGL y est implanté avec de multiples métiers et expertises, puisque nous avons les terminaux portuaires Abidjan Terminal et Côte d’Ivoire Terminal, ainsi que notre traditionnelle activité de logistique. Nous opérons aussi un chantier naval à travers Carena, et une concession ferroviaire avec Sitarail. Cette diversité contribue à accroître le volume de nos activités, à renforcer nos synergies, à offrir à nos clients des services logistiques intégrés et de qualité, et à contribuer modestement au développement économique et social de l’Afrique, de la Côte d’Ivoire et de la sous-région.
De quand date l’histoire d’AGL en Côte d’Ivoire?
Il faut remonter à la société Transcap, créée il y a plus de cinquante ans, pour refaire l’historique de notre entreprise en Afrique. Il y a eu ensuite la création de la Sivomar, la société maritime qui détenait un navire battant pavillon ivoirien dans le pays. Sont venues ensuite les sociétés SAGA et SDV, qui ont fusionné pour donner naissance en 2008 à Bolloré Africa Logistics. Et depuis le 30 mars 2023, à la faveur du rachat par le premier armateur mondial, le groupe MSC, nous avons pour identité Africa Global Logistics, qui a pour vocation d’être au cœur des transformations du continent. C’est à juste titre que nous sommes en Côte d’Ivoire à la confluence des atouts agro-industriels et énergétiques de ce pays, terre d’opportunités (cacao, café, cajou, hévéa, etc.).
Avec, de fait, un besoin énorme de transport.
La Côte d’Ivoire peut en effet se féliciter d’avoir développé au cours de ces vingt dernières années le meilleur réseau logistique de la côte ouest africaine. Les ports modernisés grâce aux investissements de l’État et du groupe AGL, les infrastructures routières et l’écosystème logistique promus par le ministère des Transports ont fourni à notre pays le levier des échanges commerciaux à l’import et à l’export. Le pays exporte ses matières premières et produits semi-finis, et importe aussi des biens de consommation courante, à la grande satisfaction des compagnies maritimes, qui ont la possibilité d’exploiter cette double opportunité.
Vous avez inauguré en 2022 un deuxième terminal à containers. Le premier a été modernisé. Et vous avez beaucoup d’autres activités. En quoi l’environnement ivoirien, au-delà de sa richesse, est-il positif pour leur développement?
Pour investir plus de 400 millions d’euros comme nous l’avons fait pour Côte d’Ivoire Terminal, il va de soi que nous croyons en ce pays. Sa stabilité est un gage de sécurité pour les investisseurs. Depuis plus de dix ans, le pays affiche une croissance économique moyenne de 7%, avec un besoin de développement quasi vital. Le port autonome d’Abidjan a conduit les travaux de modernisation de l’infrastructure portuaire en vue d’accompagnerla croissance. En dix ans, il a été transformé, avec des quais dédiés, des guérites modernisées. L’agrandissement du canal fait partie des grands travaux menés par le gouvernement. Le port d’Abidjan est aujourd’hui capable de traiter les volumes du pays, mais également de faire du transbordement, ce qui est important pour alimenter la côte ouest africaine et améliorer la desserte logistique du pays. Il faut aussi évoquer les dispositions du code des investissements ou du code des impôts, qui permettent d’accélérer la dynamique d’investissement des opérateurs du secteur privé. Pour notre part, nous avons été accompagnés par le Cepici dans le cadre de nos investissements pour le deuxième terminal à containers.
La politique du pays privilégie depuis quelques années la fabrication de produits finis. Qu’est-ce que cela implique pour vous?
La crise du Covid-19 nous a rappelé la nécessité de localiser les industries en Afrique, en vue de créer de la valeur et de soutenir les défis de la croissance démographique, dont l’emploi des jeunes. L’État a fait le vœu, dans le cadre du projet d’une Côte d’Ivoire solidaire à l’horizon 2030, de créer les conditions pour une transformation locale des produits agricoles avant leur exportation. Nous accompagnons cette évolution avec une offre commerciale différente, adaptée aux besoins du client, avec plus d’innovation, de digitalisation et d’outils pour permettre la célérité et l’information en temps réel. On ne transporte pas des fèves de cacao de la même façon que de la poudre ou du beurre de cacao. Nos équipes mettent en œuvre des solutions pour répondre aux attentes des clients.
