Au Nord, la priorité sécuritaire
Le septentrion du pays est secoué depuis près d’une quinzaine d’années par les violences. Au Nord-Est, la vie sociale et économique reprend grâce à la reprise par l’armée des territoires de l’État de Borno, jusque-là infiltrés par les membres de Boko Haram et de l’ISWAP. Mais au Nord-Ouest, des groupes criminels prospèrent, poussant les civils à l’exode.
Lentement, Mai Aji Kolo pousse une charrette métallique et rouillée dans la rue menant à son logement. Ce quadragénaire prend le temps de saluer chaque voisin qu’il croise sur son chemin. Dans ce lotissement d’Auno à quelques dizaines de kilomètres à l’ouest de Maiduguri, la capitale de l’État de Borno, tous les habitants sont d’anciens déplacés internes ayant vécu plusieurs années dans la promiscuité de camps humanitaires.
Comme tout son voisinage, Mai Aji a obtenu gratuitement la clé d’une maison de deux pièces. Sans hésitation, en novembre 2022, cet agriculteur signait les documents officialisant son retour à une vie «normale» pour ses sept enfants et son épouse. «Je suis serein, explique Mai Aji au moment de franchir le seuil de sa cour, car à chaque fois que je quitte ma maison et que je reviens, je retrouve ma famille saine et sauve. La communauté aussi vit en paix maintenant. Nous ne sommes plus menacés par Boko Haram.»
Après avoir mis sa vie entre parenthèses, ballotté avec les siens dans plusieurs campements humanitaires de Maiduguri, cet agriculteur a retrouvé le sourire.
Comme 160000 ex-déplacés, Mai Aji et sa femme sont les bénéficiaires d’un programme de relogement impulsé par le gouverneur de l’État de Borno, Babagana Umara Zulum. En 2020, alors que le Nigeria subissait encore la pandémie de Covid-19, ce dernier multiplie les déplacements pour constater de ses yeux les progrès en matière de sécurité dans les principales localités de l’État de Borno, sous occupation de Boko Haram encore six ans plus tôt. Et progressivement libérées de cette emprise grâce aux efforts conjugués de l’armée nigériane, organisée autour de «supercamps» militaires regroupant plusieurs bataillons, et de ses alliés de la Force multinationale mixte (Cameroun, Tchad, Niger, Bénin).
Fidèle à ses promesses électorales, le gouverneur Zulum s’engage alors à fermer tous les camps de déplacés dans sa capitale Maiduguri. Il poursuit d’abord la politique de reconstruction de logements démarrée par son prédécesseur Kashim Shettima, l’actuel vice-président du pays, avant d’organiser les premières réinstallations de familles dans leur communauté d’origine. Ces retours, le gouverneur Zulum les accompagne lui-même dans bien des cas. À la grande stupeur de nombreuses organisations humanitaires prises de court. «Avant l’insurrection de Boko Haram, se justifie alors l’élu à l’époque, le Borno était un état clé pour l’agriculture. Je veux que ces paysans et ces pêcheurs, qui ne peuvent plus contribuer à l’économie du territoire, retournent dans leur communauté d’origine pour y reprendre leur activité…» La sécurité autour des returnees est renforcée avec la création des agro rangers, rattachés au Corps de la sécurité et de la défense civile: ces miliciens volontaires en milieu rural ont pour mission de protéger les communautés lorsqu’elles cultivent leurs champs. Avec, à terme, l’objectif de prendre le relais de l’armée nigériane, qui n’a pas pour mandat de rester indéfiniment dans des zones considérées comme libérées de Boko Haram…
Aujourd’hui, quatre ans plus tard, la fermeture effective des 22 camps a bouleversé le visage et l’atmosphère de Maiduguri. Ses quartiers villages sont en mutation, même si l’immense majorité des habitants y vit encore sous le seuil de pauvreté. Quelques indices du début de cette transformation: l’ouverture de plusieurs liaisons aériennes, rompant l’isolement de la capitale du Borno. Et surtout l’émergence inédite d’hôtels cinq étoiles, pour attirer et fidéliser une clientèle d’affaires nationale, voire internationale, ainsi que de nombreux projets immobiliers.
