Aller au contenu principal

Au royaume de l’exceptionnel

Par Cbeyala - Publié en février 2011
Share

Oui, rien ne saurait ébranler nos acquis conquis de haute lutte ; rien ne saurait venir écorner notre magnifique école républicaine gratuite pour tous ; rien ne saurait détériorer notre système de santé unique au monde, et tant pis pour le reste. Quant à celui de nos retraites, gare à qui tenterait de l’endommager, de l’altérer ou de l’ébrécher !

Qu’importe si on nous raconte que, dans le reste de l’Europe, l’âge légal du départ à la retraite est de 65 ans ? Qu’importe si, en Occident, l’espérance de vie a augmenté, si on a déjà des millions de vieux, voire des centaines de milliers de centenaires à loger, à nourrir, à soigner, à soigner surtout, car la vieillesse coûte cher ? Qu’importe si notre caisse de retraite broie du noir, si elle s’enlise dans un déficit chiffré à plusieurs milliards ? Qu’importe si la génération née après-guerre, la plus nombreuse au sein de la population française, se retire de la vie active et doit percevoir ses allocations ?

Nous, on veut notre retraite à 60 ans, 50 serait encore mieux ! D’ailleurs, certains politiques nous le proposent en toute quiétude, car la démagogie n’est pas française. Les Espagnols peuvent toujours accepter de travailler jusqu’à 75 ans en tournoyant sur les rythmes du flamenco pour oublier que l’homme n’est pas fait pour travailler, mais pour vivre allongé au soleil parmi les rires et les chants joyeux des enfants. Quant aux Suédois, on ne saurait pour une rognure songer à adopter le même Code du travail qu’eux. Ce qui explique cela, que la rentrée en France a été mouvementée, que dis-je, révoltée.

On a manifesté dans tout le pays, furieux, blessés, traumatisés, car le gouvernement veut repousser l’âge légal du départ à la retraite à 62 ans. On ne s’est pas laissé faire, d’ailleurs toutes les tentatives des ministres pour nous expliquer ou nous convaincre de la nécessité de cette réforme n’ont abouti qu’au fait de donner à manger à notre colère, qui errait depuis des lustres à la recherche d’une raison pour se manifester et clamer une fois de plus notre exception culturelle, notre singularité politique, notre particularité sociale, qui ne tient aucun compte de la conjoncture économique mondiale. Et c’est très bien.

Nous jubilons et les partis de l’opposition exultent avec nous, heureux de rappeler au pouvoir en place que nous ne sommes pas en Angleterre, où l’on passe ses caprices au Grand Méchant Capital, mais en France, l’URSS qui a réussi son socialisme ! Et nous nous réjouissons des manifestations présentes et à venir. Nous nous régalons de bloquer les transports en commun ainsi que les écoles et les hôpitaux. Nous nous divertissons de la panique gouvernementale en proclamant partout que, lors de la manifestation du 7 septembre dernier, il y avait même eu plus  de 2 millions de personnes dans les rues. C’est sans doute vrai, car les Noirs français ont dû réveiller l’esprit de leurs ancêtres morts afin qu’ils participent aux défilés.

Nous savons déjà que ce branle-bas de combat ne changera pas la détermination du gouvernement, que l’âge légal du départ à la retraite sera reporté à 62 ans ; ça ne fait rien, on continuera de manifester comme ça, par habitude, en espérant… La folie est l’art de répéter inlassablement les mêmes expériences en espérant à chaque fois un résultat différent. Mais nous ne sommes pas fous, juste exceptionnels, ce qui explique pourquoi j’aime la France.

Chronique [ POING FINAL ! ] de Calixthe Beyala parue dans le numéro 301 (octobre 2010) d'Afrique magazine.