Et cela touche aussi aux métiers de la chaîne du froid.
Absolument, ce sont des services nouveaux, demandant des expertises et de la compétence. Nous avons par exemple créé les premières capacités de froid certifiées d’Abidjan avec l’aérohub, qui est très prisé par les opérateurs de la pharmacie, de l’agro-industrie ou du retail. Nous avons développé des compétences en la matière, ce qui fait la singularité de notre proposition sur le marché ivoirien.
Justement, vous travaillez au développement du capital humain avec des systèmes de formations, de stages rémunérés et des emplois à la clé. Là aussi, en quoi la Côte d’Ivoire favorise-t-elle cela? Existe-t-il une appétence ou des dispositions particulières chez les jeunes Ivoiriens?
Dans le cadre du soutien aux enjeux de la croissance démographique, nous avons depuis plus de deux décennies noué des partenariats avec des écoles d’excellence. Je pense notamment à l’Académie régionale des sciences et techniques de la mer (ARSTM), à l’INPHB de Yamoussoukro, qui nous permettent d’attirer des talents, de participer à l’amélioration des programmes et de créer les compétences logistiques qui font notre fierté et celle de nombreuses entreprises de la place. Nous avons également lancé en 2022, en partenariat avec le ministère de la Promotion de la jeunesse, de l’Insertion professionnelle et du Service civique, le programme «École du transit», qui permet d’accueillir des jeunes diplômés en logistique ou en commerce international que nous formons et que nous insérons au sein de nos services.
Vous sélectionnez ces jeunes dans les écoles, prenez les meilleurs, puis les formez vous-mêmes?
Tout à fait. Nous avons, avec Sitarail, créé l’École supérieure des métiers ferroviaires, qui est la seule spécialisée dans le rail en Afrique subsaharienne et qui offre aux jeunes ivoiriens et burkinabè des formations aux activités du chemin de fer. Par ailleurs, depuis plus de dix ans, nous avons une académie, le Centre de formation aux métiers portuaires (CFPP). Nous avons également des simulateurs et des outils pour accompagner la montée en compétences des jeunes. Pour faire face aux nouvelles exigences, il nous est apparu nécessaire de créer de nouveaux métiers, comme ceux de vessel manager ou de responsable de shift, qui 24 heures/24 gère toutes les opérations sur le terminal. Ce sont des diplômés de l’académie que nous avons retenus parmi les meilleurs, puis formés aux spécificités du métier par le biais de stages à l’étranger. Dans le domaine du shift, nous avons des femmes managers et d’autres qui manipulent les grues. C’était un clin d’œil à la fonction, parce qu’on n’imagine pas une femme grutier. Mais ça crée une saine émulation et tire tout le monde vers le haut. Donc aujourd’hui, grâce à nos dernières recrues, jeunes, sorties de l’école, une ambiance différente s’est instaurée au sein des deux terminaux. Nous bénéficions du support des autorités, notamment du ministre de la Promotion de la jeunesse, de l’Insertion professionnelle et du Service civique Mamadou Touré, qui nous a fait l’honneur aux côtés de son collègue des TIC d’inaugurer en juin 2024 notre centre d’innovation YIRI.
Comment fonctionne ce centre de compétences digitales YIRI, installé en zone 4?
Il convient de préciser que nous avons un centre de compétences informatique, Ascens Côte d’Ivoire, qui emploie plus de 250 informaticiens assurant le support de nos activités sur le continent. Il nous a semblé utile, au-delà des solutions métiers, de disposer d’un accélérateur d’idées et de projets en lien avec la logistique. C’est à ce titre que YIRI a été lancé. Cet outil nous permet d’accompagner les jeunes entrepreneurs dans la réalisation de projets digitaux innovants, au sein d’un environnement favorable à l’idéation et au prototypage. Nous voulons aussi stimuler la créativité de nos collaborateurs et de nos clients. À ce titre, nous sommes heureux que, dans le cadre d’un hackathon organisé à Abidjan avec le soutien des fondations MSC et Pangea X, deux jeunes Ivoiriens de la start-up Ivoire Straw aient pu décrocher deux prix à la finale internationale à Paris. MEDEV, une autre start-up lauréate, met en œuvre au sein du centre une solution de gestion des alertes, qui sera bien utile aux autorités en charge de la protection civile.