Shareef Hamza, directeur commercial d’une entreprise vendant du ciment, est à la fois un acteur et un observateur de cette nouvelle ère. Le trentenaire raconte: «Désormais, on peut sans crainte mettre sur la route des convois, avec chaque camion transportant pour 200 à 300 millions de nairas de marchandises. On a retrouvé la confiance. Pas encore comme avant, où Maiduguri était un hub incontournable pour les grossistes du Tchad, du sud-est du Niger ou encore du Cameroun. Mais disons que nous avons recouvré notre force commerciale à 60%.» Le retour de la sécurité et le volontarisme du gouverneur Zulum ont servi d’accélérateurs. Mais pour Hamza Suleiman, expert en sécurité pour la société Zagazola, le rôle des civils volontaires dans la guerre menée contre le groupe terroriste n’est pas suffisamment reconnu: «Sans ces miliciens, jamais l’armée nigériane n’aurait réussi. Dans toutes les opérations de contre-insurrection dans le Nord-Est nigérian, ces hommes ont été essentiels, et le sont encore pour identifier les membres de Boko Haram.»
MENACES ET DEMANDES DE RANÇON AU NORD-OUEST
Dans le même temps, au nord-ouest du Nigeria, une autre zone d’insécurité s’est ouverte. Quasiment à la même période que celle où Boko Haram commençait à causer des ravages dans le Borno. De faible intensité d’abord, avec des cycles d’attaques et de représailles dans de petites communautés rurales de l’État de Zamfara. Puis le phénomène a pris de l’ampleur ces cinq dernières années pour déborder sur les États voisins (Sokoto, Kebbi, Katsina et Kaduna). Des groupes criminels impliqués dans des enlèvements de masse contre rançon, des vols à main armée, des vols de bétail, des viols et autres violences sexuelles, des pillages d’exploitation agricole et de mines. À l’hôpital Turai de Katsina, Mariam range son linge dans un sac plastique. Après deux semaines d’hospitalisation avec son nourrisson, cette maman d’à peine vingt ans vient d’obtenir l’autorisation de rentrer dans son hameau dans la périphérie de Batsari – une localité à la lisière de la forêt de Rugu, une bande végétale transfrontalière s’étendant sur près de 220 km entre le Niger et une partie de l’État de Katsina au Nigeria. À partir de cette zone composée de bois, collines et grottes, des groupes criminels hantent les populations des États de Katsina, Zamfara et Kaduna. Alors Mariam préfère attendre le lendemain pour voyager très tôt le matin. «On vit avec la peur permanente des bandits, raconte la jeune femme. Ils peuvent essayer de nous dérober notre argent, et si on n’en a pas, ils nous tuent. Je suis venue en transport en commun et on a pu arriver jusqu’à Katsina. Un jet de combat militaire patrouillait à faible altitude. C’était plus facile pour nous de venir. Les bandits ne nous ont pas inquiétés. Mais parfois, ils attaquent, alors on court dans la brousse pour nous cacher…» Mariam, ses quatre enfants et son mari ne peuvent quitter leur hameau faute de moyen. Et surtout par manque de relations pour tenter de construire une nouvelle vie dans une zone urbaine telle que Batsari…
Cette famille arrive encore à accéder au lopin de terre qu’elle cultive. Car avec une dizaine de voisins, ils ont pu rassembler les 200000 nairas (l’équivalent de 112 euros) réclamés en guise de sésame par le groupe de bandits rackettant leur zone. Depuis 2014, entre 500000 et 700000 personnes dans le nord-ouest du Nigeria ont été chassées de leurs terres à cause de l’insécurité. Le gouvernement fédéral n’a pas encore décrété de plan d’urgence pour répondre à cette crise humanitaire. Les bandits sont particulièrement violents, n’hésitant pas à tuer leurs captifs lorsque les rançons ne sont pas payées. Les enlèvements ne sont pas seulement une charge émotionnelle pour les familles; ils ont également un impact économique durable sur les ménages du Nord-Ouest, qui, statistiquement, comptent déjà parmi les plus pauvres du Nigeria.
FAIRE LE CHOIX DE PARTIR… OU NON
Depuis 2019, plus de 94000 Nigérians se sont réfugiés dans la région de Maradi, au Niger, en jouant sur leurs alliances familiales, à cause de l’explosion de la violence au nord-ouest de leur pays. Le mari de Mariam a envisagé, lui aussi, de traverser la frontière avec sa famille. Mais devant les réticences de son épouse, il a renoncé momentanément à cet exode. «Nos enfants sont trop jeunes, se justifie Mariam. Et puis, nous ne pouvons pas abandonner notre terre comme ça. C’est vrai que c’est dur de devoir passer par des chemins et des routes où l’on croise ces bandits en permanence. Mais je suis de Batsari. Et je ne me vois pas vivre ailleurs…»