Qu’ont inventé les jeunes de la start-up Ivoire Straw?
Leur projet porte sur la fabrication d’emballages biodégradables, à base de pailles de riz. Un prototype dans l’air du temps a d’ores et déjà été réalisé. Et lorsque l’on sait que les sacs plastiques causent du souci et que la paille de riz est abandonnée dans les champs, on ne peut qu’être admiratifs face à cette solution locale.
Mais finalement, rien à voir avec la logistique.
Ces projets font partie du programme «Discover», qui s’adresse aux jeunes avec des idées, que nous accompagnons pour qu’ils puissent les concrétiser. Il y a ensuite le programme «Accelerate». L’appel à projets de septembre dernier a permis de retenir cinq start-up, dont PAPS et ALIA, qui offrent des solutions aux besoins des opérateurs logistiques.
Vous avez évoqué les lois et facilitations qui soutiennent l’économie. Selon vous, quels points pourraient être améliorés?

L’éducation reste, malgré les efforts des pouvoirs publics, un secteur qui doit continuer sa mue. Le volet apprentissage doit être renforcé pour que la formation soit moins théorique et plus pratique. La Côte d’Ivoire pourrait s’inspirer du modèle allemand ou suisse. À la sortie de l’école, les jeunes ne sont pas prêts à affronter le monde du travail. On est obligés, en tant qu’entreprise, de mettre en place des dispositifs complémentaires de formation de six à huit mois. Il faudrait aussi que les programmes éducatifs soient liés à la stratégie économique du pays, ambitieuse, claire et mise en œuvre avec succès. On le voit bien aujourd’hui avec le développement des métiers du secteur de l’énergie, oil and gas et mining, et la difficulté à mettre en œuvre les lois sur le local content.
Avez-vous des projets particuliers en ce moment sur la Côte d’Ivoire?
Nous accompagnons le projet de transformation du pays. Le secteur de l’énergie est important pour nous. À l’horizon 2030, le pays entend sortir 200000 barils par jour. Nous mettons en œuvre des projets d’infrastructure et de développement de moyens logistiques pour répondre aux attentes des opérateurs pétroliers, gaziers et miniers. Et nous sommes déjà en ordre de bataille dans le secteur de l’agro-industrie, avec des entrepôts aux normes et des équipements logistiques adaptés. Aussi, nous renforçons notre desserte des corridors intérieurs de la Côte d’Ivoire. Nous travaillons par ailleurs aux côtés de la Banque mondiale à la réhabilitation du chemin de fer Abidjan-Ouagadougou. Plusieurs milliards ont été mobilisés pour les travaux d’urgence qui démarreront dans les prochains mois.
AGL communique beaucoup sur la politique du genre. Dans un secteur très masculin, vous faites en sorte que des femmes s’intègrent. Vous êtes vous-même le résultat positif de cette politique, en vous retrouvant à la tête de la plus grosse antenne africaine du groupe en Afrique. Quel est votre sentiment à ce sujet? Les mentalités évoluent-elles vraiment en profondeur?
La perception des femmes dans des rôles traditionnellement masculins évolue positivement. Par exemple, au début, les gens se demandaient comment une jeune femme pouvait gérerles dockers. En adoptant une autre approche, en évitant les confrontations directes, nous avons réussi à créer un environnement de travail harmonieux, avec moins de conflits. Le regard des hommes change-t-il aussi? Grâce à une manière d’agir différente, en ne prenant personne de front, il y a moins de testostérone dans l’air! L’Africain respecte la femme, la mère. Donc tout cela évolue très bien.